Un matin, vous avez vingt ans. Vous habitez dans une petite rue du sixième arrondissement de Paris. On vous prête un studio en échange de la garde de deux jeunes garçons, Alexandre et Nicolas. Régulièrement, vous traversez le Luco pour aller du côté du Panthéon. Vous avancez entre les allées du parc. Vous entendez fuser les rires joyeux des enfants qui s’amusent dans l’aire de jeux. Vous observez les femmes et les hommes qui dessinent dans l’espace et dans leur conscience des mouvements lents de taï chi. Vous pensez au personnage de Baptiste, le mime du boulevard du Crime. Vous avez commencé une histoire. Elle raconte que la nuit venue, les grilles du jardin fermées, les statues s’animent et déambulent. Vous ne savez pas que Jacques Prévert, le père toujours vert de tous les enfants du paradis, l’a déjà écrite. Vous remontez la rue Soufflot et jetez un œil discret aux devantures des librairies de droit.
Au point quinze, entre les statues de Mademoiselle de Montpensier, Clémence Isaure et Jeanne d’Albret se trouve la sculpture du jardin que vous aimez le plus : le marchand de masques. Elle a été réalisée par Zacharie Astruc en 1883. Un jeune homme est en équilibre. A ses pieds et à son poignet, des masques, ceux de personnalités célèbres comme Gambetta, Hugo, Fauré, Delacroix, Balzac ou encore Barbey d’Aurevilly.
Un matin, vous avez vingt ans. Vous ne savez pas trop à quoi ressemblera votre vie mais si une gitane lisait l’avenir dans les sillons encore tendres de la paume de votre main, vous aimeriez qu’elle y voie un métier d’enseignante, des livres, un mari libre et une ribambelle d’enfants joyeux. Vous aimez les bruits de la rue, l’appel du rémouleur, l’odeur des marrons grillés, des feuilles des platanes qui ont roussi à la fin de l’été, les chants des oiseaux aux premières lueurs du jour, les éclats de rire qui montent jusqu’à votre fenêtre depuis les terrasses animées des restaurants, que le vent fasse danser vos cheveux et le bas de vos robes souvent longues.
Un début d’après-midi, vous avez vingt-quatre ans de plus. Vous ne vivez plus à Paris. Paris est devenue une gourmandise dont vous vous régalez avec parcimonie. Vous avez un mari plein d’originalité, trois enfants merveilleux, un berger australien, un chat noir et blanc, un poisson rouge. Vous êtes thérapeute et racontez des histoires. Vous cherchez à inscrire Paris dans les structures ADN de la mémoire de vos deux filles et de votre fils, comme vous y activez la présence de ceux qu’ils n’ont pas connu, de ceux qui ne partagent aucune photo avec eux dans les albums. Jamais ensemble, toujours juxtaposés. Vous vous demandez ce que sont devenus Alexandre et Nicolas, les deux petits garçons dont vous vous occupiez quand vous étiez au matin de votre vie. Vous avez su que leurs parents s’étaient séparés, que l’appartement avait été vendu. Rue Bréa, le store du studio que vous avez habité est toujours fermé.
Tous les jours, vos enfants veulent venir jouer au « poussin vert ». Avant qu’ils ne franchissent le portillon, on leur tatoue un poussin sur le dos de la main. Vous les suivez et vous installez sur un banc au soleil. Ils disparaissent et se lient vite d’amitié avec d’autres petits provinciaux ou enfants vivant à l’étranger telles ces deux petites filles résidant à Casablanca. Vous vous amusez des visages fatigués de certains grands-parents qui seront heureux, bientôt, de les voir repartir chez eux et pourront s’installer à nouveau dans leurs habitudes. Certains d’entre eux n’hésitent pas à les y laisser pour pouvoir souffler.
Une odeur de cigarette flotte dans l’air. Vos narines d’ancienne fumeuse se dilatent. Un petit garçon court après un pigeon. Un autre rit à gorge déployée. A la tyrolienne, vos enfants ressemblent à ceux qui suivent le ramoneur dans Mary Poppins sur les toits de Londres. Le caoutchouc des perches noircit leurs mains et zèbre leurs visages.
Un vendredi matin, vous arrivez devant Beaubourg. A chaque fois, vos enfants s’exclament à la vue du bâtiment : « c’est trop laid ! ». Avant de commencer une nouvelle journée, ils vous demandent des petites pièces jaunes qu’ils distribuent en priorité à tous les Roms qui croisent leur route et auxquels ils glissent les quelques rares mots de roumain qu’ils ont eu le temps d’apprendre de leur cousine qui vit en Transylvanie. Devant l’entrée de l’exposition, une belle file se déplie en une large boucle. Vous offrez à votre mari qui vient de perdre sa grand-mère maternelle, est rentré à la veille au soir et à vos enfants d’attendre dans des canapés et de vous glisser dans la queue. Vous avez tout le loisir de lire les grandes étapes de la vie d’Henri Cartier-Bresson, de vous retrouver dans le concept d’instant décisif et de laisser votre mémoire prendre les commandes.
Elle s’arrête sur une photo prise par un ami allemand rencontré quand vous aviez vingt ans, quand c’était le matin. Le cliché est en noir et blanc. C’est lui qui l’a développé. De longs cheveux lisses, des paupières baissées, un pull à col en v noir porté à même la peau, une main qui tient un stylo plume, un bracelet en argent couvert de motifs tonkinois, un collier en argent également, la lumière qui coule sur des mèches blondis par le soleil. Vingt-quatre ans plus tard, quand c’est le début de l’après-midi de votre vie, les rondeurs du visage ont fondu, les cheveux ont perdu de leur épaisseur mais, toujours à portée de main, le cahier et le stylo pour saisir l’instant, l’instant décisif. L’ami allemand est retourné depuis longtemps vivre en Allemagne. Il avait pris en photo le marchand de masques et, maintenant, il se passionne pour les masques cambodgiens.
De temps en temps, le trio vient vous voir, s’assurer que vous n’êtes pas fatiguée. Il se souvient que la dernière fois, à Beaubourg, il était avec ses cousins et leur tante partis vivre à Los Angeles voici six mois. Ils étaient heureux de prendre l’escalator jusqu’à la terrasse panoramique comme le lion dans l’album pour enfants « Un lion à Paris » qui finit par s’installer place Denfert-Rochereau.
Dans l’exposition, vos enfants restent avec leur papa. Vous vous demandez quand il ressortira vraiment ses appareils et renouera avec cette passion ancienne. Vous aimeriez qu’il retourne à l’argentique, qu’à nouveau il ait un laboratoire et qu’il y développe ses photos. Un jour, une heure. Vous n’êtes qu’au début de l’après-midi de votre vie.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner