Depuis des années, le projet d’un cross est à l’étude dans vos deux écoles. Enfin, il prend forme. Les enfants sont enchantés ! Ils s’y sont préparés longtemps en amont. Le jour J, le ciel est plombé. On redoute l’orage qui pourrait contraindre les organisateurs à annuler la rencontre sportive. Depuis le matin, le conseiller pédagogique aidé de parents est venu délimiter le tracé sur le terrain de football du village. Avant l’arrivée des enfants, on boit un café dans la salle du club. Les murs disparaissent sous les photos des joueurs. Vous reconnaissez presque tous les amis de vos enfants. De belles coupes prennent gentiment la poussière sur les étagères. Dans l’air flotte une odeur de victoire et de sueur. Les dossards jaunes que vous portez sont imbibés d’odeurs corporelles. Des deux écoles, de la gauche et de la droite, commencent à arriver les élèves rangés par deux. On accroche les dossards avec des épingles de nourrice. On donne les dernières recommandations : on ne part pas trop vite. On respire. On respecte le tracé. On ne pousse pas les copains. Six classes sont au départ. Les plus grands vont commencer et les plus jeunes clôtureront cette après-midi de course. Les élèves de CM2 suivent le conseiller pédagogique qu’ils connaissent bien et apprécient tous beaucoup. Il leur fait faire un petit échauffement du côté de la ligne de départ. L’air est lourd, gras. Pas facile de trouver son souffle dans ces conditions. Le terrain est plein de chausse-trappes. Les chevilles se tordent facilement dans les ornières. Des papas, en vélo, encadrent la course. Les parents, commissaires, stationnent à différents points du tracé pour s’assurer que les enfants le respectent et, surtout, les encourager, les rassurer quand ils ont un point de côté, sentent monter la crise d’asthme. Tous les enfants finissent, même lentement, même en marchant. Chacun va au bout de lui-même encouragé par les autres. Tous ceux qui passent la ligne sont acclamés, les premiers comme les derniers. Pierre de Coubertin doit être heureux. Son message a été compris.
Au moment où la dernière classe s’apprête à s’élancer, l’institutrice de votre aînée arrive vers vous sur un vélo. Une petite amie de vos enfants, la fille aînée d’une amie très proche, a besoin d’une présence rassurante. Quand sa maîtresse lui a demandé si elle connaissait une personne présente aujourd’hui, elle a donné votre nom. Vous laissez vos affaires en plan et rejoignez la petite fille étendue sur le sol, entourée de deux pompiers. Deux autres enfants sont également allongés sur l’herbe. La petite fille qui est en pleine croissance, mène de nombreuses activités de front, a une compétition de gym et un spectacle de cirque dans les jours qui viennent, fait une crise de tétanie. Elle est raide et peine à respirer. Vous vous installez à ses côtés, la rassurez. Sa maman est à Paris pour son travail. Elle est prévenue. Elle arrive dès que possible. On vous demande si vous voulez bien monter à bord du camion des pompiers et attendre avant de partir à l’hôpital. Bien sûr ! Vous n’allez pas laisser cette petite fille toute seule. Les institutrices ont déjà fort à faire avec le cross.
Vous grimpez dans le camion. La petite fille parle beaucoup. Le pompier l’encourage par des questions. Vous lui tenez la main, lui caressez les cheveux. Elle est toujours raide et apeurée. Elle dit qu’elle est fière de son frère, qu’il a bien couru. Elle ne voudrait pas qu’il s’inquiète pour elle. Vous entendez des clameurs à l’extérieur. Les enfants ont goûté après la course. Maintenant, ils vont recevoir les médailles : trois filles et trois garçons par classe sont récompensés. Vous ne voyez pas votre grande monter sur la seconde marche du podium. Vous ne voyez pas votre cadette sur la première et vous ne savez pas que votre benjamin est arrivé quatrième. Ce soir, quand vous serez rentrée, votre grande vous dira que, jusqu’au bout elle a bataillé avec Sarah pour la seconde place, que chacune était certaine de l’emporter quand, derrière, est arrivée Clara qui, en quelques foulées, les a devancées. Votre cadette fondera en larme dans vos bras persuadée qu’une de ses meilleures amies, arrivée seconde, l’a laissée gagner et votre petit garçon qui est un des plus jeunes et petits en taille de sa classe vous dira qu’il est nul car, arrivé quatrième, il n’est même pas monté sur le podium ! Vous êtes très heureuse car un petit garçon que vous aimez particulièrement est arrivé premier de sa course. Depuis le terrain, vous l’avez encouragé. Il n’a jamais relâché son effort. Il était déterminé à gagner. C’est la preuve qu’il a, désormais, une bonne et saine confiance en lui.
La petite fille, dans le camion des pompiers, est épuisée. Elle s’endort mais le pompier vous demande de ne pas la laisser dormir. Sa respiration s’est apaisée mais ses membres sont encore très crispés. Vous quittez le terrain de foot dans le camion des pompiers, direction l’hôpital. Vous pénétrez dans le bâtiment avec un groupe de cinq pompiers, la petite fille et un petit garçon accompagné de sa maman et de sa petite sœur. La petite sœur est dans la classe de votre fils. Elle porte fièrement sa médaille en or autour du cou. Elle est arrivée première. Son frère a eu un malaise à la fin du cross. Il s’est écroulé sur l’herbe. Pendant deux heures, vous restez avec la grande petite fille qui continue de ne pas sentir ses jambes. Vous voyez une infirmière et deux pédiatres. L’orage éclate. L’eau ruisselle sur les vitres de la chambre. Le tonnerre gronde. Vous vous amusez à observer les cocottes en papier de couleur qui ont été suspendues au mur de la chambre et les personnages dessinés sur les fenêtres. La petite fille qui guette l’arrivée de sa maman a identifié un des minions du film « Moi moche et méchant ». La maman arrive. La petite fille est heureuse, rassurée, et se blottit dans ses bras. La maman prend la mesure de la fatigue de son aînée. Elle renonce au spectacle de cirque et à la compétition de gym à Tours.
Quand vous quittez l’hôpital un grand calme règne dans les couloirs. La cafétéria est fermée. Sur les bancs de l’entrée, deux infirmières bavardent. A l’extérieur, des malades fument. Votre esprit vagabonde du côté de la maternité. Vous pensez à ces femmes qui sont entrain d’accoucher, à ces bébés qui vont faire leur entrée dans la vie, à cette jeune maman que vous avez préparé à la naissance de son premier enfant et qui est venue vous présenter son mari et leur bébé, une petit Marie que vous avez eu la joie de garder dans vos bras pendant une heure. La pluie exhale les odeurs de la végétation. La grande petite fille tient la main de sa maman. Elle a repris des couleurs. Vous rentrez chez vous à 19h30. Vos enfants se précipitent pour prendre des nouvelles de leur amie. Des médailles brillent au cou de deux d’entre eux. Quand vous étiez dans le camion, tout à l’heure, l’institutrice de votre grande et un papa ami vous ont envoyé des photos de vos deux filles sur le podium.
Vous êtes épuisée. Cette journée a été forte en émotions ! Dans les jours à venir, vous allez vivre la première communion de votre grande fille et la fête des voisins. Depuis que vous habitez ici, il s’agit de votre quatrième rassemblement. Vous allez passer un moment de convivialité très agréable. C’est l’occasion d’apprendre à connaître des personnes qu’on ne voit pas ou de sympathiser avec de nouveaux arrivants. Les enfants adorent ces réunions car, par petites bandes, ils vont et viennent d’une maison à une autre. Un papa a été chercher un trampoline et l’a installé non loin du lieu où l’apéritif se tient. Il ne fait pas chaud mais il ne pleut pas. C’est l’essentiel. Le ciel est si capricieux depuis plusieurs jours ! On évoque l’affaire des chats disparus des Godards, nom du quartier. En deux mois, ce sont neuf chats domestiques qui se sont volatilisés. Votre chat, un matin, est rentré avec une éventration que le vétérinaire a trouvé très suspecte. En échangeant avec des personnes qui habitent le même quartier depuis plus de vingt ans, vous apprenez que personne ne parvient à garder un chat. Ici, dans les campagnes, le chat est perçu comme un nuisible par les chasseurs, un prédateur pour les lièvres. Quand vous avez mesuré l’ampleur du problème, vous avez écrit un petit papier que votre aînée et une de ses amies sont allées distribuer dans les boîtes aux lettres. Vous y rappeliez que tous les chats ayant disparu étaient des animaux domestiques, nourris, soignés, stérilisés, tatoués et, par-dessus tout, aimés. Une de vos amies a déjà été signaler la disparition de son petit chat à la gendarmerie. Comme les gendarmes n’ont pas semblé prendre le récit très au sérieux, votre maire est retourné à la gendarmerie. Votre voisine a aussi perdu son chat. En bavardant avec elle, vous apprenez que votre chat et le sien jouaient beaucoup ensemble, que votre chat montait sur le rebord de la fenêtre de leur cuisine pour venir le chercher et que depuis quelques jours, il miaule et pleure parce que son petit camarade n’est pas là.
Votre voisine a eu la très bonne idée d’écrire un petit billet qui est paru dans le journal hebdomadaire à la rubrique consacrée au courrier des lecteurs. Maintenant, vous avez bon espoir que les chats vont enfin pouvoir vivre en paix dans votre quartier, que les enfants et les parents ne pleureront plus un animal auxquels ils sont très attachés. Vous vous étonnez qu’il ait fallu plus de vingt ans et au moins la disparition inexpliquée d’une centaine de chats pour qu’on se saisisse du problème et qu’on essaie de trouver une solution ! Vous espérerez ne plus avoir peur tous les soirs en caressant votre chat de ne plus le retrouver le matin.
Quand, le matin, à la faveur d’une promenade matinale, vous découvrez des corbeaux morts accrochés par les pattes aux mains d’épouvantails, vous ne pouvez pas vous empêcher de penser que le temps où on clouait des chats noirs aux portes des étables n’est pas si loin…
Mais, la campagne, heureusement, ne se résume pas à la sinistre histoire de ces malheureux chats arrachés à leur famille. La campagne, ce sont toutes ces promenades pour cueillir le lever du jour sur une nature encore humide de rosée, surprendre le travail des araignées éclairé à contre-jour, assister à l’éclosion d’un bouton de coquelicot, saisir la course d’un chevreuil dissimulé dans un champ d’orge, voir briller la peau des oreilles de Rosalie, la truie du gîte du Javot, dormant kolé séré avec les chèvres à longs poils. Ce sont ces petits déjeuners pris dans le jardin près du prunus. Les enfants qui sautent dans la piscine et, quand ils ont froid, partent se réchauffer dans le trampoline.
La vie à la campagne vous conduit quand vous l’aimez à appréhender une forme de bonheur simple et profond. Le bonheur qui est l’ouvrage d’une vie, le chef d’œuvre du compagnon. Il faut arriver à en esquisser le croquis et ne pas s’attendre à le réaliser exactement tel qu’on se l’était imaginé.
Au moment d’achever cette chronique, vous redécouvrez un passage des propos sur le bonheur d’Alain et vous avez envie de le partager: « En famille : Il y a deux espèces d’hommes, ceux qui s’habituent au bruit et ceux qui essaient de faire taire les autres. J’en ai connu beaucoup qui, lorsqu’ils travaillent ou lorsqu’ils attendent le sommeil, entrent en fureur pour une voix qui murmure ou pour une chaise un peu vivement remuée ; j’en ai connu d’autres qui s’interdisent absolument de régler les actions d’autrui ; ils aimeraient mieux perdre une précieuse idée ou deux heures de sommeil que d’arrêter les conversations, les rires et les chants du voisin.
Ces deux espèces de gens fuient leurs contraires et cherchent leurs semblables par le monde. C’est pourquoi on rencontre des familles qui diffèrent beaucoup les unes des autres par les règles et les maximes de la vie en commun.
Il y a des familles où il est tacitement convenu que ce qui déplaît à l’un est interdit à tous les autres. L’un est gêné par le parfum des fleurs, l’autre par les éclats de voix ; l’un exige le silence du soir et l’autre le silence du matin. Celui-ci ne veut pas qu’on touche à la religion ; celui-là grince des dents dès que l’on parle politique. Tous se reconnaissent les uns aux autres un droit de « veto » ; tous exercent ce droit avec majesté. L’un dit : « J’aurai la migraine toute la journée, à cause de ces fleurs », et l’autre : « Je n’ai pas fermé l’œil cette nuit à cause de cette porte qui a été poussée un peu trop vivement vers onze heures. » C’est à l’heure du repas, comme à une sorte de Parlement, que chacun fait ses doléances. Tous connaissent bientôt cette charte compliquée, et l’éducation n’a pas d’autre objet que de l’apprendre aux enfants. Finalement, tous sont immobiles, et se regardent, et disent des pauvretés. Cela fait une paix morne et un bonheur ennuyé. Seulement comme, tout compte fait, chacun est plus gêné par tous les autres qu’il ne les gêne, tous se croient généreux et répètent avec conviction : « Il ne faut pas vivre pour soi ; il faut penser aux autres. »
Il y a aussi d’autres familles où la fantaisie de chacun est chose sacrée, chose aimée, et où nul ne songe jamais que sa joie puisse être importune aux autres. Mais ne parlons point de ceux-là ; ce sont des égoïstes.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner