Dimanche 23 novembre. Une petite nuit. Déjà prête à partir pédaler à travers champs et forêts avec notre berger australien, j’attends que la nuit s’efface en faisant les crêpes pour le loto organisé par les membres actifs de l’association des parents d’élèves. C’est l’un des évènements les plus attendus et suivis dans nos petits villages. Tous les âges sont réunis comme dans un jeu de société. Une année, j’avais accepté de retourner les plaques des chiffres et des nombres sur un grand tableau après que l’oncle d’une amie trésorière les ait annoncés à haute voix dans son micro. Je me sentais telle une potiche s’efforçant de sourire à une assemblée pressée de remplir sa carte et de gagner un appareil à raclette, une machine à laver le linge, une cafetière ou une bouteille de vin. J’avais eu tout le loisir de contempler les joueurs. J’avais souri de voir que certains entouraient leurs cartons de toutes sortes de petits grigris porte-bonheurs. J’avais été encore plus fascinée de constater que certains d’entre eux possédaient une sorte de petite raclette dont je découvrais l’existence en même temps que la fonction : ramasser rapidement les jetons qui s’y aimantent tous seuls à la fin de la partie. Il y avait une telle excitation dans le corps de certains participants que je m’étais rappelée les pages admirables que Stephan Zweig a écrites sur les mains et les doigts d’un joueur dans « vingt-quatre heures de la vie d’une femme ». Je n’étais plus remontée sur l’estrade. On avait trouvé que si je savais sourire mon décolleté manquait d’attrait.
Les enfants adorent le loto. Ils y jouent avec leurs amis tant dans la salle des fêtes qu’en extérieur. Mais, dans la salle, attention ! Il ne faut pas faire de bruit et certaines personnes âgées redoutent, comme le virus Ebola, la présence d’enfants à leurs côtés quand d’autres, minoritaires, sont heureuses de les aider à mettre leurs jetons sur les bonnes cases. Au bar, les membres de l’APE servent du café par centaines de litres, des bières comme à Munich, des crêpes comme s’il en pleuvait dans un fest-noz, des sandwichs jambon/beurre en pagaille et des tranches de gâteaux, « fait maison ». C’est à l’occasion de l’un de ces lotos post dégustation du Beaujolais nouveau que j’ai sympathisé avec la maman d’un petit garçon qui est devenue, avec les années, une des amies les plus attentionnées et délicates que j’ai la chance d’avoir rencontrées.
Ce dimanche 23 novembre, un petit bonhomme, pieds nus et torse nu, pousse la porte de la cuisine, salle à manger, salon. Il se frotte les yeux. Ce petit garçon aux yeux plein de sommeil et aux traits marqués par les plis du drap, c’est notre numéro trois, notre petit Louis. Il a sept ans ce matin-là et, plus tard, je réaliserai qu’il a passé la porte de la cuisine presqu’à l’heure où il est venu au monde : 7h16. Le jour de sa naissance, il faisait très froid et sec. Un temps de montagne en hiver. Il aurait du naître sous le signe du scorpion comme sa mère et comme sa grande cousine mais il avait repoussé de cinq jours sa venue au monde ou, plutôt, je l’avais gardé au chaud plus longtemps. Ma mère venue en renfort s’impatientait. Elle s’inquiétait pour sa propre mère restée seule mais que ma sœur avait certainement été voir. Nous guettions la pleine Lune. Je n’avais pas envie d’une seconde césarienne.
J’avais peur de sa naissance non pas parce que ce petit garçon n’était pas désiré (j’avais su dès le début que je portais un fils et en étais ravie. Je l’avais su avant même que le médecin ne me le confirme, instinctivement.) mais parce que je n’avais pas achevé la rédaction de ma thèse, de mon serpent de mer, de mon vieux bébé dont la gestation avait commencé en 1995, avait été arrêtée par deux fois avant d’être remise en route. Dix ans que je portais en moi ce travail, cette réflexion, que je l’emmenais partout avec moi n’arrivant jamais à m’octroyer un moment de répit tant je culpabilisais de ne pas avancer assez, de ne pas la soutenir pour me présenter au recrutement des postes de maîtres de conférence.
Si je voulais à tout prix terminer ma thèse, c’était parce que j’avais pour l’enseignement une vraie vocation. Je n’avais pas eu besoin d’apprendre à transmettre un savoir, à capter un auditoire. C’était en moi depuis toujours. Cette ressource s’était naturellement révélée quand j’avais, pour la première fois, été confrontée à des étudiants. Dans notre famille maternelle, on compte plusieurs générations d’enseignants et tous avaient le feu sacré. C’est un don comme la peinture ou la sculpture. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas travailler d’arrache-pied pour dispenser l’enseignement le plus clair qui soit. Mais quand on a le don de l’enseignement, on sait d’instinct l’importance de la limpidité, de la simplicité, de l’essentiel.
J’avais vécu en tête à tête avec ma thèse dans mes petits studios parisiens. Elle envahissait tout. C’est elle que je voyais en fermant les yeux et que je découvrais en les ouvrant ! Elle était absolument partout. Et là, je savais qu’après la naissance de mon fils, loin d’un centre de recherche avec deux petites filles de 5 et 3 ans et demi et un mari encore souvent absent (Il partait par tranches de 15 jours tous les mois), je ne terminerai plus mon travail sur le don humain. Je devais sacrifier mon énorme bébé pour ouvrir la voie à mon autre bébé qui, à l’arrivée, peserait 4,200 kg et mesurerait 54 cm. Je nageais en pleine pensée maussienne : je faisais le don de ma thèse et mon fils m’était donné. Don, contre-don. Mon mari sut trouver les bons mots, le sésame comme, dans une autre vie, une femme pédiatre avait su, en une phrase, m’aider à sortir de l’anorexie. Ce ne fut pas une mince affaire d’accompagner Louis vers la vie au grand air. J’avais deux poches des eaux. La sage-femme en avait percé une me piquant au passage et Louis arrivait « coiffé ». Ce qui, dans un grand nombre de cultures, est un signe fort prédisposant l’enfant a une vie placée sous le signe du bonheur et du courage. La sage-femme, merveilleuse, respectueuse de mon souhait de mettre mon enfant au monde sans péridurale, m’avait fait sentir du bout des doigts la poche de liquide amniotique sur la tête de Louis. Dans un ultime effort assez violent pour que mon plexus solaire claque dans un bruit sourd, Louis arrivait. Je l’attrapais sous les aisselles comme je l’avais fait pour sa deuxième sœur et il s’empressait de gagner mon sein pour téter goulument. Je ne me rappelle pas s’il a respiré avant de boire ! Je n’oublierai jamais ses épaules et son dos larges comme ceux d’un lutteur gréco-romain. Il ressemblait à un bébé de trois mois.
Ce dimanche, quand Louis pousse la porte, je suis tellement contrariée de le voir se lever si tôt alors qu’ à minuit trente, la veille, il ne dormait toujours pas me disant : « j’ai encore plein d’énergie dans mon corps », et craignant qu’il ne réveille Marin, le fils de sa marraine qui partage sa chambre ou sa grande sœur, Siloé et Amélie qui dorment chez Victoire qui a été invitée chez Léa, je l’accueille fraîchement et rejette son offre de m’aider à mettre la pâte dans les deux poêles. Je ne lui souhaite même pas un joyeux anniversaire. Je lui demande de se mettre dans un canapé et de ne pas faire de bruit. Mon mari dit toujours de Louis qu’il est mon clone. C’est, en effet, celui qui ressemble le plus à la description que notre mère a faite de moi dans ce discours de mariage qu’elle a écrit et prononcé le samedi 31 juillet 1999. Je me suis demandée ce que notre père aurait dit s’il n’était pas mort six semaines avant.
Notre mère dépeignait une petite fille débordante de vie et d’énergie, qui dansait tout le temps, tournoyait, s’activait, nettoyait, chantait et dont l’imagination était fertile. Avec le recul, je me dis que j’ai peut-être développé cette hyperactivité au berceau pour redonner de la joie à une maman que ma naissance avait plongée dans une grande détresse physique (elle ne pouvait plus marcher ni même me porter) qui très vite deviendrait aussi morale. Les deuils non vécus ont cette très mauvaise idée de s’inviter dans la vie des êtres aux pires moments. Celui de mon grand-père rattrapait sa fille au moment où elle devenait maman pour la première fois. Mais, plus simplement, il est aussi possible que l’hyperactivité soit seulement génétique!
Louis est un petit garçon pris dans un mouvement perpétuel qui a besoin de dépenser son énergie et qui, par-dessus tout, aime faire du rugby avec son papa et sauter dans le trampoline avec ses sœurs ou ses amis. Louis a un appétit féroce comme sa mère enfant. Il aime cuisiner, manger la pâte des sablés, des gâteaux, peindre, bricoler, jardiner, se précipiter dès que possible chez Nadège et retrouver Nawofen pour jouer à des jeux de garçon. Il a de la chance car si ses parents lui ont donné deux sœurs avant lui, ce sont des filles qui sont également très sportives et « natures ». Elles aiment les jeux de contact. Victoire est passée maître dans la lecture des règles du rugby et suit les matchs avec son père. Céleste aime monter des constructions avec des morceaux de bois, jouer aux playmobils dans le bain et chahuter avec son frère sur les lits en se battant avec les peluches. Avec Céleste, Louis a, réuni en une seule sœur, une petite maman et une amie pleine de ressource pour faire des bêtises quand Victoire, elle, s’inscrit dans une relation plus égalitaire ne le maternant jamais mais prenant le temps de superviser le contenu de son cartable, le brossage des dents et le dernier coup de brosse avant le départ en classe.
Louis a sept ans. Je le regarde faire voler son hélicoptère et maîtriser son atterrissage. J’aime glisser ma main sur sa joue et sentir sa peau douce comme celle d’un abricot. J’aime ce casque de cheveux qui lui confère une nature romantique. Je suis émue quand son visage s’illumine à la vue de bébés pingouins en Antarctique, qu’il se précipite dans les bras de son papa, qu’il éclate de rire, ruse pour obtenir un second flan au chocolat. Je suis bouleversée quand je me rends compte qu’il est touché par le même morceau de musique que moi, la même histoire et que, comme moi, la vision d’un petit ours en peluche trouvé au pied d’une maison le long du Rhône l’attriste profondément car il pense à l’enfant qui a perdu son doudou et au petit ours qui a perdu l’enfant.
Quand, samedi soir, dans son lit, il m’a dit : « maman, j’ai eu un super anniversaire et j’adore mon hélicoptère », j’étais une maman comblée!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner