Mercredi matin, après quarante-huit heures de pérégrinations dans Paris, l’heure du retour a sonné. Je ne verrai pas cette promesse d’un jour lumineux ensorceler la Seine et faire miroiter les fenêtres du Louvre. Une prochaine fois ! Cela faisait longtemps que je n’étais pas descendue dans le ventre du RER, à la station Châtelet-les Halles, à huit heures du matin. Je croise des centaines de fourmis industrieuses concentrées sur les flèches indiquant la bonne sortie ou la bonne ligne de métro. Sans le vouloir, je marche à contre-courant. Je ne suis pas dans le flux, un peu comme Billy Hayes, le prisonnier de « Midnight Express » qui se met à marcher en sens inverse des autres détenus et, ainsi, retrouve sa liberté mentale et la force de s’arracher à l’enfer de cet univers carcéral.
Quand, tout à l’heure, j’ai quitté Sceaux, la nuit enveloppait encore les arbres de l’allée d’honneur remontant jusqu’au parc et au château. Les oiseaux chantaient dans les branches. Mon mari dormait encore. Nous sommes arrivés ensemble. Je repars seule. Il a des rendez-vous demain. Sur le chemin me menant à la station de RER, j’ai rencontré des élèves, des collégiens et des lycéens, et des professeurs reconnaissables à leur serviette en cuir poli aux flancs plats les jours sans devoir à rendre, et aux flancs ventrus les jours des copies corrigées à restituer. Tout ce petit monde remontait en direction du lycée Lakanal qu’un de nos arrière-grands-pères a administré en qualité de proviseur avant la seconde guerre mondiale, dans les allées duquel nos grands-parents maternels se sont fiancés et où ma sœur a été scolarisée de la cinquième à la terminale.
J’étais bien inspirée de prévoir large. Le trafic est perturbé par un colis suspect en gare du Nord et un train immobilisé en pleine voie près d’une gare dont je n’ai pas retenue le nom. Le train entre en gare. A cette heure, tous les passagers trouvent encore une place assise malgré le trafic ralenti. A ma gauche, séparée par l’allée centrale, une dame profite d’un arrêt pour mettre du mascara sur ses cils. Ensuite, elle se plonge dans un document intitulé « règlement disciplinaire provisoire ». Elle en tourne les pages avec les doigts d’une main droite dont les ongles sont parfaitement vernis de rouge. Le monsieur qui me fait face lit un roman policier dont le nom de l’auteur m’est étranger. La passagère, à ma droite, a les yeux fermés. Elle écoute de la musique. Le lobe de la seule oreille que je peux voir brille de plusieurs anneaux. La plupart des autres voyageurs sont ailleurs, retranchés dans l’univers parallèle de leur téléphone portable. Un adolescent pianote à une main sur l’écran de son smartphone des messages que je mettrais la matinée à envoyer !
A la station « Port-Royal », j’ai vingt ans. Je suis en licence de droit. J’ai choisi à l’écrit le droit du travail et le droit fiscal et, à l’oral, toutes les matières historiques offertes. Tous les matins, je descends en direction de la rue d’Assas. Notre université est aussi noire que la vérification fiscale approfondie d’un contribuable et son entrée est jalousement gardée par des vigiles que les descentes du GUD envoient régulièrement aux urgences. Je n’aime pas mon université. Elle est triste. Elle est sale. Elle est majoritairement fréquentée par des jeunes gens prétentieux qui n’imaginent pas un seul instant que, plus tard, ils n’auront pas la même vie que leurs parents. Rares sont ceux qui travaillent pour financer leurs études. Malgré tout, dans cette université, je me ferai de merveilleux amis, les amis d’une vie.
Plus de dix ans se sont écoulés et je descends toujours à la station Port-Royal. Je suis passée de l’autre côté de la barrière. Je rejoins une annexe de la Sorbonne. Je donne des travaux dirigés en première année de droit. Boulevard du Port-Royal, je longe un grand bâtiment, la maison de Solenn et, derrière les hautes baies vitrées vertes comme l’espoir, je distingue des silhouettes réduites à leur plus simple expression. Je devine la détresse de ces adolescents hospitalisés pour essayer de sortir de leurs troubles du comportement alimentaire (anorexie et boulimie) et celle de leurs parents si impuissants, souvent, à les aider et en proie à la culpabilité.
Station Luxembourg, point de ralliement avec des amis, point de départ, depuis que j’ai quitté Paris, de mes longues flâneries solitaires me menant jusqu’à la place de la Nation en passant par le Louvre, le Marais et la rue du Faubourg Saint-Antoine.
A Paris, mes pas me ramènent toujours au jardin du Palais-Royal. Sous les arcades, j’imagine Colette et Cocteau, déambulant bras-dessus bras-dessous. Je vois un chat se prélassant au soleil au pied d’une colonne. Près d’un bassin, un enfant court après son cerceau. Des pigeons fouillent du bec la terre des allées. Un groupe d’hommes disputent une partie de pétanque. Un trio de Russes non envisonnés laisse fuser des rires qui se répercutent sous les arcades. Le soir venu, les grilles sont fermées. Le jardin se replie sur lui-même. La magie d’une poésie d’automne ou d’été vient se déposer tel un baiser sur les chaises et les fauteuils abandonnés.
Mardi, porte de Pantin, Stéphane et moi marchons en direction de la philarmonie. Le bâtiment pourrait être le jumeau du musée des Confluences à Lyon : une sorte de machine tout droit sortie d’un vieil épisode de San Ku Kaï. Les ardoises représentent des oiseaux mais, de loin, on dirait une surface écaillée par les outrages du temps, celui qui passe et celui qui aime jouer avec notre humeur. En entrant dans la première salle de l’exposition consacrée à Chagall et à la musique, une émotion forte m’étreint. Je regarde le plafond imaginé pour l’opéra Garnier, à la demande Malraux, qui défile en une succession de gros plans. Chagall rend hommage à quatorze compositeurs anciens et modernes : Moussorgski, Stravinsky, Tchaïkovski, Rameau, Glück, Mozart, Berlioz, Wagner, Beethoven, Bizet, Verdi, Adam, Ravel et Debussy. Retentissent des airs de « Fidélio » de Beethoven et de « Carmen » de Bizet. Ma grand-mère revient à la vie. Elle est là, à côté de moi, frêle silhouette aux traits lisses. Elle me raconte encore une fois sa vie à l’opéra, « sa » maison, les panneaux de la fresque posés sur le sol avant d’être montés sur le plafond, le caractère épouvantable de la seconde femme de Chagall et encore toute sorte d’anecdotes sur les artistes de son époque.
L’émotion continue dans la salle suivante à la vue des costumes, des dessins préparatoires pour les décors et à l’écoute des grands airs de « la flûte enchantée ». Mon premier opéra, celui que notre père m’avait offert quand j’avais trois ans et que nous habitions à Paris. Toute petite fille, j’ai adoré ces histoires d’amour entremêlées : l’amour de Papageno pour Papagena, de Tamino pour Pamina et les figures parentales de la Reine de la nuit et de Sarastro. Peu m’importe de savoir quels messages secrets Mozart aurait voulu délivrer, quelle vision franc-maçonne se dissimule derrière l’œuvre, je ne m’attache qu’à la musique si poétique qui élève les âmes et les cœurs. Ma grand-mère m’embrasse. Elle repart. Elle me laisse avec mon père qui se faufile vite dans une autre salle pour me laisser avec mon mari qu’il aura tout juste eu le temps de connaître avant de mourir.
Au musée du Luxembourg, voici trois ans, les enfants avaient beaucoup aimé le monde de Chagall. Stéphane, aussi, est sensible au travail de cet homme chez lequel on ne ressent pas le besoin de se rattacher à une école, à un groupe, un mouvement. Chagall conserve sa liberté. Il trouve vite son univers haut en couleurs, peuplé d’animaux mythologiques, d’anges, de couples dansant, enlacés, amoureux, de clowns et de musiciens, d’oiseaux et d’ours. L’imaginaire russe s’unit aux ciels de la Provence. Cette peinture nous touche infiniment plus que celle des portraits à la cour des Médicis, exposition visitée la veille au musée Jacquemart-André. Dans cet hôtel particulier du boulevard Haussmann habité par un banquier issu d’une famille nîmoise et protestante et sa femme, une artiste peintre, je retrouve l’atmosphère des maisons de fonction qui nous ont vues grandir ma sœur et moi : les grandes salles de réception, les larges bouquets posés sur les tables, la hauteur sous plafond, les grandes fenêtres et, par-dessus tout, les parquets qui craquent sous les pas. J’adore entendre un parquet raconter son histoire et ses lames chanter ou pleurer selon la couleur du ciel.
Nous avons profité de cette escapade à Paris pour aller au cinéma. Avec le film « le goût des merveilles », nous avons retrouvé la Provence, le Ventoux, la lumière du soleil jouant sur les champs de lavande, de coquelicots, les pots de miel, la douceur des vergers, le chant des cigales. Ce film porté par des comédiens d’une grande justesse met en lumière les richesses et les difficultés à vivre auprès d’un être différent dont l’hypersensibilité nous apprend, si nous pouvons l’accueillir, à devenir infiniment plus présent à ce qui nous entoure, à la beauté du monde. Ce film laisse sur les lèvres un goût de sucre, celui d’une tarte aux poires.
Avec « Béliers », film islandais primé à Cannes dans la catégorie « un autre regard », on est jeté dans l’univers minéral d’un pays rude où les hommes finissent par ressembler aux bêtes qu’ils élèvent, de splendides béliers à la fourrure épaisse et aux cornes enroulées en coquilles d’escargot. « Béliers » est un film puissant dont on sort sonné. Comment deux frères peuvent-ils partager la même terre, le même amour des bêtes et ne pas se parler pendant plus de quarante ans ? C’est l’amour illimité porté à leurs animaux qui leur permettra d’arriver à renouer le lien.
Ce film montre avec une grande force les ravages de ces brouilles familiales alimentées, souvent, par l’orgueil des protagonistes. Aucun ne veut tendre la main à l’autre car ce geste serait perçu comme un aveu de faiblesse, un besoin de l’autre, une reconnaissance de ce qu’on serait responsable de la situation ayant provoqué la rupture. Mais, des deux, le plus fort est celui qui sait mettre son amour propre de côté pour revenir à l’essentiel : une relation humaine qui peut être riche et pleine de sens. Barbara a raison quand elle chante dans « Dis, quand reviendras-tu ? » « que tout le temps qui passe ne se rattrape guère, que tout le temps perdu ne se rattrape plus ». Pourtant, et c’est ce que je plaide auprès de mes patients souffrant d’une rupture familiale ou amicale, il n’est jamais trop tard pour revenir, pour pardonner, pour s’aimer.
Dans le RER qui nous reconduit à Sceaux mardi soir, je suis triste. Ce film m’a vraiment touchée. J’ai du mal à retenir mes larmes. Mes yeux rencontrent les doigts fins et agiles d’une jeune femme qui tricote. Je suis impressionnée par ce qui naît entre ses mains : un bonnet beige avec des motifs. Je la sais qui compte mentalement ses mailles. Elle utilise une sorte d’épingle verte et, parfois, une boule Quies qu’elle plante sur une des aiguilles pour ne pas laisser les mailles filer. Les autres passagers sont tous fascinés par cette jeune femme dont les yeux ne quittent jamais son ouvrage. La conversation s’engage. Elle a appris seule le tricot grâce à des tutos sur Youtube. Elle aime tricoter. Cela la détend. Elle a de jolis yeux noisette, un sourire lumineux, une voix douce et ferme. On sent en elle une grande volonté. Je me rends compte que je suis passée des béliers islandais menacés par la tremblante à la laine utilisée par cette jolie passagère. Nous sommes arrivés à notre station. Nous descendons. Dans quelques jours, la jeune femme pourra exhiber fièrement son premier bonnet de laine et, demain matin, je rentre chez moi. Je retrouve mon océan céréalier, mes enfants, mes patients et Fantôme ; toute une vie à laquelle je me suis faite aux forceps. Ma vie est ici désormais dans ce coin de campagne français et si, un jour, nous arrivons à avoir un petit chez nous à Paris, alors je pourrai partager ma semaine entre mes deux activités : la sophrologie à la campagne et l’écriture à Paris, mes amis d’hier et mes amis d’aujourd’hui, mon passé et mon présent qui, à eux deux, unissent leurs forces pour écrire mon avenir.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner