Ce matin, à sept heures vieillies de quelques minutes, le thermomètre affiche dix-neuf degrés. Les volets en bois vert s’ouvrent sur un ciel chargé, un ciel qui, hier, a trop abusé des bonnes choses. Les branches du sapin se balancent mollement. L’air est à la fois doux et lourd. Les bruits d’une douche lui parviennent et, dans le lit parental, numéro deux, réveillée la première, finit de lui raconter, par le menu, un goûter d’anniversaire, samedi après-midi, chez une petite amie de l’école. Cela fait déjà cinq fois qu’elle invite numéro deux à parler moins fort mais, l’excitation aidant, les chuchotements ne durent jamais longtemps. Tandis qu’une maman finit de s’habiller avec des vêtements qu’elle a, dans un gain de temps non négligeable, le plus souvent préparés la veille et que numéro deux poursuit son récit, son esprit fait un bond de plusieurs milliers de kilomètres, change d’hémisphère et se retrouve quelque part, entre Makarora et le lac Paringa, sur une route, longeant la côte ouest, de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande.
À ce moment-là de leur périple, ils ont déjà plus de 1500 kilomètres de vélo au compteur et un premier passage des Alpes inscrit dans la mémoire de leurs cuisses et de leurs mollets. C’est l’été. Encore trois jours et ils célèbreront le Réveillon du 31 décembre. C’est à Fox Glacier qu’ils diront adieu à l’année 2000 en compagnie de deux Hollandais, Irène et Marco, vivant depuis six ans à Santa Fe, dans l’état américain du Nouveau-Mexique. Quand plusieurs mois plus tard, à 4000 mètres d’altitude, elle désespérera de faire cuire du riz sur son réchaud, elle se rappellera les propos d’Irène lui ayant raconté comment, à cause de l’altitude, elle avait du revoir et corriger tous les temps de cuisson de ses plats.
Donc, ils pédalent sur une route toute plate serpentant entre le bush humide et marécageux et la mer de Tasmanie toute grise. Tous les jours, ils essuient des tempêtes dignes de celles qui torturent les rochers noirs des côtes finistériennes et sculptent les arbres imaginaires que la violence des vents empêche de pousser. Lui, si peu habitué aux humeurs atlantiques, se renfrogne et rentre en lui-même pour y retrouver des souvenirs de navigation à quelques encablures de Santorin ou de Calvi. Enveloppé dans ses draps méditerranéens, il renoue avec des sensations de chaleur et d’air sec. Il oublie qu’en dépit des vêtements « waterproof », il prend l’eau de toutes parts. Elle, de son côté, fait la course en tête. Plus les éléments se déchaînent et plus son énergie se décuple. C’est à peine si elle prête encore une attention quelconque aux gros camions transportant moutons et agneaux par centaines, qui les happent dans leur sillage avant de les relâcher, brutalement, cinquante mètres plus loin, leur dépassement achevé. Dans des odeurs de bergerie difficilement soutenables, ils sont, à chaque fois, à deux doigts de perdre l’équilibre. Elle oublie, aussi, le poids des quatre sacoches, des quarante kilos d’un inventaire à la Prévert. Sur la côte ouest, elle renoue avec ses souvenirs bretons. Elle prend sa revanche sur elle-même après avoir sué sang et eau dans des montées qui n’en finissaient jamais, avoir lutté pour ne pas, surtout pas, poser pied-à-terre et avoir essayé de survivre à ce maudit soleil qui les brûlait aussi sûrement que des chipolatas sur la grille d’un barbecue. L’existence d’un trou dans la couche d’ozone dans cette partie du monde n’est pas une légende, elle peut en témoigner !
Dehors, de l’autre côté de la fenêtre de la chambre, une rose trémière semble apprécier l’humidité ambiante. Lentement, son esprit quitte l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande, sa côte ouest, sa mer de Tasmanie toute grise, ses forêts primaires humides et ses sandflies, espèce de monstrueux moustiques, pour revenir au temps presque présent car, avant de gagner la cuisine avec numéro deux ou les y attend déjà un papa rasé de frais, elle s’offre encore un voyage express à Paris. C’est plus rapide que de changer d’hémisphère ! Elle repense à cet incroyable dimanche à Paris. Hier, la température avoisinait les 26 degrés. L’air était chaud. La Seine, agitée par des courants contraires, remuée par un ballet incessant de péniches et de bateaux à roues à aubes, était aussi peu engageante que l’eau des canaux vénitiens. Elle revoyait cette photo d’athlètes de triathlon assez fous, cette année, pour se jeter dans l’eau de la Seine et y disputer la partie natation ! Dans « l’équipe », le journaliste précisait qu’après la manifestation sportive aucune maladie de peau n’avait été signalée ! Encourageant, non ? En 1977, le maire de Paris promettait de rendre le fleuve baignable. Il allait même jusqu’à proposer d’y plonger lui-même en 2004 !
À Paris, sans le trio, ils avaient pu se lever à dix heures, partager un petit-déjeuner sur la terrasse d’un couple d’amis, déjeuner sur une autre terrasse dans le quartier latin, marcher de la mosquée de Paris aux jardins du Palais Royal. Ils n’avaient jamais vu autant de monde dans les rues de Paris. Les Américains semblaient former le gros de la masse touristique. Elle les imaginait sifflotant, entre leurs dents toujours si éclatantes et si incroyablement bien plantées, « I love Paris in the spring, i love Paris in the fall, i love Paris in the summer when it sizzles, i love Paris un the winter when it drizzles» ou alors se remémorant les meilleures scènes d’« Un Américain à Paris ». C’était totalement cliché de le penser mais elle se disait que « Paris sera toujours Paris » et que cette ville, malgré la foule, les millions de voitures, les transports en commun saturés, la pollution atmosphérique et la mauvaise humeur chronique de certains serveurs restait une source d’inspiration éternelle pour les artistes. Elle, par-dessus tout, ce qu’elle aimait, c’était la possibilité d’un anonymat dans la seule ville où elle avait des repères forts, des bouts de racines.
Sur le pont des Arts, ils avaient découvert des milliers de cadenas attachés là par des amoureux du monde entier. Dans un très beau symbole, les Arts venaient ici s’unir à des promesses d’un amour qu’on rêvait éternel. Place Colette, entre le kiosque des noctambules et la Comédie Française, ils avaient écouté des musiciens célébrer l’été de Vivaldi. Devant le Conseil d’Etat, un quintette interprétait des morceaux tziganes et communiquait sa joie de vivre aux promeneurs. Sous les arcades du Palais Royal, ils s’étaient amusés à décrypter le sens des phrases d’écrivains mêlées les unes aux autres en une frise immense déroulée sur les pavés. Il y était question d’amour et de duels, de plaisirs et de jeux. À l’époque où elle n’envisageait pas un instant de vivre ailleurs qu’à Paris, il lui était souvent arrivé de se rêver dans un appartement donnant sur les jardins. Ce rêve n’était pas mort comme toutes ses racines. Elle les nourrissait et s’en nourrissait à chaque passage.
Hier, à Paris, il faisait si chaud que les marrons grillés n’attiraient personne. Les glaces, elles, avaient un parfum unique : celui d’une chose dont on sait profiter encore une fois à une époque où, normalement, on ne devrait plus le faire, un parfum de plaisir volé sur un automne qui ne semblait pas vouloir commencer. Dans le carrousel du Louvre, elle avait été chercher le moyen de replonger de plain-pied dans ses souvenirs de soirées et d’après-midis piscine des années 84,85,86. Sous la pyramide, l’air était saturé d’humidité. La chaleur était digne d’un hammam. Elle avait pensé que Mona Lisa, derrière sa vitre, devait sacrément transpirer, de même, certainement, que tous les passagers du radeau de la Méduse. Dans les bacs, chez Virgin, elle avait trouvé ce qu’elle était venue checher: les meilleurs morceaux de Matt Bianco, en version remixée. Rendus à l’air libre, ils avaient retraversé la Seine. Chez le pâtissier Gérard Mullot, la longue file d’attente ne décourageait pas les palais sucrés. Rue de Montfaucon, ils avaient fait une halte. Il avait soif. Elle avait mal aux pieds. Derrière eux, un groupe de quatre trentenaires bavardaient en Espagnol. À leur gauche, deux jeunes femmes échangeaient autour d’une théière de Marco Polo. L’une des deux racontait avoir été, la veille, avec son « chef » au vernissage d’un peintre exposant des toiles de personnes suppliciées. La jeune femme disait avoir été prise de nausées à la vue des tableaux. Ce soir, le café accueillait une psychologue. Elle parlerait du bonheur. Pour elle et pour lui, aujourd’hui, le bonheur résidait dans toutes ces minutes partagées à deux et la possibilité de jouer à faire comme s’ils se connaissaient depuis peu, ne vivaient pas encore ensemble, n’étaient pas mariés et n’avaient pas trois enfants qui les attendaient à la maison. Dans ce jeu-là, ils auraient, peut-être, pu accrocher un cadenas à la grille du pont des Arts.
Ils s’étaient remis en route. Sur les grilles du Luxembourg, la SNCF s’offrait, grâce à de très belles photos, une magnifique publicité. La SNCF essayait, notamment, de vendre le bonheur d’un trajet en famille. La promeneuse était sceptique et, dans ses cauchemars, elle se voyait prise au piège d’un TGV, un jour de juillet ou d’août, entre Paris et Avignon, faisant de son mieux pour contenir ses enfants et limiter les cris perçants de numéro trois. Elle se disait qu’avec 24 heures de vol, la perspective de vacances familiales en Nouvelle-Zélande attendrait encore quelques années. Elle se rappelait que lorsqu’elle était enfant, les parents qui voyageaient par avion n’hésitaient pas à faire avaler, avant le départ, une bonne cuillère de théralène à leurs petits monstres pour que ceux-ci comatent gentiment pendant les six ou sept heures de vol. Sa mère, à l’époque, devait trouver la méthode barbare et jouer les avant-gardistes car elle se souvenait combien l’aller-retour annuel Paris-Fort de France était un grand moment de joie. Elle ne dormait pas, allait et venait, pieds nus, dans les allées de l’appareil, investissait les cabines du personnel naviguant, jouait dans les toilettes avec les savons, les lingettes parfumées au citron, les flacons de parfum et d’after-shave. Elle aidait les hôtesses à glisser les plateaux-repas sur les chariots. Finalement, elle ne gênait ni ses parents ni les autres passagers et si elle fatiguait hôtesses et stewards, ils avaient la gentillesse de n’en rien laisser paraître. Bien sûr, à cette époque que sa fille aînée, du haut de ses sept ans, pourrait appeler « le Moyen Age », les charters n’existaient pas, les Antilles n’étaient pas encore devenues des îles dédiées au tourisme de masse et les enfants, à bord, n’étaient pas légion.
« Maman ! Maman ! Tu m’écoutes ? ». Pour revenir à numéro deux, la maman descend du Boeing 747 et y laisse ses souvenirs d’enfance. Huit heures moins le quart : numéro deux a faim. Elle n’est pas habillée. De la lumière filtre sous la porte de numéro un qui va bientôt l’appeler. Quant à numéro trois, il dort tel Alexandre le bienheureux ! Il est plus que temps de s’y mettre !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner