Mercredi, entre deux patients, j’ai juste le temps d’accompagner notre enfant du milieu à son entraînement de natation. Il fait un temps estival. La nature explose. Les fleurs des lilas s’ouvrent lentement. Dans la ligne d’eau, les enfants ne sont que deux. Elles évoluent sous le regard plein de soleil de leur entraîneur vénézuélien. Je quitte la piscine. Dans sa voiture, porte ouverte, le patient de 9h00 regarde son aîné évoluer sur sa planche de skate tout en croquant dans un sandwich. Je vais m’asseoir sur l’herbe. Je sens l’humidité qui gagne la toile bleue de mon pantalon. Tout autour du lac, des tentes, celles des pêcheurs qui taquinent les carpes la nuit. Quand les enfants étaient plus jeunes, nous venions souvent ici. Ils aimaient s’accrocher dans la toile de l’araignée.
Notre deuxième enfant est dans l’eau et, depuis dimanche, ma tête est pleine de noyés, de migrants, hommes, femmes, enfants partis seuls, qui ont péri au large de la péninsule italienne. Ces morts me révoltent. La politique européenne me révolte. Je ne peux pas accepter qu’on ait fuit son pays en guerre, son pays dirigé par un dictateur sanguinaire, son pays ravagé par la misère, qu’on ait enduré tant d’épreuves morales et physiques pour périr en mer à quelques miles de l’espace Schengen. C’est impossible ! Tandis que notre fille qui vient de souffler ses dix bougies nage, heureuse, légère, que son corps souple et musclé ondule dans l’eau, qu’elle se concentre pour suivre les indications de son entraîneur, je pense à ces corps qui flottent au fond de la Méditerranée, à cette Vierge à l’enfant qui y a été coulée pour honorer la mémoire des âmes exilées de ce cimetière sous-marin.
Octobre 2013, deux naufrages, 400 morts noyés au large de l’Italie et de Malte. Je me rappelle le cri de détresse, la colère dans la voix du maire de Lampedusa. Cette femme appelait à l’aide la communauté internationale. Elle pleurait les morts rejetés sur la grève. Elle voulait qu’on l’épaule, qu’on la soutienne dans cette épreuve. Je me rappelle le vrai coup de gueule du pape François, son message pour la 100ième journée mondiale des migrants et des réfugiés dont voici un extrait : « Migrants et réfugiés ne sont pas des pions sur l’échiquier de l’humanité. Il s’agit d’enfants, de femmes et d’hommes qui abandonnent ou sont contraints d’abandonner leurs maisons pour diverses raisons, et qui partagent le même désir légitime de connaître, d’avoir mais surtout d’être plus. Le nombre de personnes qui émigrent d’un continent à l’autre, de même que celui de ceux qui se déplacent à l’intérieur de leurs propres pays et de leurs propres aires géographiques, est impressionnant. Les flux migratoires contemporains constituent le plus vaste mouvement de personnes, sinon de peuples, de tous les temps. En marche avec les migrants et les réfugiés, l’Église s’engage à comprendre les causes qui sont aux origines des migrations, mais aussi à travailler pour dépasser les effets négatifs et à valoriser les retombées positives sur les communautés d’origine, de transit et de destination des mouvements migratoires ».
A l’automne 2013, la communauté internationale n’a pas bougé mais le gouvernement italien a mis en place l’opération Mare Nostrum, une véritable opération de sauvetage en mer reposant sur un dispositif militaire très efficace mobilisant 900 hommes, deux frégates, deux patrouilleurs, un navire d’assaut amphibie, un avion de patrouille et des drones. Mare Nostrum a sauvé des milliers de vie en deux ans, environ 150 000 personnes par an. Mais, Mare Nostrum coûtait 10 millions d’euros par mois à l’Italie. L’Italie ne pouvait plus assumer seule le poids de cette route migratoire, la plus empruntée au monde et, désormais, la plus meurtrière.
A l’annonce de l’arrêt de l’opération Mare Nostrum, le Haut Commissariat aux réfugiés est en alerte. Frontex, l’agence européenne pour la sécurité et les frontières extérieures de l’Union européenne va piloter une nouvelle opération baptisée « Triton ». Elle se voit allouer un budget de 2,9 millions d’euros par mois et son mot d’ordre n’est pas « sauvetage » mais « surveillance ». Certains des migrants repêchés le 12 avril sont morts à bord des bateaux de l’opération « Triton ». Ils sont morts de froid, sur le pont, après avoir séjourné dans l’eau, les bateaux n’étant pas conçus pour mener des opération de sauvetage en mer !
Notre fille nage, la brasse, le crawl, le dos, le papillon et je songe au film « welcome », à ce maître-nageur, de Calais, courant le risque d’héberger chez lui un jeune migrant kurde et de lui apprendre à nager pour qu’il gagne les côtes anglaises et y retrouve celle qu’il aime. Ceux qui ont vu le film le savent, le jeune homme va mourir alors que l’Angleterre est en vue. Mourir si près du but, quelle injustice ! Mourir quand on a jeté tant de forces dans une bataille, quel non-sens !
L’humidité gagne de plus en plus la toile bleue de mon pantalon. Le soleil brûle ma tête. L’heure est passée comme le sable entre les doigts des mains. Je pense à ce rapport du secours catholique qui œuvre sans relâche à Calais. Je l’ai lu en entier. Il s’appelle « paroles d’exilés à Calais ». En 2002, à grand renfort de forces policières, de gaz lacrymogène, on a détruit le hangar de Sangatte. On a condamné à une vie de bête les migrants venus s’échouer sur ce Finistère de l’espace Schengen. On a foulé du pied leurs droits les plus élémentaires. On les a condamnés à la vie de la rue sans eau courante sans toilettes. Ce rapport est le fruit d’une mission de réflexion que notre ministre de l’Intérieur a accepté que soit menée au début de l’année 2014. Cette mission dirigée par le Secours catholique-Caritas France va permettre à Jérôme Vignon (président de l’observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale) et à Jean Aribaud (préfet honoraire, ancien préfet de la région Nord-Pas-de-Calais et président du centre d’orientation sociale) de présenter dans quelques semaines à Bernard Cazeneuve des mesures de nature à passer d’un statut de non-accueil des migrants depuis la destruction du hangar de Sangatte à un statut d’accueil en accord avec la Convention de Genève, ratifiée tant par la France que par la Grande-Bretagne en 1951.
Dans son rapport, les bénévoles du secours catholique-Caritas France se sont attachés à recueillir les témoignages de 54 migrants sur les 2000 actuellement à Calais. Ce sont des entretiens très approfondis. Ce rapport déboulonne un grand nombre de pensées toutes faites sur les migrants. Ainsi, il apparaît que le choix de la Grande-Bretagne est un choix par défaut qui s’opère en cours de route mais n’a pas été planifié au départ. Beaucoup de migrants ont cherché refuge dans des pays proches des leurs mais, partout, ils ont été repoussés. C’est ainsi, qu’un jour, ils se retrouvent sur une plage en Lybie ou en Egypte, la peur au ventre, une fois de plus, à attendre une embarcation de fortune, qui les débarquera sur le sol européen, en Italie ou en Grèce. Certains ont marché de leur pays jusqu’à l’Iran ou la Turquie avant de gagner la route des Balkans et de se trouver à la frontière hongroise. Ces témoignages montrent que 48% des migrants appartiennent aux classes supérieures de la société. C’est ainsi le cas d’Abdelatif, un banquier soudanais âgé de 52 ans. Après avoir critiqué le rachat de sa banque par l’état, il a été interpellé et incarcéré deux fois. Il a préféré partir en laissant sa femme et leurs cinq enfants au pays. Abdélatif est l’un des plus âgés car 50 des 54 exilés ont entre 20 et 34 ans. Ce sont des hommes jeunes, à l’âge de la plus grande énergie et de la plus forte adaptabilité. Les plus fragiles des migrants sont ceux qui, comme Abdélatif, sont chargés de famille et sont dans l’urgence d’obtenir leur statut de réfugié, de retrouver une situation et de faire venir leur femme et leurs enfants.
Abdélatif, le banquier saoudanais, Abasou l’enseignant érythréen de 30 ans, Jamshid, le jeune afghan collégien de 15 ans, Youssef, tailleur kurde vivant en Syrie, âgé de 27 ans, Ahmad, l’Ethiopien infirmier de 25 ans, Abdhallah le Mauritanien soudeur de 27 ans, tous ils ont fui leur pays en raison des guerres civiles, des persécutions, des violences. Ils ont mis en moyenne trois ans à gagner Calais et donné 3052 euros aux passeurs. Tous souffrent dans leur dignité humaine. Tous disent se retrouver parfois dans des conditions matérielles aussi terribles que celles qu’ils ont laissées. Tous sont amèrement déçus par l’Europe en général et la France en particulier. Où est donc passé cette soit disant terre d’asile, ce pays célèbre pour sa déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen ? Ils se sentent traités comme des animaux.
Je souhaite que l’opération Triton disparaisse et que les pays de l’Union européenne (tous les pays et pas seulement ceux qui sont confrontés à l’entrée des migrants) s’entendent autour d’une vraie politique de sauvetage en mer pour sécuriser la route migratoire la plus importante au monde et pour réserver à ceux qui, enfin, foulent notre sol européen, un véritable accueil et l’espace pour trouver la paix et le repos de l’âme et du corps qu’ils sont en droit d’espérer.
Abdélatif, Abasou, Jamshid, Youssef, Abdhallah, j’aurais été si heureuse qu’on puisse vous appliquer les vers de Joachim du Bellay : « heureux qui comme Ulysse a fait un long voyage…et puis est retourné, plein d’usage et de raison, vivre entre ses parents le reste de son âge ». Il n’y aura pas de retour possible. Le départ est un véritable adieu et c’est pourquoi il est si douloureux pour ceux que la vie jette sur les routes de l’exil ! Je reprends les termes des auteurs du rapport. « Ils sont tous nos frères en humanité et leur confiance nous oblige ».
Dans la voiture, sur le trajet du retour, Victoire ne parlait pas. Elle avait la marque des lunettes autour des yeux et du bonnet autour de la tête. Je l’observais à la dérobée et revenais la vision des noyés. Je pensais aux enfants morts en mer, aux enfants que leurs parents avaient eus à cœur de sauver du chaos en les séparant d’eux. « Lili » passait sur les ondes, la chanson que Pierre Perret a écrite pour rendre hommage à tous ces migrants peuplant nos rues, nos paysages. Ces migrants dont les rêves, trop souvent, se brisent en mer.
Je laisse les mots de la fin à Sully Prudhomme qui dit si bien l’exil et la souffrance des exilés.
Un exil
Je plains les exilés qui laissent derrière eux
L’amour et la beauté d’une amante chérie ;
Mais ceux qu’elle a suivis au désert sont heureux :
Ils ont avec la femme emporté la patrie.
Ils retrouvent le jour de leur pays natal
Dans la clarté des yeux qui leur sourient encor,
Et des champs paternels, sur un front virginal,
Les lis abandonnés recommencent d’éclore.
Le ciel quitté les suit sous les nouveaux climats ;
Car l’amante a gardé, dans l’âme et sur la bouche,
Un fidèle reflet des soleils de là-bas
Et les anciennes nuits pour la nouvelle couche.
Je ne plains point ceux-là ; ceux-là n’ont rien perdu :
Ils vont, les yeux ravis et les mains parfumées
D’un vivant souvenir ! Et tout leur est rendu,
Saisons, terre et famille, au sein des bien-aimées.
Je plains ceux qui, partant, laissent, vraiment bannis,
Tout ce qu’ils possédaient sur terre de céleste !
Mais plus encor, s’il n’a dans son propre pays
Point d’amante à pleurer, je plains celui qui reste.
Ah ! Jour et nuit chercher dans sa propre maison
Cet être nécessaire, une amante chérie !
C’est plus de solitude avec moins d’horizon ;
Oui, c’est le pire exil, l’exil dans la patrie.
Et ni le ciel, ni l’air, ni le lis virginal,
Ni le champ paternel, n’en guérissent la peine :
Au contraire, l’amour tendre du sol natal
Rend l’absente plus douce au coeur et plus lointaine.
Je trouve que vous avez terriblement raison. Moi-même j’ai pensé au film Welcome en voyant cela. Et j’en ai eu les larmes au yeux. Quelle injustice, ces pauvres gens dont le seul objectif était de quitter leur pays, pour un espoir de sécurité et de liberté… Merci de partager ces mots ô combien touchants.
Cher Nicolas, merci pour votre message. Comment ne pas être bouleversé par tous ces morts noyés aux larges des côtes européennes! Comment ne pas avoir honte du sort que nous leur réservons! Comment ne pas bondir quand, dans un quotidien, un journaliste relayant le dernier naufrage ayant fait 700 morts trouve piquant d’écrire que « l’Europe s’attable » pour parler de cette route migratoire devenue la plus meurtrière au monde! L’arrivée des migrants va s’intensifier et il est du devoir de TOUS les Etats membres de l’Union européenne de faire en sorte que les yeux des migrants ne se ferment pas sur une terre jamais atteinte!