Après quelques jours de vacances à Paris, les enfants sont ravis en rentrant à la maison de trouver, entre les brins d’herbe du jardin, des primevères roses et jaunes, des crocus mauves et de délicates violettes. Les tulipes ont poussé leurs tiges de quelques centimètres en direction du ciel. Impression ou réalité ? Les chants des oiseaux semblent plus joyeux. Le petit garçon entreprend de réaliser un bouquet de primevères. Sa sœur ainée réunit patiemment une poignée de violettes. Sa sœur cadette jette son dévolu sur l’un des rares crocus du jardin. Toutes les fleurs annonciatrices de la renaissance de la nature sont plongées dans l’eau d’un petit pot en verre. La maman ne se lasse pas de respirer l’odeur des violettes. Son aînée sait combien elle est sensible à ces fleurs si fragiles. Leur parfum lui rappelle, sans doute, celui de la poudre de riz de son arrière grand-mère maternelle et, de manière indélébile, l’une des lettres de mon moulin qu’elle affectionne le plus « le sous-préfet aux champs ».
Tout en respirant le petit bouquet de violettes, elle revisite en pensée leurs six jours à Paris. C’est important pour elle de partager avec ses enfants son amour pour cette ville, la seule où elle ait vraiment eu le temps de faire pousser des racines, où elle a vécu comme si la valse à mille temps des déménagements appartenait résolument au passé.
Comme toujours, elle avait imaginé un programme digne d’un marathon tout en sachant qu’avec un petit garçon de quatre ans, il faudrait raboter la liste des envies. Le séjour s’était ouvert sur un déjeuner familial. Les grands et les petits étaient ravis de se retrouver. Dans l’après-midi et malgré un ciel menaçant, les deux sœurs mamans étaient parties avec les enfants laissant les deux papas devant un match du tournoi des VI nations, la rencontre XV de France contre XV du trèfle. La file devant le musée des Arts décoratifs était trop longue. Il s’était mis à pleuvoir. Alors, on avait trouvé refuge à l’intérieur du Louvre des Antiquaires. Devant les vitrines, les garçons détaillaient les casques, les sabres, les pierres. Un petit neveu se demandait quelle montre il pourrait s’offrir avec le montant de son porte-monnaie, soit trente-cinq euros. Il était déçu qu’aucune ne soit encore à sa portée. Les filles, elles, admiraient les bijoux. Les mamans, aussi !
Trop vite, il avait fallu se dire au revoir. La journée était très avancée et le lendemain, les petits Parisiens reprenaient le chemin de l’école. Certains étaient restés dans le métro, d’autres en étaient descendus pour marcher jusqu’à l’appartement qui leur servirait de maison pendant six jours. Comme la dernière fois, déjà, les filles avaient emporté deux pleines valises d’objets divers et variés. Le petit garçon qui les accompagnait pour la première fois pour un séjour prolongé à Paris avait voyagé avec ses deux boîtes de légos dans lesquels il avait réussi à faire tenir son armée de playmobils. Sur les étagères de la bibliothèque, les filles avaient admiré les créations de leur cousine qui était retournée vivre en Roumanie après avoir passé une année à Paris. Elles avaient regretté sa présence.
Le lundi, la famille avait renoncé à attendre une heure le long de l’Hôtel de ville pour y découvrir la très belle exposition consacrée au travail photographique de Robert Doisneau sur les Halles. Pour préparer les enfants à cette exposition, la maman leur avait montré quelques petits films archivés par l’INA et accessibles depuis un site retraçant la vie des Halles depuis leur création au douzième siècle jusqu’à leur fermeture définitive en 1969. Elle avait souri devant des images en noir et blanc montrant des hommes en smoking achetant, au milieu de la nuit, à de courageuses fleuristes des bouquets de roses pour leurs élégantes femmes vêtues de robes du soir très Miss Dior années 50, avant de les emmener souper au « pied de cochon ».
Si les enfants, faute de monde, n’avaient pas davantage pu pénétrer dans les entrailles hautes en couleurs du centre Pompidou, ils s’étaient amusés des sculptures ventrues de Niki de Saint Phalle tournant sur elles-mêmes dans le bassin de la place Stravinsky. La petite troupe avait continué à marcher en direction du Louvre. Les enfants étaient déjà fatigués en arrivant à l’entrée du département des antiquités égyptiennes. Les filles avaient semblé intéressées par la vie des Egyptiens et le culte voué aux morts. Leur frère avait surtout observé les sols, les marches des escaliers et fait avancer, sur les fils délimitant un périmètre de sécurité entre les œuvres et les visiteurs, un Dark Vador momentanément emprunté à son cousin. Il lui manquait un avant-bras. Il avait du rester dans le vaisseau amiral.
On avait laissé l’antiquité égyptienne pour le département de la peinture française du quinzième siècle. Le papa avait fait observer aux enfants la qualité des couleurs qui avaient traversé le temps sans perdre de leur puissance. Les questions des enfants avaient porté sur la crucifixion, les larmes de Marie et de Marie-Madeleine.
Sur le trajet du retour, les enfants avaient du mal à avancer. Le poids des petites mains se faisait plus lourd dans la paume des grandes. Et puis, arrivés au bas de l’escalier dont il fallait encore gravir les quatre étages sans ascenseur, les enfants l’avaient pris d’assaut dans d’immenses éclats de rire. Ces enfants-là, habitués aux grands espaces, à la vie au grand air, avaient un peu de mal à se mettre en mode immeuble, appartement, voisins du dessus, voisins du dessous.
Le mardi, toute la petite famille avait mis les voiles en direction de la rue de Rivoli, bien décidée, cette fois, à entrer à l’intérieur du musée des Arts décoratifs. Ils avaient attendus dix minutes que les portes ouvrent. L’exposition Babar avait été expédiée en un temps record. En revanche, ils s’étaient longuement attardés devant les trompe-l’œil, imitations, pastiches et autres illusions. Dans les étages dédiés aux mobiliers des années 40 jusqu’à nos jours, ils s’étaient follement amusés à essayer des sièges imaginés dans les années 60. Leur fauteuil préféré était une coque en plastique transparent suspendue dans les airs par une chaîne métallique.
Enfin, le quintette était redescendu au rez de chaussée pour voir la rétrospective consacrée au travail de Jean-Paul Goude qu’il venait de croiser dans l’escalier. Les parents avaient pu mesurer combien le petit bonhomme au casque de cheveux blonds avait marqué le paysage publicitaire depuis le début des années 1980. Les publicités avaient plu aux enfants. Les lutins Kodak n’avaient pas pris une ride. Certaines photos, en revanche, avaient troublé numéro trois. Les filles étaient fascinées par une jeune femme de chair et de sang. Habillée de blanc de pied en cap, elle ressemblait à une princesse russe. Après avoir pris longuement la pause, assise sur un fauteuil, elle se levait et évoluait dans le grand hall du musée comme un automate. On pouvait la croire monter sur coussin d’air car ses pieds, dissimulés sous sa longue robe évasée, semblaient ne pas toucher terre.
Les jours s’étaient suivis sans jamais se ressembler. Les filles avaient été bouleversées pendant la projection du très joli dessin animé « Zarafa » qui retrace l’histoire de la première girafe du zoo du jardin des plantes, offerte par le pacha d’Egypte à Charles X. Dans la grande galerie de l’évolution, les enfants avaient passé plus de temps à cavaler dans les salles au parquet craquant qu’à vraiment regarder le défilé des animaux, les vitrines de papillons, d’insectes et de poissons. La maman du trois avait eu du mal à s’habituer à la pénombre qui règne dans le muséum d’histoire naturelle. A la cité des sciences, les enfants, confortablement installés dans les fauteuils inclinés du planétarium, avaient appris l’influence du soleil sur le cycle des saisons. Dans la partie de la cité dédiée aux enfants, le trio s’en était donné à cœur joie passant d’un atelier à un autre, des jeux d’eau à ceux portant sur le corps ou la communication. Numéro trois était ravi de disparaître dans le ventre de la fourmilière. Numéro un de s’essayer au traveling avant et numéro deux de voir son squelette se mettre en action quand elle pédalait. En quittant la cité des sciences, on avait eu envie de longer le canal Saint Martin. Le soleil brillait au-dessus des eaux vertes. On s’était installés sur le banc d’un jardin public tandis que les enfants sautaient, tournaient, glissaient et couraient dans une aire de jeux.
La mâtinée sur la butte Montmartre n’avait pas été une réussite. Il faisait froid. Le ciel était gris souris. Les peintres de la place du Tertre avaient le bout des doigts tout rouge. Alors, on avait tourné le dos au Sacré-Cœur, aux moustaches de Dali, à la vigne, au souvenir d’une première rencontre et on était redescendu vers la Seine. Dans le métro, ligne 7, numéro un avait posé sa tête sur l’épaule de sa maman et lui avait soufflé : « c’est triste Paris. Il y a trop de gens malheureux, trop de gens qui n’ont rien à manger, trop de gens qui vivent dehors ». Cette petite fille au grand cœur avait fondu en larmes après avoir vu, rue Mouffetard, une vieille femme rom qui mendiait et ne pouvait plus redresser son dos. Dés que les enfants voyaient une personne dans la rue ou que des musiciens faisaient entrer la vie dans le wagon du métro, ils plongeaient dans le porte-monnaie maternelle à la recherche de pièces jaunes. Quand le stock des pièces jaunes était épuisé, ils se rabattaient sur les pièces cuivrées.
Le jour du départ était arrivé. On avait essayé, une nouvelle fois, d’entrer à l’Hôtel de ville pour l’exposition Doisneau. Encore une bonne heure à attendre. Il faisait beau. Malgré la déception de numéro un et de sa maman, on avait renoncé. On avait marché jusqu’au jardin du Luxembourg. On avait admiré les tympans de Notre-Dame. Les enfants s’étaient laissés tirer le long du boulevard Saint-Michel. Toute la famille avait pique-niqué sur un banc, non loin du Sénat. Des pigeons venaient saisir, dans la terre, les miettes tombées des sandwichs. Le bassin était vide. Un panneau indiquait que les petits bateaux étaient en réfection. Ils reviendraient au printemps. Pas d’exposition de photos sur les grilles en ce moment. Les enfants avaient longuement joué dans les jeux et, la maman, une nouvelle fois, avait admiré la rapidité à laquelle les enfants sympathisent entre eux, s’amusent ensemble et puis se quittent pour ne plus jamais se revoir. Un bel exemple de moments de vie ancrés dans le temps présent. Pour l’heure, toutes les statues étaient figées dans une pause éternelle. A la nuit tombée, quand les grilles se refermeraient, que le jardin aurait renoué avec le calme, les statues, avec grâce, descendraient des socles. La comtesse de Ségur irait rejoindre le faune dansant, la femme aux pommes l’acteur grec et la messagère le lion de Nubie.
Dans la voiture qui les ramenait chez eux, la maman avait demandé à ses enfants ce qu’ils avaient préféré. Numéro un avait beaucoup aimé le mobilier du musée des Arts décoratifs et la séance au planétarium. Numéro deux avait évoqué les momies, les tableaux français du quinzième siècle. Quant à numéro trois, il avait surtout aimé monter et descendre les Escalators du métro et tous les ateliers de la cité des sciences pour les enfants.
Dans les jours qui avaient suivi, la maman avait pu mesurer l’impact de ce petit séjour sur le trio. Numéro un avait rapporté de la bibliothèque « Astérix le Gaulois », numéro trois un livre encore un peu complexe pour lui sur les pyramides et numéro deux avait reparlé des vieux murs des remparts du Louvre qu’ils avaient longés avant d’atteindre le département des antiquités égyptiennes.
A quelques heures de l’arrivée du printemps et alors que la nature, jour après jour, laisse exploser sa joie, la une de Libération dresse la liste des adultes et des enfants assassinés froidement, en France, ces derniers jours. Qu’aucun autre prénom ne vienne s’ajouter à cette liste ! Que celui qui tue soit arrêté le plus vite possible !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner