Au dernier jour de l’été, la journée mondiale Alzheimer

madrague.jpgAu dernier jour de l’été, c’est la chanson de Brigitte Bardot, « la Madrague », qui s’invite sur mes lèvres. J’imagine une plage abandonnée par ses touristes, rendue au calme de la nature. Un soleil rouge qui se lève au-dessus de la ligne d’horizon. Une mer d’huile. Je me rappelle la mer d’Oman, en Inde, depuis la page de Palolem désertée par les occidentaux après le 11 septembre 2001, ma joie, tous les matins, pendant quinze jours d’aller nager, seule, et de regarder les pêcheurs relever leurs filets. Je nageais face au soleil. Sur la plage, une jeune femme, sur une natte, faisait du yoga. On ne parlait pas encore d’état de « pleine conscience ». La méditation n’avait pas touché l’Europe. Je ne savais pas que je deviendrais une sophrologue en sabots !

Au dernier jour de l’été, tout le monde renifle et il pleut des mouchoirs doux et blancs tout autour des lits. Prospan, Rhinotrophyl et sérum sont de retour ! Au dernier jour de l’été, la lumière est magique. Les hirondelles sont reparties et les champignons reviennent.

alzehimer.jpgAu dernier jour de l’été, ce matin, à six heures trente, avec Fantôme, dans la cuisine, j’écoutais France Inter. Je venais de finir de préparer les pique-niques des filles qui restent au collège et y font du sport. J’entendais qu’aujourd’hui, c’était la journée mondiale de la maladie d’Alzheimer. J’ai été sensibilisée assez jeune à cette maladie car elle a touché la petite sœur de notre grand-mère. J’ai pu constater à quel point elle était terrible à vivre pour les proches. Quand elle a développé les premiers signes de la maladie, Ti Tante, c’était son surnom, avait déjà perdu son mari. Deux de leurs quatre enfants habitaient Paris. Dans la fratrie, une sœur et trois frères. Très vite, c’est sa fille qui s’est le plus occupée de sa maman quand elle avait elle-même des problèmes de santé assez lourds et souffrait beaucoup. Les enfants ont fait en sorte que leur mère puisse rester chez elle aussi longtemps que possible et, finalement, ils ont été obligés de la confier à une institution spécialisée. Cette décision était devenue indispensable tant les personnes atteintes de cette maladie mobilisent l’énergie et le temps de ceux qui les aiment et souffrent de les voir se dégrader tant intellectuellement que physiquement. Après quelques années passées dans cette maison parisienne, leur mère a été installée dans la Drôme près de l’un de ses fils, médecin. Cette décision a permis à leur sœur de souffler. Elle était à bout de force ! C’est à Valence que leur maman s’est éteinte paisiblement. Je revois de bien belles images de ce dernier anniversaire qu’ils ont fêté avec elle, de ses cadeaux qu’ils lui avaient faits, de toute cette tendresse qu’ils lui témoignaient et de son regard à elle, un regard qui se perd très loin. Ils l’appelaient « maman » avec amour. Elle les regardait mais cela faisait longtemps qu’elle ne savait plus qui ils étaient.

alzheimer-66ev0n5vzxoph9rfxozycvsxvnoidks7m7r759ugul6.jpgJ’ai accueilli pendant quelques séances une dame charmante qui m’était adressé par son médecin traitant. Elle ne conduisait plus. C’est son mari qui l’accompagnait. Il est resté avec elle la première fois. Elle redoutait de basculer dans la maladie d’Alzheimer. Sa propre mère en avait souffert et son mari et elle l’avaient installée chez eux. Sa présence avait beaucoup pesé sur leur couple. La fille avait assisté, jour après jour, aux étapes du déclin de se mère. Chez cette dame, la maladie s’était accompagnée d’épisodes de violence terrible. La violence ne s’observe pas chez toutes les personnes malades. Je pense qu’elle est présente chez ceux qui ne se sont pas réalisés dans leur vie et/ou ont eu des vies douloureuses. Quand son mari laissait sa femme chez moi, elle était très inquiète. Elle avait cette peur qu’il l’abandonne. J’essayais de l’apaiser mais c’était difficile. C’était très dur car elle avait déjà commencé à développer les premiers signes de la maladie. Je ne pouvais pas lui mentir et lui dire qu’elle ne connaîtrait pas la même fin de vie que sa mère. Je cherchais à la réconforter, à l’aider à se détendre car son état de tension était terrible. Elle était devenue tout à fait dépendante de son mari. Elle avait besoin de lui en permanence. Sans lui, elle était perdue. Je sentais que cette situation était difficile à supporter pour un homme au tempérament très indépendant et dont l’histoire familiale était lourde. Assez vite, ils ne sont plus venus. Il m’est arrivé de les croiser au marché, dans la rue. Elle se tenait à son bras. Il avançait le dos très droit. Elle était de plus en plus perdue. M’inquiétant de sa santé, j’ai un jour demandé à son médecin traitant de ses nouvelles. Son état s’était dégradé très vite.

n-DEPISTAGE-ALZHEIMER-large570.jpgLe diagnostic de cette maladie est terrible pour celui qui en souffre et pour l’entourage proche, conjoint et enfants. Le malade n’ignore rien des étapes qui jalonneront les années à venir. Il en va de même pour les proches. Un de mes patients, un vieux monsieur délicieux de quatre-vingt-six ans, est venu me voir, sur les conseils de son médecin, car il s’était enfin résolu à confier sa femme à une maison de retraite. Quand il a passé la porte du cabinet, la première fois, il était telle une ombre. Il avait beaucoup maigri. Il avait accumulé plusieurs années de retard de sommeil. Il avait traversé un cancer des cordes vocales tout en continuant à veiller sur celle qu’il aimait d’un amour profond depuis qu’il avait fait sa connaissance, un été, sur un bord de route, dans la Drôme. Ils avaient, ensemble, déjà traversé plus de soixante ans de vie. Il m’a raconté que lorsque sa femme a compris qu’elle développait la maladie d’Alzheimer, elle n’a rien dit. Sa mémoire se fragilisant, sa compréhension des choses s’amenuisant, elle avait feint la surdité. Elle luttait pied à pied pour donner le change. Elle se battait contre l’avancée de la maladie. Quand à l’issue du rendez-vous chez l’ORL, son mari a compris que son audition était parfaite, la vérité s’est fait jour et il a fallu, alors, composer avec la réalité de ce mal épouvantable. Sa femme s’était mise à vivre la nuit. Elle se perdait sur le chemin de la boîte aux lettres. Elle tombait, était de plus en plus confuse. Son mari s’épuisait physiquement et moralement. Grand chrétien, mais pas donneur de leçon et évangélisateur pour deux sous, sa foi ne lui était malheureusement d’aucun secours. C’est leur médecin traitant qui l’a aidé à confier sa femme au personnel dévoué mais en sous-nombre d’une maison de retraite. Elle a été très tourmentée, agitée jusqu’à ce qu’elle est l’assurance qu’on la laisserait mourir sans acharnement thérapeutique. A partir du moment où elle a su qu’on la laisserait tranquille, elle s’est apaisée et a retrouvé toute sa sérénité. A ce jour, elle est très amaigrie. Elle n’est plus du tout celle qu’elle a été. Son mari est la seule personne qu’elle reconnaisse encore et dont l’arrivée illumine les traits du visage. Elle ne parle presque plus. Elle ne peut plus écrire. Son mari en souffre terriblement.

Amour.jpgQuand deux êtres ont été aussi unis, ont vécu une vie de couple harmonieuse, une vie personnelle riche d’engagements forts, cette maladie est épouvantable. Le malade souffre aussi longtemps qu’il a encore des éclairs de conscience et qu’il prend alors la mesure de son état. Quand la conscience est définitivement voilée, que la mémoire de toute une vie s’est effacée, ce sont les proches qui souffrent. Souffrance de la non-communication, souffrance de l’oubli des souvenirs communs, souffrance devant ce corps qui se décharne, souffrance devant ce regard vide, souffrance devant un être aimé absent à lui-même car il n’habite plus ni son corps ni son esprit. Pour le mari de cette dame, il y a toujours de la lumière dans son regard, la lumière de cette vie éternelle en laquelle ils ont toujours crû et dans laquelle leurs deux âmes se retrouveront. Il sent que sa femme est déjà là-bas, de l’autre côté de la porte. Il est malheureux, parfois, d’avoir le sentiment de ne pas avoir compris à quel point la foi de sa femme était forte, de ne pas avoir pu l’accompagner encore plus sur ce chemin d’espérance. Très jeune fille, elle avait fait la connaissance de Marthe Robin et, toute sa vie, les paroles de Marthe l’avaient accompagnée.

se-souvenir-des-belles-choses.jpgOn n’en parle pas beaucoup, sans doute pour ne pas angoisser les gens, mais la maladie d’Alzheimer frappe également des êtres très jeunes. Elle n’est pas exclusivement réservée à une population vieillissante. Il existe à Cesson, en Seine et Marne, une maison unique en France, le Chemin, qui accueille des malades jeunes. Deux films m’ont profondément marquée. « Se souvenir des belles choses » et « Still Alice ». Le premier a été réalisé par Zabou Breitman et est sorti en 2002. Avec une infinie délicatesse, la réalisatrice croise les parcours de deux êtres, Claire et Philippe, qui vont se rencontrer dans un centre dédié à la mémoire. Claire a trente-deux ans. Elle va s’enfoncer lentement dans la maladie d’Alzheimer qui n’est pas diagnostiquée tout de suite. Philippe, lui, âgé de quarante ans est amnésique depuis que sa femme et son fils ont perdu la vie dans un accident de voiture. L’amnésie momentanée est alors le moyen de se protéger d’une vérité inacceptable. Ils tombent amoureux. Tandis que la mémoire de Philippe revient réveillant la violence du traumatisme vécu, celle de Claire s’efface. Le processus est inexorable. Claire finit par ne plus comprendre le sens des mots inscrits sur les post-it accrochés sur les murs et qui sont autant de petits cailloux pour qu’elle ne se perde pas dans sa journée. Viendra le moment où elle oubliera Philippe.

still Alice.png« Still Alice », sorti en 2014, montre comment la maladie d’Alzheimer bouleverse toute la vie d’une universitaire renommée, de son mari et de leurs trois enfants. Ce film ne cache rien de toutes les difficultés auxquelles se trouvent confrontés cette femme courageuse qui a vu sa mère souffrir de la même maladie et ses proches. Alice refuse de connaître la même déchéance que sa mère. Elle le refuse pour elle et pour ceux qu’elle aime. Elle imagine un moyen de mettre fin à ses jours quand elle aura atteint un stade de non-retour. Malheureusement, ce jour venu, décidée à se suicider, la maladie sera trop avancée pour qu’elle y parvienne. Son mari, incapable de faire face au lent naufrage de celle qu’il a tant aimée, désirée et admirée, laissera leur troisième enfant, une jeune femme rebelle, veiller sur la fin de vie de sa mère.

Depuis de nombreuses années, maintenant, j’entends ma propre mère me dire que ce qui lui fait le plus peur, c’est d’être un jour atteinte de cette maladie. Elle a vu sa tante et la femme de son parrain la développer. Elle a vu le drame que cela représentait pour toute une famille. C’est chez elle qui n’a jamais eu ni frère ni sœur et est veuve depuis dix-sept ans une angoisse profonde.

présence pure christian bobin.jpgDans « la Présence pure », Christian Bobin dit avec beaucoup de force et de pudeur cette maladie qui a atteint son père. C’est un texte que devrait lire toutes celles et tous ceux qui sont amenés à accompagner des malades. Il est essentiel que les conjoints qui, épuisés moralement et physiquement, en arrivent à confier leur mari ou leur femme à une maison spécialisée ne soient pas dans la culpabilité.

Je termine ce texte avec une nouvelle intitulée « la poupée » que j’ai écrite voici plusieurs années et qui figure dans le recueil publié en 2014 « Maintenant qu’on est là ».

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

poupée porcelaine.jpg« Maman, que veux-tu emporter ? » C’est ma fille qui vient de me poser cette question, mon unique fille. Elle est là avec ses deux frères. L’appartement est presque vide. Les déménageurs ont travaillé, vite et bien. Ce sont eux qui se sont chargés de tout emballer. Dans le salon, assise dans une bergère tendue de soie beige rayée de larges bandes vieux rose, je les ai observés ranger cinquante ans de ma vie dans des cartons. Ils étaient méticuleux. Ils n’oubliaient pas de protéger les pièces fragiles dans du beau papier de soie. Si j’ai bien compris, la plupart de mes affaires partent dans un garde-meuble. Le loyer sera prélevé sur l’un de mes comptes bancaires. Mes enfants n’ont plus de place chez eux, et mes petits-enfants n’en ont pas encore assez pour accueillir des meubles anciens. J’ai regardé faire les déménageurs sans que cela me touche. J’avais l’impression d’être au spectacle. J’aurais bien applaudi à la fin quand ils sont partis sans me dire au revoir. Dans l’air flottait une odeur âcre propre à la transpiration de certains hommes, et aussi celle de la bière que l’un de mes fils leur avait offerte pour les remercier. Je me suis demandé pourquoi, à moi, mon fils n’avait rien offert à boire. Pourtant, moi aussi j’avais chaud. Moi aussi j’aime la bière fraîche. Je sentais le soleil de cette fin de journée de juillet chauffer mon dos et ma nuque au travers de la grande baie vitrée et du dossier de la bergère. Les déménageurs ne l’avaient pas emportée. J’étais toujours assise dessus.

 

« Maman, que veux-tu emporter ? » C’est ma fille qui vient de me poser cette question, mon unique fille. Elle est avec ses deux frères. L’appartement est presque vide. Je ne sais pas pourquoi, parfois, son ton est si dur quand elle me parle. Je sens qu’elle est excédée mais la raison m’en échappe. Entre mes mains, je tiens, fermement, une poupée, une poupée en porcelaine. Elle a des cheveux bruns dont les boucles viennent lécher le haut de ses épaules. Elle a des yeux pervenche et des lèvres très rouges, comme dans un conte. Je cherche le nom du conte. Je cherche longtemps. Je ne me le rappelle pas. La poupée ne sourit pas vraiment, mais sa bouche, entrouverte, découvre deux rangées de dents de lait brillantes comme des perles fines. Elle porte une robe en dentelle qui s’arrête au-dessous des genoux. Sous sa robe, on voit apparaître un pantalon blanc. Cette poupée, c’est ma poupée. C’est le Père Noël qui me l’a offerte pour mes six ans. C’est un miracle qu’elle ne se soit jamais brisée. C’est une vraie et jolie poupée, et non une de ces affreuses Barbie au sourire sans grâce et aux formes fantasmées de femme formatée qu’affectionnent tant les petites filles d’aujourd’hui. Ma poupée, je ne voulais la prêter à personne et surtout pas à ma sœur aînée. Ma mère demandait souvent à la couturière de faire des vêtements pour nos poupées dans les chutes de tissu. Ainsi, ma sœur et moi promenions fièrement nos filles dans des tenues identiques aux nôtres.

 

« Maman, que veux-tu emporter ? » C’est ma fille qui vient de me poser cette question, mon unique fille. Elle est là avec ses deux frères. L’appartement est presque vide. Je la regarde. Elle ne m’a pas parlé. Elle a crié. Comme les traits de son visage, habituellement si doux, deviennent durs quand elle est en colère ! Sans que les mots passent la porte de ma bouche, je pense qu’une fille qui respecte sa mère ne devrait pas lui parler sur ce ton. Je tire sur le bas de la robe en dentelles de ma poupée. Il y avait des plis. Ce n’était pas joli. Le soleil a dû passer de l’autre côté de la cour. Je ne sens plus ses rayons sur mon dos et ma nuque. Il paraît que mes enfants font ça pour mon bien. Il paraît que je ne peux plus vivre seule chez moi. Il paraît qu’il est impossible, de nos jours, de trouver une gouvernante pour veiller sur moi. Il paraît que ce serait trop cher d’avoir une personne à demeure. Il paraît qu’ils sont usés de prendre soin de moi. Il paraît que les couples de certains d’entre eux battent de l’aile à cause de moi et qu’aucun ne peut me recevoir chez lui. Il paraît qu’ils arrivent à l’âge de la retraite et qu’ils aimeraient en profiter un peu tant qu’ils sont encore jeunes.

 

Il paraît que, souvent, je sors de chez moi pour aller me promener au parc, jeter des croûtes de pain sec aux canards, faire une course et que je me retrouve au poste de police. Il paraît qu’ils sont obligés de venir me chercher en catastrophe, parfois au beau milieu de la nuit. Il paraît que je me perds dans un quartier dont je connais pourtant tous les coins et recoins. Il paraît que j’oublie le code de la porte d’entrée. Il paraît qu’on me l’a noté sur un bout de papier, glissé dans les poches de tous mes manteaux et vestes, et que je peux le retourner dix fois, cent fois, ce bout de papier, sans savoir à quoi il correspond. Il paraît que je donne aux malheureux les billets qui sortent, par magie, d’un distributeur. Il paraît que je laisse couler l’eau pendant des heures, que j’oublie mes casseroles sur le gaz, que je laisse brûler les ampoules des plafonniers toute la nuit, que mes enfants remplissent mon réfrigérateur et que je ne touche à rien, ou que j’avale tout en vingt-quatre heures. Il paraît que je ne veux plus me laver, ni le corps ni les cheveux. Il paraît que ma fille doit se battre avec moi pour me faire entrer dans un bain. Je me demande où ils vont chercher tout ça ! Je ne savais pas que mes enfants avaient autant d’imagination. Pourtant, aucun d’entre eux ne brillait en composition.

 

« Maman, que veux-tu emporter ? » C’est ma fille qui vient de me poser cette question, mon unique fille. Elle est là avec ses deux frères. L’appartement est presque vide. J’ai un mouvement de recul. Tout en hurlant, elle m’a secoué par les épaules. J’ai été si surprise que j’ai failli laisser tomber ma poupée. Pourquoi est-elle si dure avec moi ? Qu’ai-je fait pour déchaîner cette violence ? Elle doit m’en vouloir. Elle doit ressasser de vieux souvenirs. Je n’ai pas été une mère parfaite. C’est certain. Pour aucun d’entre eux. J’ai fait du mieux que je pouvais avec ce que j’avais reçu. Je n’étais pas toujours tendre, mais assurément aimante. Je ne les comprenais pas toujours mais avouez que, pour notre génération, ceux que les sociologues appelleraient plus tard les soixante-huitards étaient des énigmes ambulantes.

 

Il paraît que je serai bien là-bas, que l’institution a très bonne réputation. Il paraît que les personnes comme moi y sont bien traitées. Il paraît que j’ai de la chance, car j’aurai une sorte de grande chambre avec salle de bains pour moi toute seule. Il paraît que j’y aurai certains de mes objets personnels, dont mon lit, ma table de chevet et la bergère sur laquelle je suis assise. Il paraît que ces objets aideront à l’acclimatation. Il paraît qu’ils seront, un peu comme des doudous, des objets transitionnels entre deux univers. Il paraît que les repas sont bons et que le personnel est très attentionné. Il paraît que mes enfants viendront souvent me voir. Mes enfants et même mes petits-enfants. Il paraît que la fenêtre de ma chambre donne sur le parc et que je pourrai continuer à nourrir les canards de l’étang. Il paraît que mes enfants, en accord avec le juge des tutelles, ont mis mon appartement en vente. Il paraît que l’argent de la vente sera déposé sur un compte servant à financer ma prise en charge. Il paraît que tout cela coûte très cher. Il paraît que ma maladie aura largement grignoté leur héritage.

 

Je ne sens plus les rayons du soleil dans mon dos et sur ma nuque. Il a dû faire la grande bascule derrière l’autre rive de la Seine. Maintenant, j’ai peur que ma poupée ait froid. Il lui faudrait un petit gilet en laine. Je ne me rappelle pas où j’ai rangé sa valise en cuir. Tandis que je cherche où j’ai pu la mettre, je serre ma poupée contre moi pour qu’elle ne tombe pas malade. Ce serait vraiment trop bête de devoir garder la chambre quand les journées sont si belles !

 

« Maman, que veux-tu emporter ? » C’est ma fille qui vient de me poser cette question, mon unique fille. Elle est là avec ses deux frères. L’appartement est presque vide. Ma fille s’époumone. Elle est rouge. Sa bouche est déformée par la colère. Elle est à bout. C’est évident. Alors que je me demande ce que j’ai fait pour la mettre dans un tel état, elle m’arrache des mains ma poupée et, de rage, la jette contre un mur. Un grand fracas. Elle retombe sur le parquet. Je me précipite. Je suis à genoux, à son chevet. Son crâne est brisé. Il lui manque la partie gauche du visage, comme soufflé par un éclat d’obus. Elle a perdu un bras et une jambe. Je pleure. J’ai mal. Je revois les poilus de la Grande Guerre, toutes ces gueules cassées qui nous fascinaient autant qu’elles nous effrayaient. On nous interdisait de les montrer du doigt, de les regarder avec insistance. Eux, ils ne nous voyaient pas. Ils rasaient les murs. Même en plein jour, sous un soleil zénithal, ils n’étaient que des ombres. Je serre contre moi ce qu’il reste de ma poupée. Je me tourne vers ma fille. Sa colère l’a quittée. Je me rappelle qu’avant le drame, elle m’a posé une question. Je lui réponds : « Ma poupée. C’est ma poupée que je voulais emporter. »

 

2 commentaires sur “Au dernier jour de l’été, la journée mondiale Alzheimer

  1. Très émouvant ton récit ,ce soir je regarderai le film ,pour l’instant je vais m’occuper de Babeth qui a la maladie ,(je n’aime pas ce mot ,elle n’est pas malade ) d’Alzheimer ,elle a 85 ans ,son mari 90 , elle a fait l’école des mines et son mari était général
    Je t’embrasse

  2. Chère Mithé, je te remercie pour ton message. Je sais quels bons soins tu prodigues depuis plusieurs années à des personnes souffrant de la maladie d’Alzheimer. C’est merveilleux quand on peut être aidé par une personne extérieure! Cela doit beaucoup soulager celui qui accompagne au quotidien et qui s’épuise. Alzheimer s’attaque à tous les cerveaux qu’ils aient ou non eu la chance de faire de longues études. Toujours pas l’ombre d’un traitement à l’horizon et, en France, 900 000 personnes touchées. En Europe de l’Ouest, ce sont 67% de femmes qui prennent soin de leur proche atteint par Alzheimer…
    Je t’embrasse

Les commentaires sont fermés.