Il est un peu plus de dix heures. Le car orange à inscriptions bleues quitte le parking de l’école. A son bord, en plus du conducteur, monsieur charmant aux yeux clairs pétillants et aux cheveux argentés, une jeune institutrice, vingt deux enfants et trois mamans. Comme elle l’a promis hier à sa grande petite fille de six ans et demi, une des mamans s’installe à ses côtés, après avoir conseillé aux autres enfants de retirer leur manteau.
La petite Céleste se serre contre sa maman. Elle est à l’âge où l’on est encore fier d’avoir sa maman avec soi, sa maman pour soi, même si, forcément, on devra, aussi, la partager un peu avec les autres. La petite fille affiche son plus tendre des sourires et entreprend de faire un inventaire à la Prévert du sac de sa mère. Derrière, une petite fille somnole en suçant son pouce. Devant, deux petits garçons, passablement excités, gloussent si fort que, régulièrement, l’institutrice, assise au premier rang, se dévisse le cou pour leur jeter son regard le plus noir.
La maman demande à sa petite fille si elle sait à quoi est consacré le musée qui fait l’objet de cette visite. Après un temps de pause assez long, la petite fille répond qu’elle n’est pas sûre mais qu’elle croit qu’il s’agit d’une classe à l’époque de la préhistoire. La maman sourit. Elle doute que sa fille ait été bien concentrée, ce matin, quand l’institutrice donnait des explications !
Le car s’arrête devant une ancienne école de la ville, transformée en musée. Les enfants descendent et attendent quelques instants que la classe qui les a précédés ait achevé la visite des lieux. Le vent est moins fort, mais la température est encore glaciale pour un mois de mai. Des rhododendrons hésitent à ouvrir leurs gros boutons violets. La conservatrice du musée accueille la petite troupe. Elle a les cheveux courts et l’accent chantant. Bientôt, l’assemblée saura qu’elle est originaire de Carcassonne, dans l’Aude, et que ses quarante années passées dans le Loiret n’ont pas eu raison de ses intonations ensoleillées. Elle invite les enfants à se ranger par deux devant la porte. Chacun fait sonner la cloche avant de découvrir à quoi pouvait ressembler une classe à l’époque, non pré historique, de leurs arrières grands-parents.
Quand la maman pénètre à son tour dans la salle, elle est saisie par l’odeur qui flotte dans l’air. C’est comme si elle venait de croquer dans une énorme madeleine parfumée aux zestes d’enfance. Par la puissance évocatrice de cette odeur, celle du bois ciré des pupitres, mêlée à celle du cuir des cartables, elle vient de rajeunir de plus de trente ans. C’est lundi. Elle n’a pas fait de fautes dans son autodictée. La maîtresse est satisfaite de la manière dont elle a récité sa poésie. Le soir venu, comme elle a reçu son dixième bon point, elle peut choisir une belle image dans la boite en fer, qui a du contenir des gâteaux secs pour le thé. Elle soulève délicatement le couvercle. Elle prend tout son temps pour choisir son image. Tout à l’heure, elle rejoindra ses petits camarades dans la cour de récréation, avant que ne retentisse l’heure dédiée à l’étude. Elle tombera sur le sol granuleux. Elle s’arrachera la peau des genoux et celle des mains. Elle aura mal. Elle serrera les dents mais ne lâchera pas sa belle image.
La maman revient au temps présent. Machinalement, elle passe sa main sur son genou comme si elle s’attendait à y trouver du sang chaud coulant le long de sa jambe. Elle se met à détailler la salle. C’est une pièce large et profonde baignée de lumière. Sur le bureau du maître, situé sur une estrade, sont posés un plumier et une badine. Derrière le périmètre réservé à l’instituteur, l’incontournable tableau noir avec, en son centre, une carte de France quadrillée et dessinée à la craie blanche, et, devant, plusieurs rangées de pupitres avec, sur chacun d’eux, un encrier en porcelaine blanche. A plusieurs endroits de la salle, on trouve des armoires aux portes vitrées contenant de vieux livres, d’anciens cahiers d’élèves et des dict
ionnaires. Des cartes de France et du monde sont accrochées sur les murs blancs. De magnifiques cartables dont on devine un cuir assoupli à l’extrême par les décades, et des tabliers noirs ou bleus, blancs ou roses sont suspendus aux paternes. Une couleuvre et une vipère prennent les eaux dans des bocaux de confiture. Dans leur boite, des papillons tombent en poussière pailletée. La maman voit encore un boulier, un poêle, deux fusils en bois, un bonnet d’âne et une grande affiche mettant en lumière les ravages causés par l’alcoolisme.
Elle s’attarde sur une ardoise. Il y est inscrit d’une belle écriture qui appartient résolument au passé « tenue du corps » et dessous « les jambes placées verticalement. Le corps droit, sans raideur, ne touchant pas à la table. Tête un peu inclinée en avant. Bras gauche assez avancé sur la table, bras droit placé obliquement, le coude en dehors de la table. Cahier un peu incliné vers la gauche ».
Tous les élèves se sont installés aux bureaux en bois foncé ou clair. La maman observe qu’à cet âge-là, les enfants se tiennent encore, naturellement, le dos bien droit. Elle se dit, aussi, que Brel était si juste quand il chantait: « fils de bourgeois ou fils d’apôtre, tous les enfants sont comme les vôtres…Ce n’est qu’après, longtemps après ». Elle se demande ce que la vie réserve à tous ces enfants âgés de six, sept et huit ans.
La conservatrice commence par rappeler aux jeunes visiteurs que, pendant longtemps, les filles n’allaient pas à l’école, qu’ensuite, garçons et filles fréquentaient des établissements séparés avant que ne soit adopté le principe de la mixité, remis en cause par certains ces dernières années. Elle explique que, souvent, notamment dans les campagnes, le ramassage scolaire n’existant pas, les enfants parcouraient, seuls, de nombreux kilomètres pour se rendre à l’école. Les enfants devaient, avant la généralisation du charbon, apporter une bûche que l’instituteur utilisait pour alimenter la chaleur du poêle. C’est sur ce même poêle que le repas du déjeuner était mis à réchauffer dans des gamelles. La plupart des élèves portaient des sabots de bois. Les maîtres vérifiaient, avant que les enfants n’entrent dans la classe, la propreté des mains et des ongles.
La conservatrice leur parle encore du boulier, du guide chant, de la leçon de morale et de l’incontournable bonnet d’âne. Tous les enfants lèvent le doigt pour l’essayer. Le port du bonnet entraîne, à chaque fois, une cascade de rires. La dame leur raconte qu’enfant, le maître l’avait coiffée du bonnet et que pour ajouter à l’humiliation, il l’avait postée devant l’école, sur le trottoir, à la vue de tous les passants. Le hasard avait voulu que son père emprunta ce chemin. Quand il vit sa fille, il marcha droit sur elle et lui administra deux gifles. Autre temps, autres mœurs !
La visite prend fin sur un travail d’écriture. Les enfants sont invités à recopier un texte de dix lignes racontant le départ pour l’école d’un petit garçon de la campagne, au début du siècle dernier. La conservatrice tend à chaque élève une plume en acier, une feuille et un buvard. Avec un incroyable sérieux, les enfants se prêtent au jeu. L’ exercice n’est pas facile, mais ils s’appliquent. Une des mamans se surprend à évoluer entre les rangs pour suivre le travail des enfants et les complimenter. Ils sont heureux de faire admirer leur page d’écriture.
Le car est devant la porte. Les enfants tendent leur feuille à leur institutrice. Leurs doigts sont teintés d’encre. Avant de partir, ils veulent tous faire vibrer les touches de l’unique octave du guide chant. Un groupe de petits garçons s’attarde devant les deux fusils en bois. Une maman aimerait bien leur parler de la guerre de 1870, de l’occupation de l’Alsace et de la Lorraine, et de la préparation psychologique à la guerre future contre les Allemands honnis qui démarrait dans l’enceinte des écoles, mais elle ne le fait pas. Les enfants sont ravis de leur visite.
Le retour s’effectue dans un grand calme. Les enfants ont faim et se demandent ce qu’ils vont trouver dans leurs assiettes, au réfectoire. Céleste se relplonge dans l’inventaire du sac maternel, qui dépoie tous ses tours. En arrivant, la maîtresse de Céleste confie à sa maman qu’elle entend, même si cela risque de faire des vagues, restaurer le vouvoiement dans sa classe car non seulement il permet d’asseoir l’autorité mais en plus il aide les enfants à se situer vis-à-vis des adultes. Même si son père disait, sur le ton de l’humour, « tutoyer tout le monde, sauf sa femme », la maman trouve que c’est une excellente chose. Elles sont devant la grille verte. La petite fille lâche la main de sa maman. Répondant à l’appel du ventre, elle est maintenant pressée d’aller déjeuner.
De son côté, la maman est enchantée de sa première expérience d’accompagnatrice et songe qu’elle pourrait peut-être en faire une chronique qu’elle conclurait avec les deux citations suivantes : « le peuple qui a les meilleures écoles est le premier peuple. S’il ne l’est pas aujourd’hui, il le sera demain » et « on ne peut pas bien faire l’histoire des hommes si l’on ne peut retrouver d’abord l’histoire des enfants qu’ils furent ». La première est de Jules Simon, la seconde de Gaston Bonheur.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner