Sait-on seulement pourquoi, parfois, à la faveur d’une musique, d’une scène de la vie réelle ou scénarisée, le barrage cède, libérant le trop plein d’émotions contenues ? Une chose est sûre, quand ça craque, on est vraiment submergé. Le plus souvent, les émotions viennent de loin. Elles étaient tapies dans les coins d’ombre de notre mémoire. On les croyait oubliées, et puis, vlan, elles se rappellent à nous. En général, c’est un jour où nous sommes plus sensibles, où nous avons baissé la garde. Je connais une maman qui a vécu, en un temps rapproché, trois séismes, sans bien pouvoir en comprendre l’origine. Dans les trois cas, c’était lié à la musique, plus précisément, à trois thèmes, tirés de trois dessins animés japonais.
Un dimanche gris et froid, les enfants regardaient, sans bouger, « le tombeau des lucioles ». Elle commençait à faire couler le bain quand, brutalement, elle a fondu en larmes. Dans le film, le grand frère serrait dans ses bras, sa petite sœur, qui venait de s’éteindre. Elle espérait que les enfants ne la verraient pas. Mais, son aînée s’est approchée d’elle. Elle pleurait de voir sa maman malheureuse. La seconde petite fille les a rejointes, en larmes, également. Quand le petit garçon a vu le groupe des trois pleureuses, il a voulu en être aussi ! La maman a fini par rire du comique de la situation et a expliqué à ses enfants la raison qui l’avait rendue si triste. On a décidé de ne plus regarder ce film.
Plus récemment, le barrage a cédé avec « le château dans le ciel » et « le château ambulant ». Elle n’a vu que quelques scènes du premier. En revanche, elle a regardé le second, du début jusqu’à la fin, un soir, alors que son mari était absent, ses deux filles à la montagne avec leur mamie, leur tante, leur oncle et leur petite cousine, et que son petit garçon sommeillait paisiblement. Au début, elle ne pensait pas regarder le film en entier. Elle voulait savoir si, éventuellement, il serait adapté à ses enfants. Et puis, d’une image à une autre, elle s’est laissé embarquer dans ce beau voyage. Elle a pris place à bord du château ambulant. Elle y a rejoint la douce Sophie, l’obèse sorcière des Landes, l’ambivalent Hauru, Calcifer le gentil démon de feu, Navet, le prince épouvantail, le jeune Marko, et Hihn le vieux chien de Suliman, la magicienne royale. Elle en est descendue deux heures plus loin.
À quelques minutes de la fin, elle s’est mise à pleurer. Elle sentait bien que le barrage allait céder, que l’eau allait tout emporter mais elle ne pouvait pas lutter. Forte de la connaissance d’un principe de médecine japonaise, voulant que les larmes fassent circuler l’énergie dans le corps, elle les a laissées venir. Elles roulaient sur ses joues avant de s’écraser sur les lames du parquet. Elles formaient de toutes petites mares.
La musique et le dénouement de l’histoire étaient les deux éléments déclencheurs. Mais, dans le fond, que révélaient-ils ? Quels vieux souvenirs exhumaient-ils ? De quelle nostalgie étaient-ils porteurs ? La musique, vraiment magnifique, lui rappelait certains nocturnes de Chopin et, aussi, le thème central de « cinéma paradiso ». Le film parlait de l’enfance, des guerres, toujours si injustes pour les populations, de la peur de vieillir, de mourir, de vivre la perte définitive de ceux qu’on aime, de notre capacité à nous transcender, à la fois par amour, et par volonté de faire le bien autour de nous.
Sous les traits ridés de cette toute jeune fille transformée en vieille femme, par le sortilège d’une magicienne jalouse, voyait-elle sa grand-mère ? Se projetait-elle déjà dans le grand âge ? Pleurait-elle sur la vraie jeunesse et son cortége d’insouciance, de légèreté, de foi en l’avenir qu’elle ne croyait pas avoir eu vraiment l’espace de vivre quand elle avait vingt ans? Etait-elle nostalgique de ces moments merveilleux qui marquent le commencement d’un amour et où l’on se sent porté, transporté, invincible, tout notre être tendu vers la découverte de l’autre, moments de grâce qui renaissent quand le couple prend le temps de s’asseoir près de la cheminée, et de souffler sur les braises douces et fidèles, solides et confiantes d’un amour inscrit dans la durée, qui enflamment les bûches.
La réponse était à trouver dans un mélange subtil de to
ut cela. Elle a éteint la télévision, évité de trop toucher à ses yeux rougis et gonflés pour maximiser ses chances d’avoir des paupières normales au réveil. Délicatement, elle a ouvert la porte de la chambre de son petit garçon, fait glisser sa main dans ses cheveux, vérifié qu’il ne s’était pas trop découvert et songé à ses filles qui devaient dormir profondément, après une journée de ski et de jeux. Elle a souri en voyant se dessiner les traits fins de sa petite Victoire qui aura cinq ans demain et à laquelle on avait oublié d’apprendre à lacer ses souliers toute seule.
Elle aurait pu se sentir idiote d’avoir pleuré de la sorte, mais pas du tout. Elle s’est dit qu’elle en avait eu besoin, que l’énergie circulerait mieux dans son corps. Avant de s’endormir, elle a pensé, qu’au registre des émotions, les auteurs de dessins animés japonais n’avaient vraiment rien à envier aux plus grands cinéastes italiens. Elle s’est empressée de fermer la porte à l’évocation de « l’incompris » car, alors, le port des lunettes de soleil risquait de devenir incontournable demain matin !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner