Lundi, Louis faisait sa rentrée en CM2 et mardi, c’était les filles. Troisième pour Céleste et cinquième pour Victoire. Quant à moi, je comptabilisais ma onzième rentrée. Si je ne me suis pas trompée, il m’en reste encore sept. Maintenant, tout le monde a retrouvé le chemin de l’école. Fantôme est au calme entre deux rendez-vous et, dans la chaleur de notre garage, un oisillon continue de grandir. Samedi dernier, je l’ai découvert au pied du bouleau argenté. Il avait dû tomber du nid à la faveur d’un coup de vent. Je l’ai recueilli délicatement dans le creux de ma main et lui ai fabriqué un lit douillet dans une boite à chaussure. C’est Céleste qui a trouvé comment le nourrir avec un biberon au sommet duquel elle a fixé le pouce découpé dans un gant Mapa. Sa présence intrigue beaucoup notre Fantôme, notre berger australien à la crinière de lion, qui aura sept ans en décembre. L’oisillon commence à émettre des petits « cui-cui ». C’est amusant de le voir fourrer son long bec légèrement bosselé dans le pouce du gant. Une fois nourri, il s’endort. Aujourd’hui, sans les filles, c’est moi qui vais jouer les mères nourricières.
Ce matin, la lumière était fantastique sur le plateau et les contrastes entre les ombres projetées par les nuages sur la terre couleur de Sienne et le vert fluorescent des feuilles et de l’herbe fascinants. A la surface de la mare, les nénuphars ne fleurissent plus et les pommes tombées des arbres sentent le cidre. Comme un avant-goût du Finistère que je suis si impatiente de retrouver à la Toussaint!
Nous sommes entrés dans le mois des anniversaires familiaux. Nous en fêtons pas moins de cinq! Ma soeur et la soeur de Stéphane, Céleste et le parrain de Victoire et Stéphane. Cette année, enfin, nous accédons au souhait tout à fait légitime de notre aînée: avoir sa chambre à elle. Depuis que son frère est né, Céleste a toujours accepté de l’accueillir dans sa chambre. Céleste, enfant, n’investissait pas du tout sa chambre contrairement à sa soeur qui jouait dans la sienne et, en grandissant, en changeait souvent la décoration. Les années passant, les playmobils, coquillages et autres vaisseaux de pirate de Louis venaient envahir l’univers de Céleste. Souvent, Céleste faisait le vide. Tous les objets disparaissaient mais, très vite, Louis qui me ressemble et à ce besoin de s’entourer de mille et un petits souvenirs réinvestissait la place.
Dans de nombreuses chroniques, j’ai raconté comment notre famille avait été séparée presqu’une année quand Stéphane a fait l’acquisition de la maison et y a mené des travaux colossaux que je n’hésite pas à comparer à l’une des épreuves ordonnées par Eurysthée à Héraclès et comment notre Céleste a vu partir son papa sur un brancard la veille de Noël car son coeur était épuisé par tant d’efforts. Cet épisode a contribué, avec deux autres, à la doter d’une personnalité en apparence très gaie et détachée, forteresse à une nature sensible et anxieuse.
Quand on a consacré autant de temps à une maison et qu’on y a laissé une partie de sa santé, qu’on souffre d’une tendinite larvée à l’épaule et que les nerfs sciatiques sont prompts à se tendre, il n’est pas évident de s’y remettre. Cela fait douze ans que nous habitons cette maison qui fut une étable. Elle abritait des animaux particulièrement paisibles: des vaches. Comme toutes les étables, elle a été construite directement sur le sol si bien que l’humidité gagne les murs. Parfois, en riant, le matin, je me tourne vers Stéphane et je lui dis qu’un jour nous nous réveillerons et nous aurons été transformés en lichen! Le salpêtre grignote les murs des chambres et des taches de moisissure apparaissent tout autour des fenêtres. Idéalement, il faudrait refaire la peinture dans toutes les pièces du bas.
Pour que Céleste et Louis aient chacun une chambre, nous envisageons toutes les solutions: céder notre chambre à Céleste et nous installer dans la plus belle chambre de la maison, celle que nous réservons à notre famille et à nos amis de passage, aménager l’un des garages du fond du jardin, construire un chalet sous le prunus, laisser mon Ar-Men à Céleste ou à Louis…Aucune de ces solutions n’est retenue. Il n’en reste plus qu’une: sacrifier l’âme de la maison, son coeur, en créant un nouvel espace dans la partie haute de la longère ouverte entre la mezzanine et la chambre. C’est ce qui sera le moins chronophage et le moins couteux.
Le week-end dernier, l’opération chambre est lancée. Les enfants sont ravis! C’est moi qui ouvre le bal en vidant la pièce de tous les jouets de Louis et d’une partie des meubles. Le tout est stocké dans la chambre du fond. Les enfants aident leur papa à poser les rails sur lesquels seront fixés les plaques. Tandis que l’étage se transforme en chantier, je m’attelle au nettoyage du tiroir qui coulisse sous le lit de Céleste. Plus d’une heure pour venir à bout des magasines, jouets, bouts de ficelle, dessins, breloques, épingles à cheveux et dessins qui y dormaient. Il y a tant de poussière que je m’attends à y trouver une Belle au bois dormant ensevelie depuis cent ans! Céleste a mis en vente son lit, son armoire et sa table de chevet. Ils lui avaient été offerts par son papi et sa mamie quand elle était toute petite. Céleste s’est lassée de ses tons orange et anis. Elle est naturellement « Feng shui ». Comme sa soeur, elle aime les espaces épurées, les tons brun et gris et les plantes vertes. Cette fois, sa mamie lui offre un canapé-lit et une commode.
Samedi, toute la journée, j’ai le moral en dessous du niveau de la mer. Tout changement dans la maison réactive chez moi le traumatisme des déménagements, des pertes de repères et des deuils. Ma soeur est exactement comme moi. Cela nous a été transmis par notre mère qui n’a jamais connu son père parti dans la nuit et le brouillard de Mauthausen et qui entrait dans un état semi-dépressif quand son mari lui annonçait une nouvelle valse préfectorale. Cette tristesse et ce mal-être qui s’emparent de ma soeur et de moi à chaque changement de notre environnement est assez difficile à expliquer à une personne qui est née et a vécu durablement au même endroit. Une personne qui a un berceau, des racines profondes aura bien du mal à éprouver ce que ressentent ceux qui n’en ont pas. A l’âge de dix-huit ans, j’ai cru avoir trouvé le terreau dans lequel, enfin, mes racines allaient pousser. A Paris où j’avais vécu deux ans petite fille et où je venais voir notre grand-mère maternelle. Douze ans plus tard, j’acceptais de me laisser déterrer. Mes racines étaient fracturées. Maintenant, je ne cherche plus à en avoir. Il existe bien des plantes qui vivent sans racines ni terre: les tillandsias, cousins des ananas.
Le dimanche, Stéphane travaille dix heures à monter les plaques de la future chambre de Louis. Un de nos amis, Fabien, menuisier de formation, a la gentillesse de l’épauler tout l’après-midi. C’est tellement plus agréable et stimulant de travailler à deux! Mon aide consiste à passer un coup de balai régulièrement. Epuisée, j’ai du mal à suivre cet épisode du plus célèbre des inspecteurs de la brigade criminelle de Los Angeles « l’enterrement de madame Colombo » que Victoire tenait absolument à voir avec moi. J’adore Peter Falk. Je ne me lasse pas de sa Peugeot grise, des taches de graisse sur son imperméable, de ses cigares et de ses faux-départs mais mes paupières sont si lourdes. Je sursaute. Un bruit terrible vient de retentir dans la maison. Quelques minutes plus tard, Céleste entre dans la chambre et me raconte ce qui vient de se passer. Préparant un thé « Paul et Virginie », elle a voulu prendre la théière dans l’armoire et a fait basculer les plaques de trois mètres qui tenaient en équilibre. Ses cuisses sont zébrées et de gros hématomes feront leur apparition dans la soirée. Vite, la solution miracle découverte dans les rayons de l’armoire à pharmacie beau-parentale: le contre-coups de l’Abbé Perdrigeon!
Il est vingt-deux heures quand Stéphane finit de poser la dernière plaque et vingt-trois heures quand j’achève d’aspirer et de passer la serpillère. Nous dînons en décalé. Comme la Haute-Corse est loin! Comme notre nuit dans un camping sur les bords de la Restonica semble appartenir à une autre vie! Je vais vous raconter cette aventure.
Notre séjour corse est déjà bien avancé quand nous décidons de partir découvrir Corte, la vallée de la Restonica et de marcher jusqu’au lac de Melo. Nous ne pourrons pas atteindre le lac de Capitello, situé deux cents mètres au-dessus du premier car, aussi agile soit-il, notre Australien ne sait pas évoluer sur des échelles! Coup de coeur pour la ville de Corte qui abrite les universités de Corse. Les ruelles sont charmantes. Un petit air de Menton avec ses façades colorées. Les habitants sont charmants, bien plus agréables qu’à Calvi et tellement plus encore qu’à Ajaccio ou à Bonifacio. C’est en retrouvant des gens « normaux » qu’on réalise qu’on finit par s’habituer à ceux qui ne le sont pas! C’est ainsi qu’après avoir été reçu avec agressivité dans l’unique café de Lumio, repères de chasseurs aux uniformes de GI Joe, je n’en pousserai plus jamais la porte. C’est dommage car je suis privée du plaisir d’une tasse de café à la terrasse dans le calme des matins face à la baie de Calvi mais je ne tolère pas qu’un commerçant se comporte aussi mal!
Les enfants adorent camper! Il n’est pas rare qu’ils nous demandent à monter la tente dans le jardin y compris en plein hiver. La dernière fois, il s’agissait de tester le matériel de Stéphane avant son départ pour le lac Baïkal. Dans la nuit, la température était descendue à – 15°. Louis et Stéphane, blottis dans des sacs de couchage « haute montagne » avaient dormi comme des bébés. Les filles et moi dans des sacs classiques étions transies jusqu’à l’os. Une des meilleures nuits de ma vie! Nous n’avons pas campé, ailleurs que dans le jardin, depuis les Cévennes et les Causses avec nos amis Sandrine et Jean-Pierre et leurs enfants Zoé et Achille. Les enfants sont ravis! Le camping borde la Restonica. De grands pins ombragent les espaces dédiés aux tentes. On dénombre une majorité écrasante d’Italiens et d’Allemands mais aussi des Espagnols et des Slovènes. Les mollets musclés croisés dans les allées ne laissent planer aucun doute: ici, tout le monde marche et ceux qui ne sont encore trop jeunes pour être autonome sont portés par leurs parents.
Tandis que nous déplions la tente, les marcheurs rentrent. c’est l’heure des bains délassants dans l’eau cristalline et fraîche des vasques creusées dans le lit de la Restonica, des douches, du linge lavé à la main et étendu sur un fil tiré entre deux branches, de l’apéritif et de la préparation des repas. C’est le grand retour des combis Wolkswagen. Les « split » ou les « bay window » ont infiniment plus de charme que les « T3 », « T4 », « T5 » ou « T6 ». Dans l’inconscient collectif, ces véhicules sont synonymes de liberté, de bonne humeur et de vie sauvage. Devant un combi, une maman de trois enfants aux cheveux couleur de blé mûr s’affaire au-dessus de ses fourneaux. Une bonne odeur d’oignons dorés dans de l’huile d’olive vient me chatouiller les narines. Deux grands verres à pied remplis de vin rouge sont posés sur la table pliante.
Le raffinement de certains campements me rappelle des scènes magnifiques du film « Out of Africa » réalisé par Sydney Pollack. Les moments ou Denys Finch Hatton fait découvrir la savane africaine à Karen Von Blixen. Pas de gramophone pour jouer le concerto pour clarinette et orchestre de Mozart, pas de vaisselle en porcelaine ni de couverts en argent. Nous nous satisferons de deux délicieuses pizzas préparés par le pizzaiolo du camping et que les enfants ont été commander et chercher. Nous nous installons sur des pierres et mangeons nos pizza avec les doigts.
Quand nous nous coulons sous nos draps, le soleil n’a pas encore basculé quelque part derrière les lacs de Melo et de Capitello. Les filles ronchonnent. Quelle idée de se coucher de si bonne heure! Stéphane et Louis vont se tremper une dernière fois dans la rivière. Fantôme monte la garde devant la tente. Les filles râlent toujours. Louis se tourne et se retourne des dizaines de fois sur son matelas. Stéphane et moi nous sommes glissés dans ces draps que nous avions faits confectionner dans la ville de Leh, au Ladak, alors que nous étions entrés dans la partie « Asie » de notre tour du monde.
Presque dix-sept ans plus tard, les tissus ont conservé l’odeur de l’échoppe dans laquelle nous les avions choisis. Il me suffit d’en respirer l’odeur pour que soit restituée l’atmosphère unique de cette ville de montagne située à 3500 mètres d’altitude. Je revois la vie dans les rues, les abricots couverts de fruits mûrs; le très beau monsieur sikh qui officiait derrière le comptoir du « Pumpernickel Bakery »; la vieille dame au visage tout ridé qui vendait de l’essence dans sa magnifique tenue traditionnelle; le monsieur qui repassait à la lumière d’une bougie; le confort spartiate de la chambre que nous occupions entre deux treks, les cavaliers disputant une partie de polo et les moines boudhistes faisant tourner leur moulin à prière.
Les enfants ne bougent plus. La nuit est noire et le ciel parsemé d’étoiles. Le train du sommeil me boude. Le camping tout à l’heure si paisible s’anime. Des voitures se garent. Des portes claquent. Non loin de nous, un couple d’Allemands refait le monde et rit à gorge déployée jusqu’à une heure avancée de la nuit. Excédé, Stéphane dont la grand-mère paternelle était allemande, lâche un « Ruhe! » qui porte ses fruits. Il est quatre heures. Encore une heure et Paris s’éveillera. Les travestis iront se raser, les stripteaseuses se rhabiller. Les traversins seront écrasés et les amoureux fatigués. Nous aimerions dormir mais le ballet des voitures se poursuit inlassablement et les portières n’en finissent pas de claquer. Notre matelas s’est dégonflé. Les petites pierres jouent les maîtres Shiatsu. Stéphane qui espère encore dormir avant la marche jusqu’au lac de Melo regonfle le matelas. Mon train est un omnibus. Il marque tous les arrêts.
Avant sept heures, nous sommes tous à pied d’oeuvre. Une heure pour tout ranger. En voiture, nous gagnons le parking payant au départ duquel nous allons attaquer la montée. Il fait déjà très chaud et nous retrouvons toutes les familles du camping. Pour atteindre le lac de Capitello situé à 1900 mètres d’altitude, il faut partir tôt. Nous montons raide en direction du lac de Melo. Stéphane et les filles prennent à droite, en direction d’une portion de montagne équipée d’échelles. Louis, Fantôme et moi prenons à gauche. Nous progressons lentement. Les rochers sont très hauts et la chaleur est écrasante. Avec une heure de sommeil au compteur, mon coeur joue les filles de l’air. A plusieurs reprises, Louis menace de ne plus avancer. Je le motive et il repart. Finalement, je lui confie la laisse de Fantôme et notre Australien aide Louis à grimper. Parfois, c’est l’inverse et le relief est si accidenté que la pauvre bête ne sait plus comment avancer.
Enfin, nous arrivons au lac qui, objectivement, n’a rien d’exceptionnel en comparaison de ses cousins alpins ou pyrénéens. La famille se reconstitue. Nous libérons nos pieds des chaussures de marche et allons les tremper dans l’eau du lac. Des groupes de courageux se baignent et, peut-être, cherchent à sa galvaniser avant de partir pour le lac de Capitello. En dépit de la chaleur et du dénivelé, les enfants ont adoré cette marche et savouré le bain de retour dans la Restonica.
Tandis que je termine ma chronique, les filles sont retranchées dans leur chambre respective; Louis, Gabin et Léonie sautent dans le trampoline; Stéphane passe une seconde couche d’enduit avant d’attaquer la peinture; Fantôme attend sa seconde sortie de la journée; l’oisillon sommeille et l’ouragan Irma se déchaîne sur les petites Antilles.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner