Chronique autour de la rentrée de janvier entre insomnie et Ar-Men

Depuis ma première année d’attachée temporaire d’enseignement et de recherche en droit privé à l’Université d’Evry-Val-d’Essonne, j’ai des insomnies. Avant, je n’avais aucune idée de ce que cela pouvait être si ce n’est au-travers de l’expérience de notre père qui ne semblait jamais en souffrir ou du grand-père maternel de notre mère, proviseur, petit-fils de confiseur gardois, qui meublait ses nuits blanches en donnant des tours à sa pâte feuilletée! Durablement, notre père aura profité de ses plages blanches pour se livrer à des déambulations noires. C’est la nuit qu’il réfléchissait, trouvait des solutions à ses problèmes, écrivait ses discours dans son cahier mental et se remémorait son enfance de petit Breton entre les flèches de la cathédrale Saint-Corentin de Quimper et la basse-cour animée de la ferme de sa marraine, située à quelques encablures de l’océan. Les cours de français m’avaient appris que les poètes étaient insomniaques, que les écrivains préféraient la nuit au jour.

Quand je suis entrée au pays de l’insomnie, je n’avais donc aucune inquiétude. J’ai perdu le sommeil car je me levais à cinq heures pour aller donner mes cours à l’Université et faisais la navette entre Paris et la Loire où, toutes les fins de semaine, je rejoignais Stéphane. Il fallait que l’un des deux amoureux eut assez d’énergie pour vivre ce grand écart hebdomadaire. Ce fut moi. A cette époque, Stéphane détestait Paris. Il y avait vécu des choses très douloureuses pendant une année. Si je n’avais pas été capable de le retrouver, notre histoire, scellée par un baiser échangé après une course folle devant le Sacré-Coeur, se serait étiolée comme la marguerite à la fin de l’été. Elle aurait fané comme la couleur des rideaux exposés aux rayons du soleil. Avant, je dormais d’un sommeil de plomb. Un sommeil sans appel. Un sommeil qui me donnait à penser que j’avais gagné, au choix, la porte des enfers ou celle du paradis. Je me laissais glisser dans le sommeil sans mauvaise conscience, sans un regard pour le temps qui passe, sans peur de la mort. Adolescente, dans la bonne et vieille maison de Pont, il m’arrivait de dormir jusqu’à midi sans soulever mes rideaux-paupières.

Ensuite, l’arrivée de trois enfants en quatre ans avec les allaitements longue durée, les nuits hachées, les soucis, le sentiment d’avoir perdu du temps et les longs moments, seule, à la barre du navire, ont fini de me transformer en insomniaque chronique. Quand, vers trois heures, le train du sommeil m’abandonne dans une petite gare plantée au milieu de nulle part, qu’il n’y a pas un seul café ouvert pour se mettre à l’abri, je ne cède jamais à l’impatience. Je m’installe confortablement. Je ne compte pas les moutons. Je ne pense pas aux minutes qui s’égrainent. Je n’allume pas la lumière. J’essaie de conserver mes yeux clos et je commence à écrire ma nouvelle chronique. Quand Stéphane était absent, je me levais, m’habillais, longeais le couloir qui dessert les chambres des enfants, évitais d’écraser Fantôme étendu sur les dalles froides de l’entrée, poussais la porte de la cuisine, montais les marches de l’escalier, traversais la mezzanine et gagnais Ar-Men. Emmitouflée dans la vieille robe de chambre de notre père, je m’asseyais en tailleur devant mon ordinateur et écrivais. Je pouvais écrire jusqu’à voir monter au-dessus du plateau les premières lueurs de l’aube. Alors, ma mission accomplie, j’éteignais la lumière de ma lampe à laquelle sont accrochées avec des pinces à linge  colorées des photos et des cartes postales et redescendais boire un thé avant d’aller réveiller les enfants.

Mais j’ai appris à lutter contre l’appel d’Ar-Men. Je m’empêche de vivre deux jours en un. Si j’étais célibataire sans enfants sans patients, cela n’aurait pas d’importance. Je pourrais me laisser aller à ma nature de gardienne de phare. Je n’en ai plus le droit. Cette nuit, un peu avant trois heures, quand le train s’est arrêté et que je me suis retrouvée sur un quai sans âme qui vive, je me suis rendue compte que Stéphane n’était plus là. Ma mère dormant dans la grande chambre réservée aux amis et à la famille de passage, il s’était réfugié dans Ar-Men. Le lit n’ayant pas été refait après que la maison ait été pleine à Noël, j’imaginais qu’il s’y serait couché en se glissant dans le sac de couchage. Ce sac de couchage qui m’a accompagnée pendant une partie de notre tour du monde me sert désormais à conserver au chaud mes patients pendant les séances. Au retour des beaux jours, quand la chaleur se fait ressentir, je le plie et le range dans le bas d’une armoire. Je le remplace par une petite couverture légère.

L’insomnie m’a semblé assez longue mais je ne peux pas la mesurer. Je m’interdis de regarder mon téléphone portable, de commencer le décompte mental des heures qui me restent à dormir. Le meilleur moyen de rester à quai jusqu’au matin! J’ai repensé au documentaire vu dans l’après-midi sur les phares. Le DVD était glissé dans la magnifique BD qu’Emmanuel Lepage a consacrée à la construction d’Ar-Men et à la vie des gardiens du phare le plus célèbre au monde, l’enfer des enfers. Adolescente, déjà, je rêvais, un jour, de pouvoir passer quelques jours sur Ar-Men. L’âge venant, le temps me manquant toujours pour écrire et lire, je me disais qu’enfermée dans ce phare mythique si cher aux Bretons, je serais libérée de toutes les contingences de la vie matérielle. Je pourrais écrire sans avoir à m’interrompre, cernée par l’océan. Je sentirais le phare onduler sous le choc des vagues. Mais, dès 1990, avec l’automatisation des phares, la fin des gardiens, la concrétisation de mon rêve s’envolait. Certains rêves doivent le rester. Ce sont eux qui nourrissent les imaginaires, les voyages immobiles et peuvent faire du bureau d’une maison accrochée au dos large d’un plateau malmené par le vent un Ar-Men.

Emmanuel Lepage a eu la chance de pouvoir passer trois jours dans le phare d’Ar-Men en compagnie de ses deux derniers gardiens. C’est en hélicoptère que les trois hommes ont été déposés sur le phare. Sans cette expérience unique, sa bande-dessinée ne serait certainement pas aussi forte. On sent qu’il a vraiment réussi à vivre de l’intérieur ce que les hommes qui se sont succédés sur Ar-Men pendant plus de cent-vingt ans ont pu éprouver. En pénétrant dans Ar-Men, Emmanuel Lepage dit avoir été saisi par l’humidité ambiante, le bruit lié à des vibrations permanentes et l’odeur puissante de mazout. Quand l’océan était démonté et que, contrairement à ce que suggérait Raymond Devos dans l’un de ses sketchs, il n’était pas possible de le remonter, il arrivait que les gardiens ne puissent pas être relevés pendant des jours qui pouvaient devenir des semaines. Aussi dure qu’ait pu être la vie dans les enfers de la mer d’Iroise ( la Jument et Kéréon au large d’Ouessant, les Pierres Noires au sud de Molène et son jumeau le Four, à la limite de la Manche, enfin la Vieille et Ar-Men aux abords de Sein), les hommes qui avaient fait le choix d’en être les gardiens n’auraient pas voulu d’une autre vie. Ces phares ont joué un rôle essentiel dans la navigation en mer d’Iroise. Le plus célèbre des dictons des marins d’Armorique dit bien que  »  Qui voit Ouessant, voit son sang, Qui voit Molène, voit sa peine, Qui voit Sein, voit sa fin, Qui voit Groix, voit sa croix ».

Quand j’ai rencontré Stéphane, il n’avait jamais mis les pieds en Bretagne et, pour être honnête, je pense qu’il ne devait pas forcément la différencier de la Normandie. Pour lui, ces terres n’étaient que pluie pénétrante, ciel bas, océan gris, plage inhospitalière, vaches assoupies sous des pommiers et paysans alcoolisés. Je souris encore des conditions dans lesquelles il a découvert « ma » Bretagne, celle du Finistère sud. Sur nos vélos, nous avions essuyé un déluge digne de l’arche de Noë comme un avant-goût de ce que nous allions connaître sur la côte Ouest de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande. La visite jusqu’à l’île de Sein fut également un moment assez comique. Nous avions embarqués à Audierne. Le ciel et la mer étaient d’un noir si uniforme qu’on ne pouvait plus les distinguer. Nous avions été précédés par tout un groupe de gens vêtus de noir qui entouraient un cercueil qui, lui, n’était pas noir! Ultime voyage pour un Sénan rejoignant son île. Pas un bruit sur le bateau, hormis celui des vagues, du vent et du moteur. Il me semblait discerner un banc de dauphins nageant dans l’étrave. On ne pouvait pas espérer une scène plus bretonne! Stéphane venait de recevoir son baptême au-dessus de la mer d’Iroise. Je mentirais si j’écrivais qu’il a succombé au charme granitique de ma Bretagne. Il lui a fallu plusieurs années pour commencer à l’aimer vraiment dont quelques passages par le Morbihan!

Dans la crèche enrichie de nouveaux santons, Gaspard, Melchior et Balthazar sont enfin arrivés devant l’enfant-Jésus. Même si nous savons maintenant que la plupart des récits qui entourent la Nativité ne sont que pure invention destinée à donner au Christ sa nature divine, il me plaît de penser que ces trois mages sont vraiment venus offrir à ce bébé de la myrre, de l’encens et de l’or. Les enfants n’aimant pas la galette fourrée à la frangipane nous n’avons pas tiré les rois. Chez Virginie, la veille, je m’étais régalée d’une galette fait maison relevée d’un trait de citron tout en faisant des dessins avec sa petite Adèle. A l’étage, on entendait les rires de Théo et de Louis.

Sur ce quai désolé, sans bagage, dans l’attente d’un nouveau train, je pensais que cette année serait pour nous une année particulière avec l’entrée de Céleste au lycée et celle de Louis au collège. Dans quelques mois, en juin, les enfants de CM2 seront réunis dans la cour de l’école et à l’appel de leur nom chaque élève viendra chercher un dictionnaire dont la première page disparaîtra bientôt sous les petits mots et signatures des amis. On pourra archiver le grand chapitre des années école primaire. Le dernier jour de classe de CM2, pour nos filles, leurs amis et leur institutrice, il y avait eu beaucoup de larmes. Tous les enfants n’étaient pas admis dans le même collège. Des chemins se séparaient. Pour les filles, l’entrée au collège s’était déroulée très facilement. J’espérais qu’il en serait de même pour Louis dont le caractère entier, ombrageux, la quête de justice et les réparties cinglantes m’inquiètent un peu s’agissant de cette nouvelle étape. Céleste aimera le lycée qui lui donnera enfin l’occasion de déployer largement ses ailes en cessant de se reposer sur le baobab qui s’est développé au creux de sa main!

Ce matin, nous avions tous mal dormi, tous, sauf Fantôme. Les filles avaient eu du mal à trouver le chemin du sommeil. Louis avait beaucoup toussé. Leur grand-mère, Stéphane et moi avions été jeté hors du train par un conducteur irascible à des heures différentes de la nuit. Louis est ravi de retrouver ses amis et son institutrice remplacée pendant huit mois par une toute jeune femme semblant marquer une préférence marquée pour les filles. Hier soir, avant de me coucher, j’ai glissé dans la poche extérieure de son sac quelques fournitures manquantes: une gomme, un bâton de colle et un stabilo rose fluo. Tout à l’heure, après le déjeuner, notre mère est repartie. Elle avait eu la gentillesse de venir veiller sur Fantôme pendant notre courte escapade messine. Elle aurait dû être rentrée depuis plusieurs jours mais, à la demande express de ses trois petits-enfants, elle est restée. Elle a pu partager des moments heureux avec eux tandis que Stéphane et moi étions à nouveau enfermés dans nos bureaux respectifs.

Comme trop souvent entre les mères et leurs filles, notre histoire d’amour a souvent été passionnelle et mouvementée. Maintenant, enfin, nous entrons dans une phase de sagesse et de sérénité. A la fin du déjeuner alors qu’elle finissait de rassembler ses affaires, elle a eu cette phrase qui m’a fait tant de peine et que j’avais déjà entendue dans la bouche de notre grand-mère voici dix ans, après la naissance de Louis « Je ne verrai pas vos enfants s’accomplir ». Que répondre? Ce sera notre sort à tous. Il viendra toujours un moment où nous ne pourrons pas voir grandir davantage les enfants de nos enfants, sauf à ce que les générations futures recommencent à avoir leurs enfants entre vingt et trente ans et non entre trente et quarante-cinq.  Notre mère a toujours eu une très belle plume. Elle m’a donné à lire l’introduction au récit qu’elle a commencé et qui portera sur les grandes figures de sa famille (les grands-parents, les oncles et les tantes, les parents), les lieux marquants (le lycée Carnot, le 7 de la rue Margueritte dans le 17ème arrondissement de Paris, la maison de Pont-Saint-Esprit et Belhomert, dans l’Eure-et-Loire, les épisodes forts. Je suis heureuse qu’elle s’attèle à ce travail qui, je le sais, sera souvent douloureux. Grâce à elle sera fixée la mémoire d’une partie de notre famille. Notre mère est partie en début d’après-midi. La vie a repris son cours habituel. Le soleil est revenu illuminer le plateau. Le niveau des rivières va pouvoir baisser et les habitants dont les maisons ont été inondées dans la nuit du premier juin 2016 retrouver leur sérénité.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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