Chronique estivale 4 ou chronique de l’âge de raison

lune.jpgIl est déjà tard. Toutes les lumières de la maison sont éteintes. La lune est aux trois-quarts ronde. Dans la tête d’une maman tourne et retourne la même interrogation : « fera-t-il beau demain ? ». Quand elle ne songe pas aux couleurs du ciel, elle raie, mentalement, toutes les choses qui étaient sur sa liste : acheter paquets de fraises tagada, carambars aux fruits, malabar bi-goût, chamallow ; faire gâteau marbré parfumé vanille et gâteau roulé confiture fruits rouges ; penser bougies en forme de cœur + éléments déco gâteaux ; gonfler ballons ; imaginer questions jeu de piste ; remplir dix-sept sacs avec cadeaux pour enfants.

 

liste.jpgElle adore les listes ! Elle est une inconditionnelle des listes. Elle ne sait pas à quand remonte cette manie. Elle imagine qu’elle s’est installée quand elle a quitté le toit parental. Des listes, elle en fait sur tout : dos d’enveloppe, post-it de couleur, morceaux de papier usagé, billets de TGV et, autrefois, tickets de métro ou de RER. Avec un stylo-bille, elle serait tout à fait capable, faute de mieux, d’écrire les taches qui lui incombent ou les choses qu’elle redoute d’oublier, sur une feuille d’essuie-tout ou de papier toilette. C’est vous dire son degré de dépendance ! Des listes, elle en laisse partout : sur le plan de travail de la cuisine, son bureau, l’une ou l’autre des commodes de l’entrée, sa table de chevet et même la tablette du lavabo. Alors, des vieilles listes, elle finit toujours par en retrouver entre les pages d’un livre qu’elle pensait relire, dans le cendrier de sa voiture, au fond des tiroirs et dans les poches de ses manteaux. Retrouver une vieille liste, c’est comme se replonger dans un ancien agenda. Ce sont tant de souvenirs qui remontent, brutalement, à la surface de la mémoire ! Elle aime les listes, à la fois pour leur pouvoir rassurant et aussi pour la jouissance qu’elles procurent quand on biffe les choses écrites. Le moment de plaisir atteint son point d’orgue quand tout a été barré ! C’est un moment très gratifiant. Si tout a été rayé, c’est qu’on est à jour ! Plus rien à faire, plus rien en attente. C’est un peu comme se sentir en paix avec soi-même !

 

pendules-molles.jpgElle a cessé de s’interroger sur les couleurs du ciel. Elle s’est endormie. La nuit est passée trop vite, comme souvent. Si vite, qu’elle peut légitimement se demander si elle n’a pas rêvé ou, plutôt, si elle ne nage pas en plein cauchemar ! C’est numéro un qui les réveille. Numéro un qui pousse, sans ménagement, la porte de leur chambre et leur balance tout de go : « je n’ai plus sommeil ! ». Numéro un qui fête ses sept ans aujourd’hui avec tous ses amis et qui, déjà, voudrait que les aiguilles de la grosse pendule de la cuisine indiquent deux heures trente. Mais voilà, il n’est pas deux heures trente, seulement sept petites heures, passées depuis trente malheureuses minutes !

 

chat qui s'étire.jpgCe matin, c’est un papa qui s’arrache à la chaleur du lit et se réfugie derrière le rideau de la douche, après avoir renvoyé chaque numéro dans sa chambre. Ainsi, la maman, accroc aux listes, peut elle prendre le temps de se réveiller tranquillement, voire de tenter un rendormissement. Elle ne se rendort pas. Elle en est incapable. Alors, elle se contente de s’étirer paresseusement et d’admirer le beau ciel bleu qu’aucun nuage ne vient chatouiller.

 

physique.jpgComme toujours, depuis maintenant de longues semaines, numéro trois est à peine debout qu’il crie et tape au lieu de parler ! De leur côté, et pour donner le change, numéro un et numéro deux se disputent le canapé pourtant bien assez spacieux pour les accueillir toutes les deux. À intervalle régulier, la télécommande de la télévision, que les enfants ont pourtant interdiction de conserver dans la main, s’écrase méchamment sur le parquet ! Numéro trois shoote et jette tout ce qui passe à portée de pied ou de main. Tandis qu’au rez-de-chaussée, un couple essaie de prendre son petit-déjeuner, une maman se rappelle avoir lu que les petits garçons, à la différence des petites filles, lancent les objets dans le but de réaliser des expériences dignes d’un T.P de physique. Il s’agit, en fait, de voir et de comprendre comment les objets se comportent dans l’espace, puis réagissent au contact de la matière ! Le papa qui a prêté, à la théorie de sa femme, une oreille aussi attentive que possible quand on a été réveillé à la mode de Coëtquidan, semble peu convaincu et monte, quatre à quatre, les marches de l’escalier pour retirer la télécommande des mains de numéro deux et envoyer numéro trois réfléchir, seul, dans le bureau maternel à la possibilité d’envisager un retour à une forme de communication plus civilisée!

 

Le-Grand-Bleu-1988-2.jpgLe papa et numéro trois conduisent les filles au poney. La maman a un peu plus d’une heure devant elle pour mettre les touches finales à l’organisation de l’anniversaire de numéro un. Elle commence par attacher, tout autour de la pergola de la terrasse, la trentaine de ballons de toutes les couleurs qu’elle a gonflées hier. Elle les a entreposés dans le garage. Hier, en les remplissant d’air, un à un, sans pompe, elle se rappelait un passage du film « le grand bleu » que les enfants aiment tout particulièrement. Il s’agit de celui où chaque apnéiste se prépare à se laisser emporter, dans le sillage de sa gueuse, vers les grands fonds. Le concurrent japonais s’hyper ventile tant et plus qu’il finit par perdre connaissance. Alors qu’elle en était à gonfler son vingt-cinquième ballon et qu’elle en profitait pour muscler à la fois, abdominaux et périnée, elle craignait de subir le même sort que le malheureux japonais ! Finalement, cette pensée l’avait fait rire et le ballon qu’elle achevait de gonfler était parti dans les airs avant de retomber sur le sol, la peau molle et distendue.

 

jeu de piste.jpgÀ la faveur du souffle froid du vent du Nord, la plupart des ballons viennent s’éventrer sur les dents des canisses et exploser dans un bruit sourd entraînant les jappements frénétiques des deux Fox Terriers de leur plus proche voisine. La terrasse décorée, elle va dissimuler les enveloppes contenant certaines des énigmes du jeu de piste. La brouette, le toit du puits, le prunier, le prunus, la boîte à gants de sa voiture, la grosse poubelle extérieure, la réserve de bois au fond du jardin, la fenêtre de la salle de bains, le pied de lavande, le tronc du sapin et la haie se transforment en cachettes. Maintenant, elle prépare une des épreuves, celle qui consiste à reconnaître, les yeux bandés, des aliments. Les enfants devront nommer le cornichon, la banane, arrosée d’un jus de citron vert, le chamallow, le carambar au caramel, la fraise tagada, le comté, la pomme, la mirabelle, la tomate cerise et la confiture de mangue. Le plateau dégustation est fin prêt. À présent, elle prend la direction de la chambre de numéro un et dispose, sur le lit, tous les déguisements des enfants. À un moment ou à un autre de la journée, certaines petites filles sont toujours contentes de se métamorphoser en Jasmine ou Arielle, Belle ou Cendrillon.

 

bébé shrek.jpgEnfin, la maman s’attaque à l’habillage des gâteaux. Sur le gâteau roulé, elle pique des ombrelles en papier et parsème les abords du plat en porcelaine blanche de cœurs en sucre rose. C’est numéro trois, revenu plus vite que prévu, qui prend en charge la décoration du gâteau marbré, celui qui a été spécialement demandé par l’héroïne du jour et sur lequel seront disposées les sept bougies. Avec la force d’un des bébés de Shrek, il enfonce, sur le dos du gâteau, des petites billes de couleurs. Il les fait pénétrer si fort qu’elles disparaissent dans la chaire noire et blanche. La maman l’exhorte à plus de mesure et le petit garçon essaie de résister à l’envie de faire de ce gâteau d’anniversaire le théâtre tout trouvé d’un nouveau T.P de physique !

 

écurie.jpgLes filles sont rentrées du poney club. Ça sent bon l’écurie ! Les cavalières ont faim, très faim ! Le repas avalé « vite fait sur le gaz », les filles vont se changer. Numéro trois et son papa, eux, vont se reposer, histoire d’être en pleine forme pour vivre cette journée placée sous le signe de la raison.

 

Deux heures et demie, les premiers enfants arrivent les bras chargés de cadeaux que numéro un, de nature légèrement timide, accueille avec une forme de maladresse attendrissante. Quinze heures, les enfants sont tous là et de son lit, numéro trois fait amplement savoir qu’il est réveillé et aimerait participer aux festivités ! Il est grand temps de déclarer le jeu de piste ouvert. Les garçons ont déjà repéré trois des enveloppes punaisées sur le tronc du prunier, du sapin et du prunus. Chacun est prêt à se battre avec l’ami tant aimé depuis la première année de maternelle pour arracher l’enveloppe en premier. La maman leur répétera plusieurs fois qu’il s’agit d’un jeu d’équipe et non d’un jeu individuel, qu’il faut jouer ensemble et non pas en solo comme les sportifs d’une certaine équipe de football lors des derniers championnats du monde en Afrique du Sud, rien n’y fera. Et numéro deux qui a toutes les peines du monde à se persuader que l’important, c’est de participer, sera prêt à se faire écraser les doigts d’une main sous une poubelle pour accéder à l’enveloppe avant les autres !

 

corde à sauter.jpgLe jeu de piste plaît beaucoup aux enfants. La maman a parfois du mal à canaliser la belle énergie et l’envie de gagner de certains membres de la troupe. Quelques enfants sont partants pour tout, n’éprouvent aucune frustration s’ils ne gagnent pas et ne renoncent devant aucune difficulté. D’autres, dans un mélange de timidité et d’orgueil, sélectionnent les épreuves auxquelles ils acceptent de participer. Les épreuves plus physiques, comme la série de pompes dans l’herbe fraîchement tondue, de sauts à la corde, de cochon pendu depuis le trapèze du grand portique, de postures de yoga à l’ombre du prunus et de courses dans des sacs à gravas jamais utilisés, se taillent un vif succès. La maman attendait beaucoup de l’épreuve des goûts. Elle est un peu déçue mais ne peut s’en prendre qu’à elle-même La moitié des participants a renoncé après qu’elle leur a glissé un bout de cornichon dans la bouche ! Elle aurait été mieux inspirée d’ouvrir le jeu avec un morceau de chamallow ou de pomme. Certaines questions consistent à citer des noms de sportifs, donner des mots d’anglais, deviner ce qu’est un « char » pour nos cousins québécois. Les enfants doivent aussi répéter, sans se tromper, des grands classiques comme « un chasseur sachant chasser doit savoir chasser sans son chien » ou bien encore « les chaussettes de l’archiduchesse sont-elles sèches ou archi sèches ? ». Les langues fourchent, les enfants éclatent de rire. Plus ils rient et moins ils sont en mesure de sortir victorieux de l’épreuve.

 

pere-fouras.jpgLa journée avance. Le soleil poursuit sa course. La jeune troupe marque une pause pour se désaltérer. Le vent, capricieux, empêche une maman et une de ses amies d’allumer les bougies de numéro un. Tant pis, numéro un ne soufflera qu’une seule bougie. Les six autres seront remplacées par une fontaine d’artifices qui fera scintiller les yeux de tous les enfants. Après le goûter, les enfants vont dénicher, dans la haie, la dernière enveloppe. Elle contient un papier qui, à première vue, semble vierge. La maman leur demande s’ils connaissent l’encre magique. Un petit garçon se jette à l’eau et explique que l’encre est remplacée par du jus de citron et que les mots apparaissent quand la feuille est chauffée à la flamme d’une bougie. Pour cette dernière épreuve, la maman regrette de ne pas s’être métamorphosé en mère Fouras ! Trop tard ! Un papa approche la feuille de la flamme d’une bougie. Les mots « concours de rire » viennent brunir la page blanche. Quelques rares enfants font entendre leurs rires le plus contagieux, tandis que les autres attendent avec impatience la remise des cadeaux. Pour leur plus grand bonheur, les sacs contiennent, notamment, une boîte de pâte à prout. Quand, à la fin du mois de juin, la maman avait tenu le stand de la pêche aux canards à la fête de l’école, les enfants ne juraient que par ce jeu-là. L’engouement est toujours le même ! Du jardin monte alors un concert de « vents » digne de « la soupe aux choux
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martinique-rhum-punch.jpgLes enfants sont enchantés de leurs cadeaux. À dix-sept heures trente, ils sont plus calmes. Les premiers parents viennent rechercher une progéniture qui n’est jamais pressée de repartir. Quelques petites filles se sont déguisées et s’affrontent dans une partie de mikados géants. Un autre petit groupe féminin s’est lancé dans la réalisation de peintures sur bagues et bracelets en plastique transparent. Deux numéros trois, deux anciens de la même crèche, s’amusent à se suivre en tenant chacun une extrémité d’une corde à sauter. Les garçons et deux papas disputent une partie de rugby. L’excitation de la journée retombe. C’est l’heure, pour les parents, de décompresser. La journée s’achève sur des ti’punchs et des verres de Muscat. On profite de la chaleur douce des ultimes rayons d’or du soleil. Les feuilles du prunus s’embrasent. L’humidité va tomber. Les princesses vont se rhabiller. Dix-neuf heures, les derniers enfants et les parents se disent au revoir.

 

nounours.jpgLa reine de la fête est ravie. Elle a passé, avec tous ses amis, une excellente journée. Elle est si contente de ses cadeaux que si ses parents ne la ramenaient pas à la raison, elle s’endormirait dans son magnifique survêtement violet, avec son sac en cuir rouge en bandoulière, les doigts et les poignets couverts de bagues et de bracelets, en tenant fort contre elle sa nouvelle Barbie. Le soir venu, dans son lit, une maman, épuisée, n’a aucune peine à trouver le sommeil. Avant de  sombrer, elle se demande si sa fille, dans trente-quatre ans, se rappellera aussi nettement qu’elle, la fête que ses parents avaient organisée pour ses sept ans. Mais ceci est une autre histoire !

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner