Depuis quelques années, je reçois dans mon cabinet qui est aussi l’endroit où j’écris, mon antre, mon Ar-Men, des hommes et des femmes, des adolescents et des enfants. Inlassablement, je les écoute. Je me fonds dans leurs récits. Je réfléchis à la manière dont je vais pouvoir les aider. J’élabore des protocoles sur mesure. Je me glisse alors dans la peau d’un Gaultier ou d’un Lacroix qui imaginerait un vêtement épousant parfaitement tous les plis et replis du corps et de l’âme. Même si, parfois, les histoires se ressemblent, chaque être, lui, est unique. Je n’ai pas le droit à l’erreur. Chaque mot est choisi car chaque mot résonne, sonne, claque différemment selon les individus. Ainsi, je m’interdis de dire à une femme que son corps est mou car mollesse rime avec vieillesse. Je ne dis pas « votre tête est lourde » car, alors, en effet, la tête se remplit de toutes ces choses qu’on veut évacuer pour accéder à la légèreté de l’être qui, n’en déplaise à Milan Kundera, n’est jamais insoutenable. C’est une de mes anciennes patientes, bretonne et philosophe, ayant reçu l’insomnie en héritage, qui m’a permis de supprimer cette phrase au moment de la détente. Je pense à elle à chaque fois et je l’en remercie !
Pousser la porte du cabinet d’un thérapeute n’est jamais anodin et peut, parfois, être muri pendant des mois, voire des années. Se préparer à franchir cette étape est déjà en soi un travail et le signe qu’on a envie de dépasser quelque chose, de s’interroger, de faire un retour sur soi et sur ses proches : parents et grands-parents, frère et sœur, oncle et tante, enfants, conjoint et belle-famille. Le patient qui gare sa voiture devant mon cabinet peut être étonné. Pas de plaque en cuivre rutilante avec mon nom, mon prénom et ma profession mais un portillon en bois vert, une sonnerie qui marche quand elle en a envie, un trampoline, un portique, des rollers et des vélos. J’ai aménagé mon cabinet à l’étage de notre longère qu’un océan de terres céréalières menace d’engloutissement. Quand j’ouvre la porte, notre chien, notre berger australien, Fantôme, est sur mes talons. Nous accueillons ensemble ! La prise de contact se fait à trois : le patient, Fantôme et moi. De semaine en semaine, Fantôme reconnaît les patients. Il a ses têtes. Il est si gentil qu’il réussit le tour de force de rassurer ceux qui avaient peur des chiens. Je m’amuse intérieurement quand je le vois lorgner du coin de l’œil le pantalon impeccable d’un monsieur un peu maniaque, les collants brillants d’une dame un peu rigide. Mais, je ne le laisse pas faire. Je le connais par cœur mon Australien et j’interviens avant qu’il n’ait eu le temps d’aller au contact.
La plupart du temps, je porte une paire de sabots que ma sœur m’a rapportée de Suède. Le ton est donné : simplicité et décontraction. Après tout, j’accueille chez nous et nos parents nous ont appris qu’on ne devait jamais porter une tenue de nature à mettre ses hôtes dans l’embarras. Et puis, à vous, je peux le confier. J’ai toujours froid si bien que dès que les patients ont les yeux fermés, se trouvent en salle d’embarquement attendant le moment de l’enregistrement, que l’avion, sur le tarmac, est visible, promesse d’évasion, de bien-être, de résistance qui s’envole, je peux glisser mes pieds sous mes fesses pour les réchauffer. Le mercredi et le samedi, il n’est pas rare qu’il faille un peu slalomer entre les cartables et les paires de chaussures ! On traverse l’entrée. On longe la cuisine qui fait aussi office de salle à manger. En hiver, un bon feu crépite dans la cheminée du salon. On prend d’assaut les marches de l’escalier. On arrive sur la mezzanine. Enfin, une petite porte, sorte de clin d’œil à Alice. On peut alors passer de l’autre côté du miroir, entrer vraiment dans le cabinet. Au choix, un fauteuil très enveloppant, une balancelle martiniquaise ayant traversé l’Atlantique pour se retrouver dans le Gard avant de s’ancrer ici, à la campagne, et un divan couvert d’un tissu trouvé dans les rues de Leh, au Ladakh. Tout patient qui s’allonge se prépare à un voyage. Le sac de couchage dans lequel il est bientôt enveloppé pour avoir chaud (pendant une détente profonde, la température corporelle descend) a abrité toutes mes nuits pendant notre tour du monde. Je le lave toutes les semaines pour lui conserver son moelleux et sa bonne odeur de Soupline parfum « grand air ».
Ce cabinet est très personnel et, en même temps, il est si plein de choses et d’autres, objets, photos, cartes, carnets, livres et tableaux que chacun peut le faire sien. Je n’aurais pas pu travailler dans un lieu aseptisé, un endroit qui ne soit pas en accord avec ce que je suis, aime et conserve. Au hasard et réunis en un inventaire à la Prévert, un bouquet d’immortelles de Haute-Corse, un autre de monnaie du pape du jardin, des épis de blé, un poignard mauritanien, une pipe à eau, un lutin suédois qui n’a ni nez ni yeux mais une immense barbe moussue et un chapeau pointu en feutre rouge que les enfants aiment beaucoup, un éléphant indien, un Général de Gaulle en métal, un zèbre unijambiste, un pouf malien, mes vieilles chaussures de tour du monde, un drapeau breton, une bouteille vide de Chivas regal, un papillon dans un sulfure, une souris mécanique, une boîte à musique qui joue l’Internationale, des recueils de poésie, des coquillages, des bols vietnamiens et des dessins merveilleux de mes trois enfants.
Je me sens vraiment sereine dans cette pièce, particulièrement lumineuse. Une des fenêtres s’ouvre sur un champ délimité par un bois. Aux beaux jours, on entend les oiseaux gazouiller et certains, parfois, viennent regarder au travers des carreaux. Les murs se sont chargés de bonnes ondes dont les vertus positives opèrent sur tous ceux qui découvrent cet endroit. Ici, on oublie le temps qui joue les filles de l’air comme dans un ver de Lamartine. Le temps n’est pas pensé en argent mais en espace de détente. On a besoin de se sentir libéré du temps pour apprivoiser la détente et pour plonger en soi profondément. Ici, sur ce divan, d’une séance à l’autre, on apprend à trouver en soi les ressources nécessaires pour dépasser ses problèmes. Quand je résume à mes patients mon travail, je leur dis que je suis comme un révélateur, le produit dans lequel, à l’époque bénie de l’argentique, on trempait le papier pour que le sujet photographié apparaisse. Je ne suis rien d’autre que ce produit qui révèle aux êtres, en proie à des difficultés plus ou moins ancrées, tout un réservoir de ressources insoupçonnées ou oubliées qu’ils vont fortifier pour venir à bout de leurs peurs, de leurs résistances, de leurs douleurs physiques et morales, repousser les limites qu’ils se mettent à eux-mêmes ou, au contraire, apprendre à se sentir des limites entendues alors comme des garde-fous. Ici, étendu sur ce canapé, les yeux fermés, la respiration calme, le corps détendu du sommet du crane jusqu’au bout des orteils, la conscience largement ouverte tel un éventail, on arrache les mauvaises herbes ; on souffle les nuages dans le ciel ; on trace de nouveaux sillons ; on sème ; on voit lever les semis, le vent faire onduler les têtes des épis dorés, on moissonne et on récolte les fruits après avoir dansé à la lumière d’un grand feu de la saint Jean! A force de vivre au milieu des champs, j’ai la métaphore agricole !
Attention, il n’y a rien de magique ! Tous ceux qui ont franchi la porte du cabinet étaient prêts, animés par une vraie envie de se réformer et ont travaillé avec constance. Les exercices se répètent tous les jours pour que le travail engagé puisse donner de vrais résultats. La confiance qui s’instaure entre le thérapeute et le patient est essentielle et, ici, il n’y a pas de transfert. Le thérapeute n’est rien d’autre que ce produit révélateur qui investit son patient d’une confiance totale, cette confiance qui fait si souvent défaut et nourrit tant de peurs et de souffrances.
Dans ce cabinet, un jeudi vers dix-sept heures, sont entrés une maman trois galons et son benjamin. L’enfant allait avoir dix ans le six avril, le lundi de Pâques. J’observais son visage aux traits fins, ses yeux noisette et sa peau au teint légèrement hâlé. Ce petit bonhomme me faisait penser à notre numéro deux qui fêtera ses dix ans le treize du même mois. Sur les conseils de leur médecin traitant, cette maman conduisait son fils qui, depuis la Toussaint, s’était mis à montrer des signes d’anxiété le soir et trouvait difficilement le sommeil. La maman mettait ce changement au compte du départ du frère aîné, âgé de quinze ans, ayant fait le choix de l’entrée en seconde en internat dans une autre ville pour y suivre un enseignement poussé dans une langue étrangère. Pendant des années, le grand et le petit frère s’étaient partagés chacun une chambre au dernier étage de la maison. La maman ajoutait que son benjamin avait beaucoup de mal à dormir ailleurs que dans son lit, un vieux lit bateau qu’il ne voulait pas que ses parents changent. Quand j’ai été seule avec le petit garçon, il m’a dit que son grand frère lui manquait beaucoup et que les week-ends, il ne le voyait presque pas car leur sœur, la cadette, et le grand frère, partaient en camp scout. Les deux aînés sont des adeptes de la vie collective en plein air et ne rateraient pour rien au monde un rassemblement ou un camp l’été. Le benjamin, lui, n’aime pas le scoutisme, dormir sous la tente, se fondre dans les règles de la vie en groupe. J’ai souri et je lui ai dit que je comprenais très bien car, à son âge, j’étais comme lui ! Le petit garçon m’a dit qu’avec sa sœur, âgée de 12 ans, il n’avait pas la même complicité. Avec son grand frère, ils jouaient aux playmobil. Ils sautaient dans le trampoline. Ce petit garçon était vraiment malheureux. Je sentais une grande tristesse même s’il s’efforçait de la dissimuler. Ce benjamin avait perdu son aîné, son dieu, son roi, son soleil. Désormais seul, au dernier étage de la maison, il avait peur. Il se sentait abandonné.
Je lui ai dit que les aînés ne mesuraient pas combien ils pouvaient manquer à leurs frères et à leurs sœurs quand ils quittaient la maison. Ils n’avaient jamais vraiment réalisé l’importance de la place qu’ils occupaient dans les pensées des plus jeunes. Les aînés étaient trop préoccupés par ces portes à ouvrir, ces plâtres à essuyer avant eux pour sentir la peine de ceux qui restaient et se mettaient à les attendre, à les espérer comme le fils prodigue de la parabole. Plus tard, ils s’en rendraient compte quand les plus jeunes, devenus des adultes, exprimeraient enfin leur amour sans limites, leur admiration sans bornes, leur confiance aveugle en leurs aînés. Les aînés, alors, en seraient alors et bouleversés et, parfois, rétrospectivement culpabilisés que les plus jeunes aient pu éprouver ce sentiment d’abandon et de manque. Je suggérais au jeune garçon de dire à son grand frère qu’il lui manquait, qu’il aimerait le voir un peu plus. L’aîné avait promis d’animer la boum déguisée du goûter d’anniversaire de son cadet. Je devinais la fierté du petit garçon que son grand frère soit là et s’occupe de la musique.
Le départ d’un aîné a des répercussions sur les autres membres de la fratrie mais aussi sur les parents, et les mères en particulier. Même si les pères peuvent être tristes de voir leurs enfants partir, ils ont souvent joué le rôle du « séparateur » d’avec la mère. C’est le père qui est capable de dire que le bébé doit quitter la chambre parentale pour aller dans la sienne. C’est le père qui réussit mieux le passage de l’entrée à l’école, des départs en classe de mer ou à la montagne. C’est le père qui montre le chemin de la piste d’envol. Les pères, souvent, arrivent plus facilement à garantir l’indépendance de leurs enfants car, la plupart d’entre eux sont aussi heureux de retrouver une femme plus disponible. Si certains hommes s’analysaient avec une grande honnêteté, ils reconnaîtraient que l’arrivée de « his majesty the baby » les bouscule, les dérange, les met vraiment dans une place d’homme responsable qu’ils ne sont pas toujours prêts à assumer, leur fait ajouter au statut de fils et de compagnon celui de père. La femme en accédant au statut de mère n’a plus et le temps et l’envie de « materner » son compagnon. Lui se défend d’aimer cela ou, pire, lui objecte qu’elle le maternait car elle avait besoin d’exprimer cette part en elle mais, souvent, le conjoint était vraiment enchanté, rassuré que sa compagne soit pleines d’attentions pour lui et veille à son confort. A des degrés divers et qu’on l’accepte ou pas, il se glisse toujours un peu de rivalité entre les parents et les enfants. Dans le couple mère/fille, la rivalité larvée se joue autour du conjoint et père en tant qu’il incarne l’Homme. Dans la dyade père/fils, la rivalité s’exprime autour de la compagne et mère, visage de la Femme. Cette rivalité si elle n’est pas admise et dépassée peut déboucher sur des relations familiales absolument effrayantes et désarmantes pour ceux qui n’en comprennent pas l’origine.
Pour revenir à ce petit patient de dix ans, quand il est revenu me voir mercredi avec sa maman, nous avons pu travailler les exercices de respiration qui apaisent, les nuages qu’on souffle dans le ciel pour chasser ses peurs, apprivoiser la joie et la chance de régner sans partage sur tout un étage de la maison et de se sentir rassuré dans son lit sans craindre de prendre place dans le train du sommeil. J’ai senti que cet enfant ferait tout pour y arriver car il avait à cœur de rassurer ses parents et de montrer à son aîné qu’il était courageux. Sur le sentiment de manque, malheureusement, mes exercices ne pourront pas agir. Alors, j’ai suggéré à la maman de faire en sorte qu’au moins un week-end par mois, toute la fratrie soit réunie et que le petit frère arrive à retrouver son grand frère. J’ai essayé d’expliquer au petit patient au regard si tendre et profond que c’est parce que les grands quittaient le nid, confiants et légers, que, plus tard, les plus jeunes s’envolaient à leur tour sans peur et heureux de découvrir le monde. Je lui ai dit que son frère serait toujours là et que si, pendant quelque temps, les cinq ans qui les séparent creusaient des différences, à l’âge adulte, elles auraient disparues. Il m’écoutait avec beaucoup d’attention, alors j’ai ajouté que, parfois, plus tard, les choses s’inversaient et que c’étaient les plus jeunes qui manquaient aux plus grands…Les plus grands leur avaient si bien montré la voie de la liberté qu’ils dépassaient leurs modèles et mettaient des océans entre leurs anciens dieux et eux !
Demain, ce petit patient fêtera ses dix ans avec ses copains. Son grand frère sera là. Pas tout le temps mais assez longtemps pour animer la boum déguisée. Dans sa tenue des années 70, le petit garçon sera heureux, je le sais. Je le sais, aussi, son grand frère de quinze ans ne mesurera pas à quel point il contribue à la réussite de cet anniversaire. Demain, notre deuxième fille et une de ses meilleures amies fêteront aussi leurs dix ans entourées de leurs amis. Il fera beau. Quand les deux filles souffleront leurs bougies, je penserai à mon petit patient qui se passionne pour la mythologie grecque et romaine. Demain, il aura auprès de lui ses amis, ses parents et son Zeus !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
PS : je dédie cette chronique à Milton Erickson, au Docteur Catherine Ferrière et à Catherine Elleboode pour ce chemin qu’ils m’ont aidée à trouver. Merci !