L’été est fini. Je vais pouvoir jeter mes espadrilles. J’en avais deux paires cette année: une paire bleu ciel et une paire rouge. Les espadrilles sont associées pour moi aux grandes vacances. Quand nous arrivions dans la bonne et vieille maison de Pont dans le Gard rhodanien, notre père allait acheter des espadrilles. Je crois avoir toujours vu, l’été, ces chaussures légères mi corde mi toile aux pieds de notre mère. Ce souvenir est si vivace que lorsque je regarde mes pieds glissés dans des espadrilles, il me semble contempler ceux de notre mère.
L’été est fini. Je vais pouvoir jeter mes espadrilles. Le hale et les marques des maillots de bain s’effacent sur les peaux claires qui vont renouer avec leur couleur de croisière. Les feux du soleil, eux, résisteront encore de longs mois dans les chevelures. Quand nous étions enfants et adolescentes, ma soeur et moi avions la chance de passer de longues semaines au bord de l’océan Atlantique ou de la Méditerranée. Comme nous aimions, sur l’immense plage sauvage de l’île d’Oléron, nous laisser emporter par les grosses vagues et y plonger en sentant rouler sur nos corps des flots nerveux. L’eau était incroyablement chaude. Nous pouvions y rester plusieurs heures. Quand, la faim nous arrachait aux vagues, la peau de nos doigts était frippée et nous ne retrouvions plus les serviettes et le parasol. Nous avions été poussées par le courant sur la partie de la plage réservée aux naturistes. Les cheveux très blonds de ma soeur viraient au blanc, les miens, châtains clairs, au doré. C’est en grandissant qu’on mesure combien on a été chanceux de partir en vacances tous les ans et qu’on comprend que, chaque été, des enfants en sont privés et à quel point la mission de l’Ecole est essentielle s’agissant de l’ouverture sur d’autres espaces, d’autres paysages ou encore d’autres cultures.
L’été est fini. Je vais pouvoir jeter mes espadrilles. A cette époque la chanson de Brigitte Bardot, « La Madrague » me revient toujours en mémoire. J’ai beaucoup écouté le répertoire de Brigitte Bardot quand j’étais en troisième année de droit et vivais dans un studio, rue Bréa, à Paris, entre Montparnasse et le Luxembourg, auquel sont associés tant de souvenirs heureux. Je connaissais les chansons par coeur. La fin de l’été semble être la saison à laquelle s’attache le plus une forme de nostalgie, sans doute car les enfants vivant toujours en nous ont gardé très présents les souvenirs de ces vacances à rallonge, de ces après-midis d’ennui tuées à coudre des sachets de lavande, à confectionner des objets en pâte à sel ou des sablés, des châteaux de sable éphémères toujours trop vite grignotés par la marée, des marches de fin de journée sur des sentiers chauffés à blanc par le soleil, du goût des premières mûres, des nuits zébrées par les étoiles filantes, des concerts des grillons, des orages qui venaient ouvrir le ventre du ciel à partir du 15 août, faire monter du sol des odeurs enivrantes de terre chaude et annonçaient le retour des petites laines quand le soir tombait dans un parfum de tilleul ou de figue.
Heureux enfants que nous avons été de connaître un climat normal, des saisons tranchées, un soleil, très fort parfois, mais dont les rayons ne se faisaient pas morsures, une mer dont l’eau était claire et poissonneuse, des bêtes qui coulaient des jours heureux dans des champs verts et de la neige en hiver, y compris dans les plaines! Portés par l’insouciance propre à l’enfance comment aurions-nous pu imaginer que tout se dégraderait si vite? En 1997, dans son film, Sandrine Veyssset se demandait s’il y aurait de la neige à Noël? Cette question était prémonitoire. L’or blanc tombe de plus en plus tard sur montagnes. Je ne suis pas certaine, qu’en France, nos petits-enfants connaissent la neige autrement que dans des livres d’image, des boules en verre et d’anciens documentaires!
Dans cinquante ans, quel sens aura encore ce bon Père Noël si ce n’est dans les pays scandinaves et au Canada? Notre Père Noël aura renoncé à son vêtement rouge avec bonnet, col de fourrure et grosses bottes fourrées. Il aura également remisé son traîneau et ses rennes. Notre Père Noël portera un maillot de bain sous son ventre rebondi, des lunettes de soleil, un panama, des tongs et évoluera dans le ciel sur un surf géant tiré par des dauphins ayant survécu aux déchets en plastique. Il chantera à tue-tête des vieux standards des Beach Boys. Cet été, entre un Gard abruti de soleil et un chemin de Stevenson torturé par la chaleur, je n’avais plus qu’un désir: fuir l’été, ressentir le froid, marcher dans la neige. Pendant les huit jours de marche, j’ai développé une sorte d’allergie au soleil. Je ne le supportais plus!
L’été est fini. Je vais pouvoir jeter mes espadrilles dont la corde est maintenant élimée. C’est Louis qui va être heureux. Il déteste les espadrilles! Il déteste sa mère en espadrilles! Avant que l’été ne s’achève, l’aumônerie organisait sa journée de rentrée pour les élèves allant de la sixième à la terminale. Samedi, en fin de matinée, les inscriptions faites, nous sommes partis le long du canal pour gagner l’église de Châlette. Il faisait très chaud. Les jeunes et les animateurs se sont adossés au mur légèrement ombragé du jardin pour partager un pique-nique. Ensuite, nous sommes tous entrés dans l’église et y avons vécu une très belle célébration portée par le plaisir des retrouvailles, l’énergie positive de la jeunesse et un groupe de chanteurs et de musiciens très talentueux. L’Evangile de saint Luc faisait écho à la phrase de Robert-Louis Stevenson notée sur une ardoise à côté de la porte du presbytère » Ne juge pas chaque jour à la récolte que tu fais mais aux graines que tu sèmes ». Quelle belle philosophie de vie!
L’été est fini. Même si elles sont mal en point, je serai triste de jeter mes espadrilles dont les semelles conservent le souvenir de marches sur les sentiers avec Fantôme, de moments passés dans le potager à écouter les tomates pousser, de bavardages avec Muguette, de cuisson de confiture de mirabelle, d’apéritifs sous les canisses et de sorties en vélo.
L’été est fini. J’hésite à dire au revoir à mes espadrilles. Plus de repas sur la terrasse. Ce soir, nous avons dîné dans la maison et avons été contraints d’allumer la lumière. Ce rétrécissement des jours, cette longue marche vers le solstice d’hiver, c’est ce qui est le moins joyeux avec l’automne, ma saison favorite, celle qui met le feu à la canopée et qui, la chaleur aidant, a déjà commencé à s’emparer des forêts. Pour ne pas dilapider le peu d’énergie qu’ils leur restent les arbres renoncent à leurs feuilles.
L’été est fini. A six heures, le ciel était piqué d’étoiles. Une heure plus tard, quand je conduisais les filles au car devant l’ancienne gare du village, le brouillard s’était levé et enveloppait le plateau. L’air était saturé d’humidité. L’arbre des âmes était beau dans ce halo gris. Mes deux paires d’espadrilles reposent toujours sur l’une des étagères du garage, mon atelier clandestin, lieu où je passe de longues heures à repasser en écoutant de la musique.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner