« C’est toi qui as gardé mon jeu de clefs ? C’est toi qui as fermé la porte quand nous avons quitté la maison? » Mon mari vient de me poser ces deux questions. Il est presque neuf heures du soir. La voiture est chargée. Mes lunettes de soleil reposent en équilibre sur le sommet de ma tête. Les serviettes et les maillots de bain, encore humides, finissent de sécher. Au mépris des règles de la sécurité routière, les filles sont étendues sur des sacs de couchage, dans le coffre.
C’est quand j’arrive au bas de l’escalier, avec notre fils accroché sur la hanche gauche, que mon mari me cueille et me pose ces deux questions. Je viens de changer notre numéro trois qui, à deux ans et demi, refuse catégoriquement de renoncer à ses couches. Je fais comme si je n’étais pas inquiète que l’apprentissage de la propreté ne soit pas acquis alors qu’il fera son entrée triomphale à l’école maternelle le vendredi 3 septembre. Je m’en remets aux dames de la crèche qui me disent de faire confiance à mon fils et à une armada de mamans, forcément très expérimentées, qui en sont arrivées à la conclusion que les garçons adoraient jouer avec les nerfs sensibles de leur mère et attendre la veille de leur entrée à l’école pour tourner le dos aux couches. Quoi qu’il en soit, je tiens dans ma main droite, enfermé dans un sac en plastique, un bas de pyjama que j’ai rapidement lavé. L’absorption de plusieurs litres d’eau de la piscine, associée à un régime tomates cerises, framboises et fraises ne pardonne pas !
S’il n’avait pas fallu activer le dispositif ORSEC pour changer Louis, nous aurions déjà levé l’ancre. Précisons, pour les inconditionnels du droit public, et même pour ceux qui pourraient légitimement se demander ce qui se cache sous ces cinq lettres capitales, que le terme ORSEC est l’acronyme d’organisation de la réponse de sécurité civile.
Mais laissons là des sujets propres à ôter le sommeil aux membres du corps préfectoral et revenons aux deux questions posées par mon mari. Non, je n’ai pas conservé son jeu de clefs et non, ce n’est pas moi qui ai fermé la porte d’entrée après qu’il ait mis en route l’alarme. Dans mon sac, je trouve mon trousseau. Il s’agit de deux clefs retenues à une bouée de sauvetage à bandes blanches et bleu ciel, achetée dans une boutique d’accastillage de Quiberon, après un séjour à Belle-Isle.
Quelques instants, mon mari visualise, avec une netteté troublante, ses clefs restées dans la serrure de la porte d’entrée. Il les voit qui se balancent doucement, depuis trois jours et trois nuits, avec la photo de ses deux filles pour unique compagnie. Il fait face avec son flegme légendaire. (Le « God save the Queen » retentit dans le lointain.) Je décide d’en faire autant. Pour moi, c’est d’autant plus facile qu’une petite voix bien intentionnée me souffle que nous allons retrouver les clefs sur la porte sans que personne n’ait profité de cet oubli pour jouer les déménageurs bretons. Enfin, je serais gonflée de me risquer à la critique quand, mercredi dernier, j’ai oublié mes propres clefs de voiture dans un magasin. Sous ces oublis qui ne sont pas des actes manqués se cachent, à coup sûr, une grosse fatigue !
Après un long échange de tendres baisers entre grands-parents et petits-enfants, la voiture s’ébranle. À neuf heures passées, le thermomètre affiche encore vingt-trois degrés. Le ciel est d’un bleu uni. Les hirondelles chassent toujours. Dehors, ça sent le foin coupé et, dans la voiture, la Biafine étalée en couche épaisse sur la peau, pourtant crémée avant exposition, mais toujours si tendre, des épaules et des bas de dos des enfants. Sur les bords de la nationale ombragée par d’imposants platanes, les coquelicots forment des îlots rouges qui m’évoquent, à chaque fois, certaines toiles impressionnistes. L’A6 est fluide.
Nous arriverons tard, mais tant pis. Nous aurons profité jusqu’au bout de ces trois magnifiques journées, de ce superbe long week-end de la
Pentecôte. L’Esprit Saint sera venu chasser le souvenir triste et froid du retour dans les cieux, la semaine passée, de Jésus, à la droite de Dieu le Père. Nous aurons pris le temps d’apprécier ce dernier dîner composé de délicieux restes, partagé autour de la grande table en bois, sous le cerisier dont les fruits commencent à rougir.
Les rayons doux du soleil jouaient à cache-cache dans les rosiers. Dans un coin, la grosse brouette que les enfants adorent, semblait, elle aussi, apprécier cette superbe fin de lundi de la Pentecôte. Deux vélos et un tricycle avaient été abandonnés çà et là dans le jardin. Les filles faisaient observer que les pivoines, encore totalement repliées sur elles-mêmes ce matin, commençaient à ouvrir délicatement leurs pétales. Victoire et Louis plongeaient leur nez dans le cœur de grosses roses grenat. Avant de passer à table, une mamie, aidée de l’une de ses petites filles avait été ramasser, dans le potager, de la romaine aux longues feuilles délicieusement craquantes et de jeunes pousses d’épinards. Un papi pestait contre les limaces dévoreuses de fraises. Il avait entrepris de les aider à gagner le paradis des nuisibles en tout genre, grâce à des granules d’un beau bleu.
Trois jours durant, grands et petits avaient pu vivre le bonheur simple du beau temps retrouvé. Prenant exemple sur les petits, les grands avaient oublié hier et demain et renoué avec le carpe diem, cher à Horace. On avait été heureux de laisser son corps s’épanouir dans des vêtements légers. On avait adoré sentir la chaleur des pavés et la douceur de l’herbe sous la plante des pieds. On avait aimé, à la nuit tombée, se laisser bercer par le récital assourdissant des crapauds et des grenouilles des Dombes. Le cerveau s’était empressé d’associer ces croassements et cette sensation d’un soir d’été à une phrase de Claude Piéplu dite à Jean-Pierre Marielle dans le cultissime « diable par la queue » : « Ce soir, les grenouilles sont amoureuses ».
Les enfants avaient parcouru, à vélo, des kilomètres autour de la maison. Dans la piscine, les filles avaient réalisé des centaines de pirouettes avant et arrière, plongé pour récupérer des objets et sauté avec leur petit frère jusqu’à l’épuisement.
Il est minuit quand nous arrivons chez nous. Les clefs sont bien sur la porte qui n’a pas été ouverte. Les clochettes du fuschia et les fleurs des rhododendrons font grise mine. Le poisson rouge dort. Les miettes de nourriture que je dépose à la surface du bocal ne le réveillent même pas. Chaque enfant se glisse dans son lit avec joie. Qu’ils partent deux jours ou un mois, leur bonheur de retrouver leur univers reste intact.
Une heure, extinction générale des feux. Mes yeux se ferment sur les enfants faisant de « lapin ture » sous l’auvent.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner