Quand, pendant une année, on a vécu aux quatre coins de la planète tout en conservant son passeport français, on se sent vraiment citoyen du monde. Il n’est pas rare que la maman de trois, embarquée volontaire depuis bientôt dix ans sur le paquebot de la parentalité, laisse son esprit voguer sur la mer ancienne. Il lui suffit de regarder la paire de chaussures de randonnée qu’elle a gardée précieusement telle une relique sainte et dont les semelles usées conservent le souvenir de tant de terres lointaines pour que les visages et les paysages, les odeurs et les atmosphères reviennent. Est-ce lié à l’épisode de tempête tropicale qu’ils ont connu hier à l’heure du goûter, mais là, tout de suite, elle pédale le long de la côte ouest de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande. Sur cette face de l’île, il pleut tant qu’ils ont du enrubanner leurs baskets dans du scotch de plomberie.
Le vent souffle avec violence. Elle fait la course en tête. Ce climat la dope, l’amuse. Sans doute, le sang breton, les embruns reçus le long des grandes plages du sud Finistère qui parlent en elle. Derrière, son mari peine, en a assez, se demande ce qu’il fait là. Il préfère mille fois les ascensions de col par temps sec et chaud ! Non seulement, il y a la pluie et le vent mais encore ces abominables moucherons noirs, ces petits sandflies, namu en Maori, qui se jettent sur vous dés que vous mettez pied à terre et laissent sur votre corps, comme trace de leur festin, de grosses piqûres que vous garderez au minimum deux semaines. Il y a, aussi, sur une île qui ne connaît qu’une route principale, les passages des camions transportant la grande richesse du pays, après les All Blacks : des moutons. Quand, dans votre dos, vous sentez arriver le poids lourd, vous vous serrez au maximum sur votre gauche, vous vous agrippez à votre guidon et vous priez pour qu’il ne vous fasse pas tomber. Il vous aspire et vous êtes giflé par une vague d’eau, terrassé par l’odeur qui émane du camion, un mélange de suint, de paille, d’urine et de peur. Puis, vient le moment le plus dangereux, celui où le camion vous dépasse et que vous avez le sentiment d’être brutalement lâché car, l’espace de quelques secondes, vous avez fait corps avec lui.
Le souvenir de la pluie violente d’hier, sans doute, mais les contours de l’île du Sud s’éloignent et les voici à Madras au début de la mousson. Ils évoluent dans les rues avec, par endroits, de l’eau jusqu’aux genoux. Elle trouve ça dur, très dur, l’association de la pluie et de la chaleur. Déjà enfant, en Martinique, elle avait un peu de mal. Lui, il aime. Il se rappelle ses voyages au Vietnam, un Vietnam qu’il avait préféré découvrir au-travers d’un rideau de pluie plutôt que dans la chaleur sèche. A son retour, il avait fait un récit de son aventure qu’il avait illustré avec de magnifiques photos. Il avait vingt ans. Il ne le savait pas encore mais il avait contracté un virus, le virus du voyage. Il avait déjà installé un laboratoire dans une pièce attenante à sa chambre pour développer lui-même ses photos. Il avait cherché à les placer dans un magazine dédié aux voyages. Il avait décroché un rendez-vous. Le rédacteur en chef l’avait reçu pour lui dire que ses récits étaient très intéressants mais que, malheureusement, le Vietnam était déjà couvert pour l’année. Il avait été déçu, et n’avait pas tenté sa chance une seconde fois. A vingt ans, parfois, il arrive qu’on s’attende à ce que les portes s’ouvrent tout de suite quand il faut s’armer de persévérance, de courage et ne jamais cesser de croire en sa bonne étoile.
Finalement, bien des années plus tard et parce que dans cette cinquième vie professionnelle, il a enfin trouvé le moyen d’associer tout ce qu’il aime : les voyages dans des régions absolument magnifiques, le sport, des êtres, tous passionnants et hyper compétents dans leurs domaines respectifs et les images, le récit du voyage au Vietnam est sorti des cartons. A la demande d’une journaliste, Ingrid Pohu, chroniqueuse pour France Info, il a raconté son aventure vietnamienne entre chasse aux papillons et découverte d’une région recommençant tout juste à s’ouvrir après des décennies de guerres. La maman de trois vous laisse en compagnie du papa de trois qui, elle le sait et il le reconnaît volontiers, sans sa volonté à elle, sa force de persuasion, ses rêves de famille XXL (pas complètement aboutis, même avec Fantôme le berger australien) serait sans doute monté à bord du paquebot battant pavillon parental mais certainement pas en pensant y occuper cinq places en quatre ans !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
« Tout a commencé en France devant une toile blanche de mon père, artiste peintre. Je m’étais proposé de lui composer une nature-morte sur le thème de l’Afrique. Après avoir planté le décor de la case d’un sorcier avec masques funéraires et objets rituels, je décidais d’ajouter quelque chose de vivant, magique et coloré. Mais quoi? L’idée ne tarda pas à germer que des papillons et coléoptères feraient parfaitement l’affaire. Je me mis donc en quête d’un entomologiste. La chance me sourît rapidement car dans le village voisin vivait cet étrange scientifique. Il débarqua dans l’atelier de mon père avec deux mallettes remplies d’insectes et de papillons tous plus étonnants les uns que les autres. J’avais 20 ans et j’étais conquis pas tant de beauté.
Quelques semaines plus tard, je me retrouvais dans un avion avec Gérald, pour l’accompagner au Vietnam chasser des papillons. Avec un peu de culot, je lui avais proposé mes services d’interprète en anglais et à ma grande surprise il avait accepté. J’allais découvrir pour la première fois un pays lointain, rattaché à la France par son histoire et dont je ne connaissais que quelques images à travers le film « l’Amant » de Jean-Jacques Annaud. Nous survolions les bras du Mékong au milieu des orages de mousson. Le ciel était sombre et le fleuve dessinait un immense serpent argenté à travers les rizières. C’était magnifique!
Dans la moiteur de Saïgon, je découvrais l’Asie, une autre planète pour moi. La chaleur, la vie qui grouille partout, le sourire des enfants, l’odeur insolite de la rue qui se propage un peu plus à chaque averse de pluie. Nous posions nos bagages dans un petit hôtel miteux, rue Donkoi. Je me rappelle encore avoir croisé quelques rats dans les couloirs et je garde l’image du concierge torse nu, couché sur le vieux divan de la réception, avec une jeune fille qui lui collait des ventouses dans le dos pour soigner ses rhumatismes. L’aventure allait pouvoir commencer. Il nous fallait des autorisations pour chasser dans les monts Annam avant les Japonais et les Américains et ainsi avoir peut-être la chance de découvrir des espèces endémiques.
Direction le CNRS de Saïgon. Après des échanges polis avec les scientifiques, nous sommes invités à rencontrer les responsables politiques de la ville. Malgré la barrière de la langue, nous comprenons vite qu’il nous faudrait aider financièrement le parti communiste si l’on voulait obtenir nos autorisations de circuler. Pas question de céder au chantage! Après trois semaines de tergiversations et de négociations, nous décidions de nous rendre à Hanoï, la capitale, pour tenter notre chance là-bas.
52 heures de train nous attendaient pour parcourir les 1780 km qui séparent les deux « capitales » du pays. Un émissaire du gouvernement nous attendait à bord. Nous prenions place dans un compartiment fermé à clé, des grilles obstruant les fenêtres. Visiblement, on craignait de nous voir sauter du train à mi-parcours et partir dans la jungle sans autorisations!
Arrivés à Hanoï, l’accueil au CNRS fut chaleureux et un projet de collaboration fut rapidement décidé. Restait à convaincre les responsables politiques locaux de nous donner des autorisations. Nous décidions alors de jouer un coup de bluff en révélant qu’à Saïgon, on avait tenté de nous extorquer de l’argent et que notre décision de venir ici, dans le nord du pays, était dictée par la certitude que nous allions trouver d’honnêtes représentants de l’Etat. Cette option fonctionnât à merveille et le lendemain, on mettait à notre disposition un vieux 4×4 de l’armée soviétique et une scientifique bigleuse dont la mission était clairement de nous fliquer pendant nos déplacements.
Cap à l’ouest en direction de Dien Bien Phu. Il fait nuit mais le Vietnam ne dort pas. Les phares de notre véhicules croisent de drôles de convois: une bicyclette chargée d’immenses bambous, une moto transportant sur ses flancs des grappes de canards vivants destinés au marché local ou encore un tricycle totalement recouvert par des objets en plastique multicolore, véritable publicité roulante pour TUPPERWARE.
Nous nous enfonçons en territoire inconnu. La route est plus étroite. Nous quittons les plaines du fleuve rouge et ses pains de sucre identiques à ceux de la baie d’Along pour nous enfoncer dans la montagne et la forêt tropicale. Le lendemain, je découvre enfin la chasse aux papillons. Gérald m’a confié un immense filet. Je me souviendrai toute ma vie de mon premier papillon. Il m’avait semblé immense. Il était posé sur une feuille de palmier. Quand je me suis approché, il s’est enfuit dans un ample battement d’ailes. S’en est suivi une folle course poursuite à travers une clairière. Mes yeux ne quittaient pas le papillon. Je courrais, trébuchais plusieurs fois, manquais de finir scotché contre un arbre mais finissait enfin par l’emprisonner dans mon piège. J’étais en nage.
Stéphane Brunner