Au premier jour de la canicule, alors que toutes les villes de France ont mis en place des mesures de vigilance renforcée à l’attention des personnes fragiles, il fait nuit dans la maison. Nuit comme dans la bonne et vieille maison de Pont, dans le Gard rhodanien, quand nous nous organisions pour traverser des étés dignes d’un film mexicain! Les journées étaient longues à devenir demain. Nous lisions. Nous économisions nos mouvements. Nous ne sortions que le matin, de très bonne heure ou le soir, tard. Les murets de pierres sèches étaient encore brûlants. On entendait des vipères se faufiler dans les hautes herbes. Le jus des mûres gorgées de soleil coulait dans nos bouches. On avait les doigts et les dents noirs.
Pas de jardin et encore moins de piscine dans la bonne et vieille maison de Pont. Une chaleur allant crescendo du rez de chaussée au grenier où le linge séchait en un temps record. Dans cette maison, de tout temps, les jeunes enfants ont pris le frais dans de grandes bassines en fer blanc jouant avec les ustensiles de cuisine. En grandissant, ils ont pu apprendre à nager dans le bassin olympique de la piscine de Pierrelatte. Ils ont aimé sauter depuis les rochers de l’Ardèche, se rafraîchir dans les vasques creusées dans le lit de l’Ouvèze et adoré les journées sur la grande plage de l’Espiguette, en Camargue, dont ils revenaient aussi salés que carbonisés.
Ce matin, je me suis levée à cinq heures pour ouvrir tout ce qui pouvait l’être. L’étage de la maison, une ancienne étable, a été gagné sur les combles. En dépit d’une excellente isolation, il y fait vite chaud. Dès ce soir, Louis dormira dans la grande chambre du fond. J’installerai un ventilateur dont le look années 70 m’avait séduite. Fantôme est étendu de tout son long sur le carrelage de la cuisine. Il ne sortira plus avant que le soleil n’amorce sa bascule de l’autre côté du plateau. Stéphane a relocalisé son bureau dans le vaisseau amiral. Son dos est toujours douloureux. Il paie la pratique intensive de sports traumatiques pour le corps: tennis, ski, plongeon, planche à voile.
Ce matin, quand nous sommes arrivés Fantôme et moi chez Muguette, elle était dans son potager avec sa petite chienne Pépette. Muguette perd la vue. Pépette perd l’audition. Muguette portait des Crocs verts. Elle a renoncé à son legging. Le long de ses jambes et de ses chevilles minces et musclées court tout un réseau de veines apparentes. Fantôme, notre fidèle berger australien et moi avons rejoint Muguette et Pépette entre les allées de betterave, poireaux, haricots verts, courgettes, tomates, poivrons, concombres et oignons. Fantôme est allé boire à la citerne. Hier, Muguette avait arrosé jusqu’à onze heures. Elle avait aussi écouté en rediffusion un des numéros des carnets de Julie. Cela se passait dans le Calvados. A sept heures trente, elle me racontait combien la recette du clafoutis de bulots lui avait plu. Rien que d’imaginer ces bestioles nageant dans un mélange fait d’oeufs, de farine, de crème et d’herbes aromatiques j’avais le coeur au bord des lèvres. Cela me rappelait cette spécialité charentaise souvent mise à l’honneur lors des dîners officiels et qui rendait malade notre mère à chaque fois: des huitres à la crème et au pineau gratinées! Quand une nouvelle valse préfectorale nous avait fait quitter la proximité de l’océan atlantique pour la Montagne Noire, notre mère avait été soulagée. Adieu les huîtres, vive le foie gras!
A notre arrivée chez Muguette, elle avait déjà nourri les moutons. Fantôme a attendu que Muguette aille lui chercher dans un placard de l’arrière cuisine des morceaux de pain sec. Muguette a cassé pour moi une branche de géranium pour que je la replante dans la terre. Autrefois, on trouvait des géraniums devant les fenêtres. Ils formaient une barrière naturelle contre les moustiques. J’aime beaucoup l’odeur de ces fleurs. Une odeur très forte en fin de journée quand il a fait très chaud. Depuis que je suis enfant, cela m’amuse de tirer sur les morceaux morts qui viennent si facilement. La soeur de mon mari, Catherine et son mari, Vali, en ont mis sur leur balcon dans leur pied à terre parisien. Les rares fois où j’ai séjourné chez eux, je me suis empressée de m’occuper des géraniums.
On reparle beaucoup de l’épisode effrayant que l’Europe a connu en 2003. Une vague de chaleur sans précédent courant de juin à août ayant tué plus de 19000 personnes en France et 70000 dans toute l’Europe. Dans l’hexagone, il s’agissait essentiellement des personnes âgées vivant seules dans des appartements parisiens ou lyonnais. A Marseille et à Toulouse, on avait su faire face à la chaleur. En Provence, où les étés peuvent être brûlants, on se lève de très bonne heure pour faire entrer la fraîcheur dans les intérieurs. On vaque à ses occupations. On referme les volets. On fait la sieste. On profite ensuite des grandes soirées sous les canisses, les platanes et les étoiles. Dans les régions du sud, on sait encore veiller naturellement sur les « Anciens ». Dans une rue, un immeuble, on se soucie de savoir comment se porte une vieille dame que l’on sait seule. On lui demande si elle a besoin de quelque chose. On ne la laisse pas mourir de déshydratation.
J’ai été enceinte de notre premier enfant, Céleste, en 2003 et, après un tour du monde, nous nous étions installés dans la bonne et vieille maison de Pont. J’ai traversé la canicule enceinte de sept et de huit mois. Ce n’était pas une sinécure mais, cet été-là, j’étais chanceuse: nous passions nos vacances à Bénodet, dans le Sud Finistère. Notre vraie fausse mamie, la seconde femme de notre grand-père paternel et sa soeur nous avaient très gentiment offert de nous prêter leur maison qui n’étaient pas celle où elles habitaient. Elles vivaient à Pleuven, un tout petit village. Notre fausse vraie mamie y avait tenu un café en face de l’église. Elle y vendait aussi du tabac, des timbres et des bonbons. J’aimais bien y jouer à la marchande. Sa soeur, elle, était, comme beaucoup de Bretonnes, entrée au service d’une famille parisienne de la grande bourgeoisie en qualité de gouvernante. Cette vie condamnait au célibat. Je connaissais bien la maison de Bénodet. Notre grand-père y avait planté des arbres fruitiers. Il faisait un temps idéal pour une femme enceinte! L’océan restait très frais et dès que j’y nageais avec notre nièce, Margot, mon ventre se contractait. Quand Céleste est venue au monde le 15 septembre, la canicule reprenait. A la maternité de Bagnols-sur-Cèze, la fenêtre de ma chambre donnait sur le mont Cotton. Céleste passait son temps accroché à mon sein. La montée de lait très rapide sur une césarienne avec une température corporelle de 40 et une température extérieur de 38, ce n’était pas triste!
Victoire et Louis sont partis prendre leur bus à 7h27. Céleste a dormi longtemps. Encore deux jours et demi et Victoire et Louis en auront fini avec le collège pour cette année. Ils auront rendu leurs manuels. Je viens d’apprendre que les dates du brevet venaient d’être repoussées aux 1er et au 2 juillet. Je m’en réjouis pour les élèves de troisième et pour notre neveu qui habite Paris. C’est une sacrée épreuve que de composer avec des températures aussi élevées! Du coup, je m’interroge. Victoire et Louis iront-ils au collège jeudi et vendredi? Les listes des fournitures scolaires sont accrochées sur la porte du réfrigérateur. A la rentrée, Victoire continuera la gym. Louis a envie de pratiquer le ping-pong et de prendre des cours de dessin. Céleste et son papa iront au cours d’apnée. Et, de mon côté, je continuerai à sillonner les environs depuis mon vélo avec notre fidèle berger. Dimanche, Stéphane conduira les enfants dans l’Ain où ils rejoindront leur mamie et leur cousine, Louise qui, elle, reviendra de Haute-Corse.
Le 14 juillet, à 20 heures, je guetterai l’arrivée du TGV de Louis à la gare de Lyon. Louis se précipitera dans mes bras. Je serai heureuse de retrouver notre troisième enfant tout en regrettant que son papa et moi n’ayons pas eu plus de temps pour reprendre des forces. C’est si court treize jours pour se ressourcer, penser un peu à soi, retrouver de la liberté. Même si Stéphane et moi travaillerons, ce sera déjà reposant de ne plus ramasser les affaires abandonnées aux quatre coins de la maison, faire tourner une machine à laver le linge tous les deux jours, remplir le caddie jusqu’à la gueule, se soucier des menus, faire respecter les temps de parole, voir la sienne coupée vingt fois par repas, jouer au casque bleu, avoir raison des traces de doigts gras sur les baies vitrées et chercher MA brosse quand les enfants ont chacun la leur!
Les couples qui ont, dans un périmètre proche, des parents disponibles, ne voyant pas leurs petits-enfants comme une contrainte mais avant tout comme une joie, des parents capables de répondre à l’appel sans être envahissants ne mesurent pas toujours leur chance. Elever, à la campagne, trois enfants presque sans soutien année après année est épuisant!
Personne ne m’a donné de date mais je sais que le compte à rebours qui mène au début de la moisson est enclenché. Alors, tous les matins, je contemple les coquelicots bordant les champs de blé ou d’orge et les têtes des chardons commençant à bleuir. Hier, j’ai eu le bonheur de passer quelques instants en présence d’un renardeau. Il faisait sa toilette sous un poirier. Au début, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un chat. Si Fantôme n’avait pas été avec moi, j’aurais bien été tentée de jouer au Petit Prince et de chercher à l’apprivoiser.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Quel beau billet ! j’imagine tellement la petite mamie et son potager ! Merci !