Votre mère a vieilli, vous aussi. Elle a précisément vingt-neuf ans de plus que vous. Mariée à l’âge de vingt-quatre ans, elle se désolait d’avoir mis cinq ans à vous avoir. A cette époque-là, on était presqu’une maman vieille quand on avait ses enfants à l’aube de la trentaine. D’ailleurs ne le lui avez-vous pas souvent dit qu’elle était plus âgée que la plupart des mères de vos petits camarades ? Et vous, enfant, à l’âge de tous les serments éternels, ne vous êtes vous pas promis d’être une maman jeune ? Vous avez été mère, pour la première fois, à presque trente-quatre ans mais, pour votre chance, vous êtes à peu près dans la moyenne nationale des femmes de votre génération. Cela vous sauvera à l’heure de la sortie des classes !
Vous ne pensiez pas écrire sur votre mère alors qu’il vous semble avoir déjà beaucoup évoqué votre père. Vous ne pensiez pas faire d’elle l’héroïne involontaire de l’une de vos chroniques. D’ailleurs, vous êtes à peu près certaine que cela lui déplairait si elle l’apprenait. Comme vous vous êtes aperçue que votre numéro deux, votre seconde fille, n’avait pas aimé que vous ayez raconté l’histoire de sa liste au Père Noël. Vous avez eu envie de lui expliquer que les gens qui écrivent sont toujours un peu cannibale. Ils se nourrissent de ceux qu’ils aiment, de ce qu’ils vivent. Ils puisent autour d’eux la matière pour tricoter des histoires. C’est aussi pour cela que Paris lui manque tant. A Paris, c’est si facile de se raconter des histoires ! Il suffit de s’installer à la table d’un café, par exemple, le « Nemours » de la place Colette, de se poster dans une gare, au hasard, la gare de Lyon, de s’asseoir sur la chaise d’un jardin public, comme celui du parc Monceau, et d’observer les autres, d’imaginer de quoi leur vie est faite.
La maman de trois ne pensait pas évoquer sa mère à elle et puis, par la magie de youtube, elle a retrouvé une très ancienne chanson, une chanson écrite par Françoise Mallet-Joris et interprétée par Marie-Paule Belle « Les petits dieux de la maison ». Avec cette chanson, vous ne pouvez plus faire autrement que de parler de votre mère. Vous vous rappelez que vos parents aimaient Marie-Paule Belle au même titre que Jacques Brel, Jean Ferrat, Léo ferré et, avouons-le, Nana Mouskouri. Votre père n’y verrait pas un aveu. En bon sociologue de son temps, il lisait tout. Il écoutait tout. Ne vous rappelez-vous pas ces incroyables revues de presse qu’il réalisait lors des trajets en voiture ? Votre mère était au volant. Votre sœur et vous étiez assises à l’arrière. Vous ne tarderiez pas à vous battre, pour mieux vous réconcilier. Dans une voiture à l’odieux roulis, vous aviez mal au cœur. Vous rentriez dans une ville de province après un Noël célébré dans le Gard. Votre père vous donnait à entendre non pas un horoscope, mais tous les horoscopes de toutes les revues achetées à la maison de la presse, au bout de la rue, à la propriétaire, une vieille dame à barbe poivre et sel, qui faisait peur aux plus jeunes quand elle était, entre deux jurons, la douceur même.
Vous étiez enfant et cette chanson vous bouleversait comme elle vous a à nouveau fait chavirer tout à l’heure quand vous l’avez écoutée. Vous vous demandez pourquoi quand il s’agit de l’amour d’une fille pour sa mère qui usait ses doigts à coudre, ses mains à laver et qui mettait trop de sel dans le potage du soir. Votre mère, quand vous étiez enfant et adolescente, ne cousait pas, ne lavait pas et ne préparait aucun potage. Avec votre mère, dés les premières heures de l’adolescence, c’était comme dans une chanson d’amour de Brel : des accrochages, des incompréhensions, des blessures à peine cicatrisées et déjà ouvertes. Elle, votre mère, elle ne se heurtait pas à vous. Elle n’était pas frontale. Elle était telle une toile cirée qui, en apparence, laisse les éléments déchaînés glisser sans jamais pénétrer les lignes de défense. Cette résistance passive vous rendait encore plus violente. Et puis, venait le temps des pleurs et de la réconciliation. Elle ne se sentait jamais responsable. Vous demandiez toujours pardon. Vous restiez une sorte d’énigme. Pourtant, elle aurait voulu la résoudre. Vous luttiez pied à pied pour exister selon vos vœux propres. Vous repoussiez le modèle proposé. Vous vous construisiez « contre ». On dit que c’est sain. Vous trouviez cela douloureux. Car, finalement, n’aurait-il pas été plus facile de jeter l’éponge et de se fondre dans le moule ? Finalement que lui reprochiez-vous si fort ? De ne pas être à l’image de ces battantes, de ces femmes qui font carrière, d’avoir manqué de confiance en elle pour trouver sa place dans la magistrature, d’avoir trouvé moins dur de travailler à bâtir la réussite professionnelle de votre père. Ce n’est que très confusément et, aussi, parce qu’elle ne mettait pas les sentiments en mots, que vous compreniez que si elle vouait une admiration et un amour sans limites à sa mère, elle avait souffert que celle-ci, veuve très jeune, ait travaillé d’arrache-pied car elle adorait ce qu’elle faisait et l’ait laissée beaucoup grandir à l’abri de ses grands-parents.
En même temps, vous mesuriez toutes ses attentions au quotidien : y avait-il beaucoup de mamans qui mettaient, en hiver, les vêtements de leurs enfants sur un chauffage et les leur glissaient sous les draps pour qu’ils n’aient pas froid ? Y avait-il beaucoup de mamans qui les enveloppaient dans un vieux manteau de fourrure dans la voiture le temps des quinze kilomètres qui les séparaient de l’école ? Des mamans qui brossaient les cheveux pendant des heures, réveillaient leurs enfants toujours avec douceur, avaient assez de temps pour leur mettre le pied à l’étrier en allemand, les aider à se repérer dans la construction d’une dissertation en français, puis, l’année suivante, en philosophie ? De ses années d’enfance, elle conserve une grande impression de chaleur physique, de ses années d’adolescence, un soutien scolaire indéfectible et de manière plus générale, l’image d’une femme toujours souriante, gaie, à l’aise en toute circonstance, dévouée aux autres et d’une grande élégance. N’aimiez-vous pas, les soirs de grands dîners officiels, la voir sortir de sa chambre vêtue telle une reine, et humer, dans son sillage, l’odeur de Shalimar ?
« Les petits dieux de la maison » n’a pas pris une ride. Vous, si. Mais comme vous ne portez presque jamais vos lunettes, sauf le soir pour lire ou au cinéma, vous ne vous en rendez pas vraiment compte. Vous vivez dans une sorte de flou artistique qui vous convient. Vous ne trouvez pas que votre mère vieillisse vraiment ou, plutôt, c’est comme si elle avait arrêté de vieillir. Après la mort du père, les relations entre elle et vous sont devenues encore plus difficiles. Inconsciemment, vous la teniez pour responsable de sa mort à lui. Pire encore, vous auriez préféré que ce soit-elle qui parte. Vous étiez prise au piège d’une tragédie freudienne. Toute la rivalité latente entre la mère et la fille autour du père vous explosait en pleine figure. Bien sûr, sur le moment, vous aviez trop de peine pour comprendre ce qui se jouait entre vous deux. Vous la vouliez différente. Vous vouliez qu’elle vous montre la voie. Quand les enfants sont nés, vous vouliez qu’elle devienne une grand-mère idéale, qu’elle prenne le relais à cent pour cent, qu’elle vous laisse un espace pour vous reposer, mais les choses ne se déroulaient jamais comme vous le souhaitiez. Que d’années perdues en attentes déçues !
Au prix d’un gros travail sur vous même, vous avez cessé d’espérer. Vous avez renoncé à la mère idéale, à la grand-mère parfaite. Ce changement d’attitude a libéré des espaces. La relation s’est apaisée. Vous mesurez tout l’amour que vous lui portez et qu’elle vous porte, la chance qui fut vôtre de l’avoir à vos côtés. Elle devient une grand-mère étonnante. Ses petits-enfants l’aiment tendrement même si il faut parler « soutenu » selon l’expression de numéro un, se tenir toujours bien à table selon numéro deux, et ne pas caresser la grosse boule de poils avant d’aller au lit dixit numéro trois ! Quand vous lui confiez les enfants quelques jours, elle lave et repasse tout ce qui passe à sa portée. Elle reprise les pantalons déchirés, les accrocs des pull-overs. Elle dévore les livres récemment apparus dans les rayons des bibliothèques. Elle fait rire les enfants car, le week-end dernier, elle a pris des haricots blancs congelés pour des frites. Elle a commencé par essayer de les faire cuire au four et comme cela ne donnait rien, elle les a finalement plongés dans un bain d’huile. Elle a fini par reconnaître que ses petits-enfants avaient raison et qu’il ne s’agissait pas de frites !
Parfois, vous avez un pincement au cœur en songeant qu’il vous aura fallu tout ce temps pour être bien ensemble. Vous regrettez de ne la voir que lorsque vous avez besoin d’elle. Vous aimeriez pouvoir encore, parfois, vous échapper et l’inviter à déjeuner avant d’aller voir une exposition ou à prendre une tasse de thé l’exposition vue. Vous l’admirez car elle ne ressasse jamais, qu’elle a appris à vivre dans la minute qui passe et à se satisfaire des vrais petits bonheurs de l’existence. De votre côté, vous espérerez qu’elle est un peu fière de vous même si, finalement, vous avez tourné le dos à une carrière et avez souhaité ne pas vivre le grand écart perpétuel entre vie professionnelle et vie de famille.
A nos mères,
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Si vous avez envie d’écouter la chanson, vous pouvez cliquer ici
J’ai eu les larmes aux yeux en vous lisant, j’aime beaucoup votre Maman, c’est une femme très courageuse même si elle confond les haricots et les frites, j’aurais tant aimé visiter Paris en sa compagnie, peut être un jour …
Merci Bruine! Je ne doute pas qu’elle serait ravie de vous servir de guide dans Paris. A très bientôt.