Ce matin, dans l’entrée, alors que la voiture chauffe depuis dix bonnes minutes, que les trois enfants sont habillés, qu’ils se sont même lavés les dents, un incroyable sourire vient illuminer le visage de numéro trois. Le petit bonhomme âgé de cinq ans depuis la fin novembre vient de sentir bouger, sous son index droit, son incisive inférieure droite. Cela fait des mois qu’il demande à ses parents, à ses sœurs, à quel âge on perd sa première dent. Ses deux sœurs ont perdu la leur un peu avant leur départ en classe de mer. La maman, elle, se rappelle parfaitement avoir perdu sa première dent une veille de Noël. Elle avait cinq ans depuis le mois d’octobre et une petite sœur depuis le mois de septembre. C’était leur dernier Noël avant longtemps en métropole dans l’appartement parisien de leur grand-mère. Dans quelques jours, avec ses parents et sa petite sœur, elle prendrait place dans un Boeing 747, le plus grand transporteur volant de l’époque. Elle adorerait déambuler dans les longs couloirs, rejoindre les hôtesses dans leur espace réservé, chiper des savonnettes dans les toilettes. Dans quelques jours, elle découvrirait la Martinique, l’aéroport du Lamentin. A la descente de l’appareil, elle serait saisie par la chaleur humide.
Pour l’heure, elle a perdu sa première dent. Elle ne pense plus qu’à ça. Demain, sous son oreiller, c’est une pièce de cinq francs qu’elle découvrira. Elle sera aussi heureuse que s’il s’était agi du trésor des templiers ! Elle se souvient que ce Noël-là, ce Noël passé au 7, de la rue Margueritte, une rue où les résidents garés en double file laissaient leurs clefs sur le tableau de bord pour que ceux qui voulaient s’en aller puissent manœuvrer la voiture obstruant la sortie, une rue dans laquelle on croisait Marie-France Garraud, sa longue silhouette, ses chemisiers à lavallière, son chignon, son mari et ses labradors, sa mère recevait en cadeau un vanity couvert d’un tissu bleu côtelé qui serait de tous les voyages de part et d’autre de l’Atlantique. Elle ne se le rappelle plus maintenant mais, sans doute, sa mère est-elle désemparée à l’idée de s’éloigner de la sienne, de mettre tout un océan entre elles. De son côté, le père est sans doute heureux de cette séparation géographique, de mettre à distance une belle-mère d’autant plus envahissante que sa fille ne lui oppose jamais la moindre résistance. On se tromperait beaucoup si on pensait que ces histoires d’amour fusionnel ne sont imputables qu’aux mères. Dans le même temps, on trouvera des excuses aux enfants qui les subissent quand les mères peuvent être violentes et viscéralement opposées à ce que soit moralement coupé un cordon ombilical biologiquement sectionné à la naissance, et que les pères, absents, morts ou démissionnaires, ne s’emploient pas à séparer, étape par étape, la dyade mère/enfant.
Depuis de longs mois, le petit garçon a installé sur le bureau de la chambre partagée avec son aînée une boite à dents. C’est une boite bleue pailletée en forme de cœur. Sur le couvercle, une petite souris semble rêver à cette première dent. Numéro trois lui, rêve à cette pièce de deux euros qu’un matin il y découvrira. Des pièces, il en déjà mais celle-ci a, dans son esprit, une place particulière, celles qu’occupent les choses qu’un mystère enveloppe.
Ce petit bonhomme transporté de joie à l’idée de perdre sa première dent s’apprête à vivre une autre première expérience importante sur le chemin de l’autonomie affective et matérielle. Du 18 au 23 mars, il partira avec Véronique sa maîtresse, Pierrette sa fidèle assistante et tous ses petits camarades aux Sables d’Olonne. Depuis de longues semaines, déjà, la maîtresse prépare sa classe à ce voyage. Pour des enfants, encore très jeunes, c’est le premier départ loin de la maison sans les siens. Chaque année, certains parents ne sont pas prêts à laisser leurs enfants vivre ce voyage initiatique. Chaque année, un petit groupe reste à quai. Ceux qui ne sont pas du voyage, qui ne prennent pas place dans le car, ne voient pas disparaître les silhouettes de leurs parents dans le petit matin gris, sont répartis entre les deux autres classes maternelles. La maîtresse qui a une grande expérience de ces séjours fait en sorte qu’ils se déroulent assez vite dans l’année scolaire car ils ont pour effet bénéfique de fédérer les classes, de tisser des liens solides entre les enfants.
Même si certains enfants ont un peu de mal à quitter leurs proches, leur univers, leurs animaux de compagnie, une fois qu’ils sont sur place, tous ensemble, ils sont heureux et vivent intensément chaque journée. Parfois, c’est le soir, au moment du coucher, que les petits enfants ont du vague à l’âme. Le doudou sent fort l’odeur de la maison. La petite histoire et les câlins manquent. Certains enfants parviennent à puiser en eux le réconfort. D’autres ont besoin de la présence rassurante de la maîtresse, de son assistante fidèle. Le plus souvent, les enfants sont si fatigués à la fin des journées qu’ils s’endorment vite et profondément.
Numéro un avait séjourné dans le centre de vacances des Sables d’Olonne. C’était en mai 2008. Deux ans plus tard, c’était au tour de numéro trois. La maîtresse avait souhaité voir autre chose que la Vendée. Elle avait conduit sa classe dans le Morbihan, à Pénestin. Numéro un avait rapporté une brioche tressée. Numéro deux un petit voilier en bois. En rentrant à la maison, après avoir dit au revoir à numéro deux, la maman avait aperçu sur le grand fauteuil tendu de velours vert le petit doudou. Dans la précipitation du départ, sa fille l’avait oublié. Il était là quand il aurait du être avec elle. La petite fille avait une autre peluche, un lumi-câlin offert par sa mamie, un lapin dont le cœur changeait de couleur mais, au retour, elle avait dit sa difficulté à s’endormir le soir sans son vrai doudou, ses odeurs, ses trous, sa texture râpeuse. La maman l’avait envoyé par la poste mais il avait mis trois jours à retrouver le pouce de la petite fille auquel il était étroitement lié.
La maman imagine déjà les temps forts de ces quelques jours au bord de la mer : la visite du port avec ses chalutiers, la découverte d’une criée avec ses bancs de poissons et de crustacés, les promenades dans une forêt planté de résineux, la bataille contre la mer avec ses digues de sable édifiées à marée basse, les crabes et étoiles de mer trouvés dans les flaques et bientôt plongés dans l’eau d’un aquarium éphémère, la soirée pyjama la veille du retour, le dîner « dégustation des fruits de mer » rarement apprécié par les enfants qui, parfois, ne connaissent le poisson que sous sa forme panée et les messages riches et précis du soir enregistrés par la maîtresse relatant les journées maritimes.
C’est pendant son séjour à Pénestin que numéro deux avait fêté ses six ans avec sa grande amie Léa née le même jour. Elles avaient eu droit à un gâteau digne d’un déjeuner de communion, un fraisier. Un peu intimidées, les deux petits béliers avaient soufflé leurs bougies devant tous les autres enfants du réfectoire. Un tonnerre d’applaudissement avait suivi. La maîtresse avait réservé aux parents des deux fillettes une surprise : celle de les appeler pour qu’ils aient la joie de pouvoir leur souhaiter de vive voix un joyeux anniversaire. De son côté, Pierrette, la merveilleuse assistante de Véronique l’institutrice, avait eu la gentillesse de penser à acheter avant le départ un livre pour les enfants. L’histoire de « Marlène la baleine » occupe toujours une place privilégiée dans le cœur de la bibliothèque des enfants.
La maman pense à ces étiquettes qu’elle va coudre sur les vêtements, à l’inquiétude de numéro trois de ne pas encore parvenir à lacer ses chaussures, à ce départ matinal qui les attend le lundi 18 mars, aux apparents sourires décontractés des papas, aux visages sans fards des mamans, aux yeux de certaines qui retiennent leurs larmes, à ces cœurs qui se serrent dans les poitrines, à Pierrette qui réunit les petits mots écrits par les parents lus le soir même aux enfants, à Véronique qui enregistre les dernières recommandations, aux portes de l’autocar qui se referment dans un bruit de soucoupe volante, au son du klaxon envoyé par le chauffeur à l’adresse des parents qui monte dans l’air et s’y dilue telles les plaintes sourdes des cargos quittant le port, aux parents qui remontent dans les voitures, au parking qui se vide pour se repeupler quand l’école ouvrira ses portes, au calme étrange qui règnera dans la maison sans numéro trois, ses coups de sang qu’on ne veut pas voir s’inscrire dans la légende familiale, ses histoires de chevaliers, d’hommes préhistoriques, de dinosaures, sa kyrielle d’onomatopées quand ses playmobils combattent jusqu’au KO, ses rires communicatifs, ses tendres baisers du soir et à la joie du retour, à ce samedi en fin d’après-midi où l’autocar reviendra à son point de départ, que des petits passagers, fatigués, légèrement abrutis par plusieurs heures de route en descendront pour se précipiter dans des bras largement ouverts, à toute cette émotion qui pourra se dire, se vivre et, enfin, à ce goûter partagé tous ensemble dans la cour de récréation de l’école.
Elle pense que cette fois-ci contrairement aux autres années, elle ne viendra pas du tout dans cette école pendant le temps du séjour. Elle ne pourra pas mesurer le vide laissé du côté des maternelles par le départ de la classe des « grands ». Son esprit va, doucement, s’ouvrir à la fin d’un autre chapitre de leur histoire familiale, celui de la vie en maternelle du petit dernier. Dés la rentrée prochaine, si elle retourne de ce côté-ci de l’école, ce sera pour le seul plaisir d’y embrasser une institutrice et de fidèles assistantes.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
PS : pour les parents de jeunes enfants qui devraient vivre une expérience similaire dans les semaines à vivre, il est recommandé de voir le film « nos jours heureux ». Si cela ne vous rassure pas tout à fait, vous êtes assurés de rire beaucoup et de vous sentir gagnés par une joie de vivre irrepréssible.