Vendredi soir, sur fond de Vivaldi, la sainte fratrie passe à table. On se chamaille toujours un peu pour se répartir les places autour de la table. On distribue les serviettes. Elles sont immenses, en lin damassé. Elles viennent d’un trousseau, celui d’une grand-tante de leur grand-mère qui ne s’est jamais mariée. Ses initiales « J G » sont brodées sur toutes les serviettes. Elles sont pratiques car elles enveloppent complètement le buste des enfants. La serviette de numéro trois ressemble toujours très vite à la palette d’un artiste peintre : elle est maculée de tâches de couleur !
Ce soir, la maman a fait simple : un plat de spaghettis nappé d’une sauce tomate aux olives vertes et noires. C’est leur mamie qui la leur a fait découvrir. Ils la trouvent délicieuse ! Alors que numéro un et numéro trois s’amusent à enrouler les spaghettis autour de leur fourchette, numéro deux lève les yeux en direction de sa maman. Brutalement, elle se sent nauséeuse. Elle a une boule au fond de la gorge. Elle se met à pleurer. Elle ne veut pas être malade. Le virus de la gastro-entérite rode partout depuis plusieurs semaines : dans les écoles, les magasins, les salles d’attente des médecins. Il laisse son emprunte sur les poignets des portes, les rambardes, les rampes. La maman ne quitte plus ses gants, et les enfants se voient intimer l’ordre de se laver les mains dés qu’ils ont franchi le pas de la porte. Le satané virus a terrassé le papa en début de semaine. La maman pense à lui tout de suite. Elle accompagne sa petite fille jusqu’aux toilettes. La petite fille grelotte et répète à plusieurs reprises qu’elle ne veut pas vomir. Elle a horreur de ça. La maman sait combien, la dernière fois que cela s’est produit, numéro deux a souffert tant les spasmes qui la secouaient étaient violents. La petite fille a gardé le souvenir de cette nuit-là. Elle ne veut pas que cela se reproduise.
Tandis qu’une grande sœur et un petit frère continuent de dîner avec leur papa, la maman couche sa seconde fille. Elle installe un gros oreiller derrière sa tête. Elle pose sur son ventre une bouillotte. Elle s’étend sur le lit. La petite fille lui tient la main. Elle plante ses grands yeux bruns dans les siens et ne les quitte plus. La maman essaie de l’apaiser, de l’aider à ne plus claquer des dents en se concentrant sur sa respiration. La maman sent tous les efforts de sa fille pour juguler son envie de vomir. Elle ne dit plus rien pour l’en empêcher. Cela ne sert à rien ! Et puis, la petite fille se met à parler de ses peurs futures, de ses peurs quand elle partira de la maison pour étudier. Elle redoute de ne pas y arriver, de ne pas savoir s’organiser dans cette vie solitaire, de ne pas réussir à faire ses courses, la cuisine, à prendre soin d’elle-même quand elle sera malade. La maman est bouleversée. Elle ne pensait pas que sa petite fille qui fêtera ses huit ans en avril s’inquiétait déjà tant pour des choses qui ne se produiront pas avant au moins dix ans.
La petite fille ne parle plus. La faute en incombe à cette grosse boule au fond de la gorge qui monte et descend. Parfois, la porte s’ouvre laissant apparaître le visage d’une grande sœur ou d’un petit frère. Ils viennent aux nouvelles. Ils sont inquiets pour leur sœur à la peau blanche et aux yeux cernés de mauve. Puisque c’est vendredi soir, que, demain matin, la maman ne reçoit pas de patient, que numéro un ne va pas à sa reprise tant que son orteil cassé ne s’est pas tout à fait ressoudé, les enfants s’installent à l’étage devant les aventures des rescapés rouges et jaunes de Koh Lanta. La maman reprend une à une toutes les peurs de sa seconde fille et la rassure. Elle lui explique que, pour commencer, elle ne sera pas obligée de quitter tout de suite le toit parental quand elle débutera ses études, qu’elle pourra voler de ses propres ailes quand elle en ressentira le besoin, que, parfois, en grandissant, on a envie de devenir indépendant, de vivre seul ou de partager un appartement avec des amis. Elle lui raconte que lorsqu’elle est partie, à l’âge de vingt ans, elle revenait tous les dimanches chez ses parents, qu’elle donnait son ballot de linge sale à sa mère qui avait la gentillesse de tout laver et repasser, que son père lui avait préparé un panier de provisions toutes fraîches achetées au marché du samedi matin. Elle lui dit encore que si elle était malade, elle pouvait toujours appeler chez elle et se faire dorloter.
Bien sûr, ce qu’elle tait à ce moment-là, c’est que, pendant longtemps, presque tous les dimanches soirs, elle avait le cœur gros et lourd quand il fallait repartir. Elle était malheureuse de s’arracher au cocon familial, cet espace dans lequel, quelques heures, on se berçait de l’illusion de ne plus être responsable de rien. Elle avait mal de quitter sa sœur. Cinq ans les séparaient et, pourtant, elles se sentaient l’une l’autre fortes de cet amour décrit par les jumeaux. Elle aurait voulu que le trajet en voiture soit plus long. Ces dimanches soirs, elle se sentait vraiment seule dans son petit studio.
La petite fille n’a pas cessé de regarder sa mère comme si elle essayait de lire à l’intérieur de son cœur, comme si le fait d’être ainsi reliée à elle la protégeait contre ce virus et cette boule au fond de la gorge. La petite fille est fatiguée. Elle pose enfin la tête sur le gros oreiller. Elle ferme les yeux. La maman s’approche d’elle et, au creux de l’oreille, lui raconte une histoire qu’elle n’a pas encore écrite et dont elle voudrait faire une nouvelle. Elle a pour point de départ ce vieux monsieur qu’elle a vu plusieurs mercredis. A chaque fois, il était assis sur un banc, près d’un fleuriste, dans le grand hall d’un centre commercial. Il portait un loden. Une cane était posée en équilibre à côté de lui. Il était plongée dans la lecture d’un livre aux pages jaunies par les assauts du temps. La petite fille s’est endormie. Elle a vaincu la boule. La maman a passé plus d’une heure au chevet de sa seconde fille. Elle espère qu’elle aura réussi à la libérer de ses peurs.
Le lendemain, au réveil, la petite fille a retrouvé des couleurs et son sourire. Numéro un n’a plus du tout mal à son orteil cassé. La paire de béquilles colorées est remisée dans un placard de l’entrée en compagnie de l’aspirateur. Tout à l’heure, le petit frère ira à l’anniversaire du plus jeune garçon de sa classe et ses sœurs recevront chacune une amie à la maison. On fera des sablés dont très vite il ne restera rien d’autre qu’une délicieuse odeur flottant dans l’air. On peindra sur des verres à moutarde, des bocaux de sauce tomate. Le soir, au téléphone, la maman de trois rapportera à une grand-mère les peurs de l’une de ses petites-filles. La grand-mère lui confiera alors que la veille de son mariage sa plus grande angoisse consistait à ne pas réussir la béchamel, car, dans sa famille, la plupart des restes étaient accommodés avec cette sauce. Cette anecdote fera sourire numéro deux et de l’au-delà, certainement aussi Louis de Béchameil, maître d’hôtel de Louis XIV, auquel la sauce doit son nom.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner