Chronique du temps qui passe (les 20 ans de notre cadette)

Notre seconde fille a eu 20 ans le 13 avril. Elle n’était pas avec nous mais à Reims, là où elle étudie les sciences politiques et s’épanouit depuis la rentrée 2023. Comme tous les ans, j’ai repensé à ce faire-part fait maison sur lequel j’avais inscrit, d’une écriture que je m’étais attachée à rendre la plus lisible possible, la phrase suivante: « Le front ceint de lilas et de glycine, Victoire est née à la vie le 13 du mois d’avril. » Cette année, sur la terrasse, la glycine était fidèle au rendez-vous. Ses grands bras enlaçant les canisses laissaient exploser des grappes odorantes. Les bourdons étaient nombreux à venir y recueillir le précieux nectar.

Le soir de ses vingt ans, notre fille a eu un gros passage à vide. Elle redoutait cette entrée dans cette deuxième décade. A minuit passé, c’est en larmes qu’elle a appelé sa soeur aînée qui a ouvert le bal voici dix-sept mois. Cette dernière s’est efforcée de consoler sa cadette avant de lui écrire ce texte si tendre et si profond: « Tu as eu peur hier, et je comprends. Tu as l’impression que 20 ans, c’est le début d’un tournant, que les années vont s’enchaîner à toute vitesse, qu’il faut déjà avoir tout compris, tout décidé, tout réussi. Mais 20 ans, ce n’est pas la fin de ton insouciance, c’est le tout début de ta liberté.
Tu n’as pas besoin d’avoir toutes les réponses, pas besoin de savoir exactement où tu vas ni comment y arriver. Tu as le droit d’hésiter, de changer d’avis, de prendre ton temps et je te promets que tu as en toi toutes les ressources pour en faire quelque chose de beau.
Avoir 20 ans, c’est être assez grande pour faire ses propres choix, mais encore assez jeune pour rêver sans limites. C’est le moment où tu commences à t’aimer un peu plus fort, à apprendre qui tu es vraiment, à te détacher de ce que les autres attendent pour construire ce que TOI tu veux vraiment.
Tu n’as rien à prouver à personne et le temps ne t’échappe pas, il t’appartient. Il va y avoir des moments de doute, bien sûr, mais aussi tellement de rires, de rencontres, de découvertes sur toi-même. Et à chaque étape, je serai là. Toujours.
Alors, souffle tes 20 bougies avec fierté. Tu es une jeune femme magnifique, sensible, brillante, pleine de potentiel. Tu ne rates rien, tu es exactement là où tu dois être.

Bon anniversaire, ma petite étoile.
Je t’aime ».

Alors que l’anniversaire de Victoire approchait se réveillaient en moi les paroles si sages qu’une dame nous avait adressées à Stéphane et à moi. Nous étions à la fin de l’année 2011. Nous avions emmené le trio au cinéma voir un très joli dessin animé « Le tableau » réalisé par Jean-François Laguionie. Le film racontait l’histoire d’une toile dans laquelle cohabitaient trois groupes de personnages:les Toupins, entièrement peints, les Pafinis auxquels il manquait quelques couleurs et les Reufs seulement esquissés. Lola, une Pafinie, Ramo, un Toupin et Plume, une esquisse décidaient de partir ensemble à la recherche du peintre  et de comprendre pourquoi il avait laissé des personnages inachevés. Nous nous étions à peine installés dans les fauteuils tendus d’un tissu rouge que notre benjamin alors âgé de quatre ans se déchaussait et me tendait son pied droit pour que je lui fasse des guilis. Alors que nous allions repartir, cette dame aux cheveux tout blancs m’avait souri et dit: « Profitez pleinement de vos enfants. Ils grandissent si vite! ». Il m’avait semblé entendre une pointe de regret dans sa voix. Considérait-elle ne pas avoir été une maman assez présente pour ses enfants? Ressentait-elle de la nostalgie pour cette époque révolue? Aurait-elle aimé avoir mon âge et des enfants encore jeunes? Dans tous les cas, je n’ai jamais oublié cette dame et ses mots. Je pense avoir été une maman présente et attachée à respecter le rythme de sa progéniture et pourtant quand je rembobine le film des années passées, je mesure tout ce que je n’ai pas réussi à fixer, les moments vécus qui se sont effacés alors que je les pensais inscrits en moi de façon indélébile. Je me félicite d’avoir tenu ce blog dans lequel j’ai si souvent raconté des pans de notre vie de famille. Les chroniques constituent notre mémoire commune. Nous pouvons à loisir nous y plonger pour faire renaître des souvenirs.

Notre cadette a eu 20 ans. Je me suis rappelée sa naissance dans une maternité gardoise alors que le jour commençait à disputer sa place à la nuit, son premier biberon accepté si facilement, la manière dont elle s’auto-berçait dans son maxi-cosy, l’entrée à la crèche où elle nouait des liens avec des enfants qu’elle retrouverait à différents moments de son parcours; ses premiers mots, sa première peinture toujours accrochée dans sa chambre comme cet incroyable maxi monstre réalisé en grande section de maternelle, ses séjours scolaires (la Bretagne, la Vendée, le Massif Central, en été et en hiver, la Campanile avec le collège), les goûters d’anniversaire, sa chambre dont elle aimait repenser l’agencement et la décoration régulièrement, cette pile de livres retrouvé au pied de son lit le matin, la façon dont elle aimait ranger la bibliothèque jeunesse qui se couvre désormais de poussière et que j’époussette quand notre petite nièce vient nous rendre visite, la manière dont elle a renoncé de sucer son pouce, sa détestation des répétitions dans un texte, son sens du détail, son rejet de la facilité, sa volonté farouche mise dans son désir de savoir nager, sa capacité à m’accompagner dans des marches très exigeantes sans jamais se plaindre, sa tentative de fugue nocturne en plein confinement déjouée par sa grande soeur, son premier grand amour, ses engagements associatifs, les sujets travaillés ensemble, les petits mots si délicats découverts pour la fête des mères ou un anniversaire, son refus de se prendre au sérieux, son sens de l’humour ravageur, sa grande curiosité intellectuelle.

Je me suis encore rappelée son petit doudou tout rapiécé, le soin avec lequel elle a toujours préparé sa valise, sa grande indépendance, ses passages à vide quand elle manque de sommeil, ses joues roses après qu’elle ait acheté avec son argent sa première paire de baskets dans une boutique parisienne, ses cheveux très fins sur lesquels elle attachait de nombreuses barrettes, les heures passées à préparer des parcours d’agility pour Fantôme, notre berger australien, quand il était petit.

C’est à Pâques que Victoire a pu célébrer une nouvelle fois ses 20 ans avec ses amis d’ici et sa famille. Nous avons eu la joie d’accueillir à la maison deux de ses amies de Reims. Pas de chasse aux oeufs mais une magnifique veillée pascale et un déjeuner de Pâques très joyeux. Victoire a pu présenter Noa et Jeanne à ses « vieux » amis. Nous avons commencé un puzzle de 1000 pièces représentant une forêt en automne. Le lundi de Pâques, toutes les filles repartaient et la maison semblait bien calme, si calme que j’entendais à nouveau les aiguilles se déplacer autour du cadran de la pendule de la cuisine.  Notre aînée a pu revenir après Pâques et elle est parvenue à terminer le puzzle auquel il manquait une pièce.

Dans quelques jours, notre cadette aura fini sa deuxième année et Noa et elle quitteront l’appartement dans lequel elles auront vécu une merveilleuse année. Victoire sera au Maroc en septembre, Noa en Turquie et Jeanne en Ecosse. Les filles ont déjà projeté de se retrouver pour la rentrée 2026 à Paris. Notre ainée sera bientôt diplômée de son école d’infirmière et notre benjamin a préparé son programme de révisions pour le bac.

En septembre, cela fera précisément 20 ans que nous posions nos valises sur le dos du plateau. En septembre, nous serons alors sans enfant et sans chien. Seul notre petit chat insufflera au quotidien  une vie extérieure à la notre. L’une de mes amies du collège a souhaité quitter sa maison après le départ de ses filles. Elle ne se sentait pas capable de continuer à vivre dans un lieu de vie déserté par ses enfants. Si je me réjouis d’avoir pu offrir à notre trio un point d’ancrage pour qu’ils se construisent dans l’enfance et l’adolescence, j’aurais aimé que la maison conserve son statut de maison de famille, que nous puissions la conserver. J’ai le coeur lourd en me projetant dans sa mise en vente et dans les étapes qui la précèdent: les visites par des étrangers, les choses à trier, à donner ou à jeter, les cartons à faire, les tableaux et les photos à retirer des murs. Déménager réactive la somme des petits traumatismes que j’ai ressentis à chaque fois que le métier de notre père nous contraignait à changer de vie.

L’envie est un sentiment que je n’aime pas mais je mentirais si j’écrivais ne pas envier celles et ceux qui vivent dans un endroit où ils se sentent vraiment bien, ont des repères forts, s’y voient vieillir sereinement. C’est douloureux pour moi de quitter la maison porteuse de notre histoire familiale, de laisser la tombe de Fantôme. Je ne m’inquiète pas des amitiés. J’ai largement éprouvé que la distance ne distend pas les liens profonds. Tout à l’heure, avant d’accueillir une patiente, j’étais étendue sur un transat dans le jardin, le corps à l’ombre du magnolia et les pieds au soleil. Ma main avait spontanément cherché la fourrure de Fantôme normalement étendue à mes côtés. Le vent faisait onduler les brins d’herbe, danser boutons d’or et marguerites. Les rosiers allaient donner leurs premières fleurs tandis que les pivoines découvraient des bouts de coeurs rouges et que les iris étaient encore enveloppées dans un manteau vert. Je me rappelais la folie qui s’emparait de Fantôme après que Céleste l’ait lavé. Il courait comme un beau diable dans le jardin et se roulait dans l’herbe ou les graviers pour se sécher. J’étais bien dans le jardin et pensais que s’éloigner de la nature ne serait pas si facile.

Tandis que je mets un point final à cette chronique commencée en début de semaine, Céleste et son amie Romane disputent une partie de rami. Les pétales de la glycine continuent de tomber et viennent former un magnifique tapis sur la terrasse. L’odeur d’un gâteau marbré commence à s’élever dans la cuisine. Des nuages assombrissent le ciel ce matin encore si bleu. Stéphane a rempli la piscine que notre petite nièce, quand elle viendra nous rendre visite, trouvera bien petite en comparaison de l’ancienne grosse méduse.

Bonne fin de semaine et à bientôt,

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

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