Après six jours salés et iodés dans le Finistère sud, en pays bigouden, un pays qui commence de l’autre côté de l’Odet avec le ravissant village de Sainte Marine, me voici de retour sur le dos du plateau, avec vue sur un océan céréalier toujours aussi aride et fouetté depuis hier par un vent glacial venu tout droit d’Arctique. Mon Ar Men s’est tenu bien calme en mon absence. J’y ai retrouvé tout mon inventaire à la Prévert: ma sorcière du Queyras, mon sabot hollandais, le Général de Gaulle en fer forgé africain de notre grand-mère maternelle, un zèbre auquel il manque une patte, des coquillages trouvés le long de plages sans fin, un morceau de bois poli acheté à la chartreuse de Valbonne, un bouquet d’immortelles ramassées par les enfants avant de quitter la Haute-Corse cet été, un autre de lavande et encore un troisième de monnaie du pape, un Ar Men en miniature déniché dans les ruelles de Saint-Malo, un mannequin en bois articulé, des sulfures, des boites à musique, une boule en verre fabriquée en Palestine, une maison de poupée montée par Stéphane, une Une de Libération représentant Simone Veil, des dessins des enfants, des toiles de leur papa et encore tant d’autres choses. Ar Men et son gardien reprennent du service. Ils vont recommencer à s’ouvrir à des récits d’enfances cabossées, de corps maltraités, des confidences autour de secrets de famille trop longtemps tus, de parents toxiques, de grands-parents auto-centrés, de chômage longue durée, de harcèlement au travail, des silences, des douleurs, des maladies, des deuils, des respirations, des pleurs et des rires. En fin de journée, le sac de couchage « tour du monde » que je viens de ressortir du fond d’un placard après l’aventure cévenole sur les pas de Robert-Louis Stevenson et de sa douce Modestine se sera chargé des odeurs des patients.
Ces dernières années, j’ai accueilli une patiente dont le parfum était littéralement envoutant. Je ne saurais le décrire. Je n’ai pas le talent d’un Süskind mais je ne doute pas que la force de ce parfum soit aussi liée à la femme qui le porte et lui est fidèle depuis de longues années. Je ne demande jamais à une femme le nom de son parfum. Je ne le fais pas car certaines femmes entretiennent une relation fusionnelle avec le parfum qu’elles ont parfois mis de longues années à trouver et qui devient alors un véritable prolongement d’elles-mêmes, leur signature olfactive. Quand cette patiente venait, son parfum imprégnait le cabinet plusieurs heures après son départ. Ce petit bout de femme porté par une énergie peu commune avait déjà de nombreuses vies à son actif: chaudronnier, aide-soignante et infirmière libérale. Une femme que sa mère- et la grand-mère maternelle, la dure réalité des femmes condamnées à engendrer et à être gardiennes du foyer quand leur intelligence et leur curiosité les poussaient à vouloir être indépendantes, faire des études, exercer le métier de leur choix- n’ayant pas pu se réaliser comme elle l’aurait souhaité au début de sa vie avait poussé à tout entreprendre: danse, natation, théâtre, sculpture, musique, chant. Une femme riche, dense qui, à l’âge de sept ans, dévorée par la culpabilité et la peur de perdre le contrôle, s’était coupée l’accès au plaisir après que sa mère lui ait sévèrement reproché d’avoir mangé trop de chocolats « After Eight ».
Notre « travail » a été brutalement interrompu par un problème de santé très grave ayant touché sa fille aînée. Je ne sais pas si son parfum et elle, sa silhouette agile et son rire enveloppant, la malice de ses yeux et ses mains musclées reviendront me voir mais je l’espère. C’est une personne que j’apprécie énormément et avec laquelle j’ai échangé beaucoup de choses. Je ne suis pas une clinicienne. Mon cabinet n’est pas aseptisé. Je vais bien au-delà de la relation « classique » qui peut unir le temps d’un accompagnement un thérapeute à son patient. La confiance naît de la somme de toutes ces choses, parfois minuscules, que nous échangeons et qui peuvent, sur le moment, sembler éloigner du « travail » quand, en réalité, elles lui permettent d’aboutir. La fille aînée de cette patiente avait commencé la lecture du roman japonais « mémoires d’un chat » que je lui avais prêté quand son cerveau a décidé de donner un violent coup de frein à sa vie. J’espère que cette femme et son parfum pourront à nouveau franchir la petite porte qui mène à mon cabinet, une porte comme celle d’Alice au pays des merveilles, une porte qui fait passer de l’autre côté du miroir. Pour moi, notre aventure sera terminée quand, la culpabilité définitivement arrachée, elle s’autorisera à nouveau à faire fondre un chocolat « After Eight » dans sa bouche et à renouer ainsi avec tout un monde de plaisirs charnels dissimulés sous une épaisse cuirasse de fer. Le choix du métier de chaudronnier n’était pas le fruit du hasard.
Ma première patiente de ce lundi blanc, froid et légèrement mouillé vient de partir. Le drap qui couvre le divan, cousu au Ladakh, dans le Nord de l’Inde, en septembre 2011, est froissé. Le sac de couchage orange et bleu semble conserver les contours du corps de la femme qu’il a enveloppé. La chaleur est essentielle à la détente. Je n’ai jamais oublié cette nuit terrible passée sur un îlet à la Martinique étendue sans drap sans couverture sur le lit d’une grande maison coloniale abandonnée et ouverte aux quatre vents. J’avais eu si froid que je n’avais pas réussi à trouver le sommeil et j’avais essayé de m’abstraire de mon corps en me concentrant sur le bruit des vagues. Cette patiente s’envolera dans quelques heures avec ses deux enfants, jeunes adultes, pour Budapest. Ce sera leur tout premier voyage sans un compagnon et père brutalement emporté par un cancer cet été. Je sais qu’ils aimeront cette magnifique capitale qui correspond à leur nature passionnée. Budapest, une capitale où j’aurais volontiers aimé vivre si les hommes politiques qui la dirigent n’étaient pas aussi corrompus et profondément xénophobes. Budapest, la seule capitale où Stéphane et moi avons pu séjourner, Paris exceptée, tous les deux ces onze dernières années. Nous aurions dû aller à Palerme pour mon dernier anniversaire mais cela ne s’est pas fait. Je le regrette tant nous aurions besoin de pouvoir nous retrouver et souffler loin d’un quotidien qui grignote, épuise nos forces vives, loin des enfants qui, s’ils ont commencé leur processus sain et naturel de détachement affectif pour avoir, le jour venu, le courage de quitter le nid, ont des besoins qui augmentent. A la campagne, la fonction parentale se double d’une fonction de taxi!
Nous sommes rentrés samedi de notre traditionnel séjour dans le Sud Finistère. Comme toujours, nous avions avec nous d’autres enfants que les trois nôtres: l’une de mes trois filleules, Pauline et Valentin, notre neveu. Certains couples quand ils le peuvent, quand ils ont des parents désireux de leur permettre de souffler, partent à deux sans leurs enfants. Dans un monde idéal, tous les couples devraient pouvoir au moins trois ou quatre fois dans l’année s’évader pour renouer avec la légèreté qui fut la leur avant de fonder une famille. Un week-end peut suffire. Ces évasions sont nécessaires à l’équilibre des couples dans la durée. Grâce à elles, les couples peuvent aussi reprendre des forces pour redevenir de meilleurs parents, renouer avec la patience et l’écoute. La fatigue nous vulnérabilise, nous rend trop perméable. Il devient alors tentant de se défouler sur nos enfants de nos frustrations. Il suffit d’un lavabo maculé de tâches de dentifrice, d’un maillot de bain humide oublié dans un sac de sport ou d’un verre renversé pour que l’étincelle s’enflamme et libère des semaines de nuits trop courtes, de pense-bête suspendus au-dessus de l’évier de la cuisine, de colère et de lutte acharnée pour se réaliser dans un monde de plus en plus dur.
Cela m’amuse d’entendre déjà nos trois enfants anticiper sur ces vacances à venir ou leurs conjoints et eux nous confieront leurs enfants. J’espère que, le moment venu, Stéphane et moi serons encore en vie car, dans ma famille, on n’a pas pu, depuis deux générations accéder à la grand-parentalité en couple. Une sorte de malédiction semble peser sur nous. Ma soeur et moi n’avons connu ni notre grand-père maternel ni notre grand-mère paternel et nos six enfants n’ont pas connu leur grand-père maternel, le Breton, celui qui a, de son vivant, décidé que ses cendres seraient partagées entre un petit cimetière du sud Finistère et un petit cimetière du Gard rhodanien, entre sa mère et, plus tard, sa femme.
Notre mère a été veuve à l’âge de cinquante-huit ans et est devenue grand-mère quelques mois plus tard. Elle n’a jamais su ce que c’était de partager cette joie de veiller sur ses petits-enfants avec son mari. Elle n’a jamais pu non plus s’appuyer sur son mari s’agissant de ces longues semaines où, ma soeur jouant en Avignon, elle avait deux de ses petits-enfants un mois plein. Elle devait alors, dans une maison sans jardin, jongler entre les courses, les repas, les hautes marches de l’escalier à vis et les activités extérieures. Aussi fatigant que cela puisse être, je l’ai vue prendre la route pour rejoindre notre bonne et vieille maison de Pont fermée depuis de longs mois avec quatre enfants à son bord et, sur place, ne disposer d’aucun soutien!
Maintenant que mon mari va être à nouveau de plus en plus absent, elle m’a tout de suite offert de venir s’installer chez nous trois jours par semaine. Je ne pense pas la contraindre à ces navettes hebdomadaires. Le temps passe. Elle se fragilise et je ne veux pas peser sur elle. Son corps a été fracturé à plusieurs reprises et en plusieurs points stratégiques. Ma soeur et moi avons été très admiratives devant son courage et sa détermination pour renouer avec une marche fluide et rapide après qu’elle se soit cassée les malléoles externe et interne du pied droit. Des mois de rééducation seule dans le Gard loin de sa famille et, ensuite, de la marche tous les jours, par tous les temps. Je suis triste car cela fait treize ans maintenant que nous n’avons jamais été toutes les deux dans des conditions optimales. Elle est toujours là pour me seconder, pas pour se faire plaisir ou pour que nous soyons dans le plaisir d’un tête à tête mère-fille. Elle a à peine franchi le pas de la porte qu’elle s’attelle au repassage ou qu’elle se propose d’aider un enfant dans ses devoirs. La dernière fois que nous avons pu partager un vrai moment toutes les deux, j’étais déjà bien avancée dans ma grossesse. J’attendais notre deuxième fille, Victoire. J’avais retenu des places et nous avions été voir la pièce de théâtre « Amadeus » sur la relation que Mozart et Salieri avait entretenue. Jean Piat était Salieri. Lorant Deutsch était Mozart. La pièce nous avait déçues mais la mise en scène et le jeu autour de panneaux japonais étaient très intéressants.
Ma mère était du voyage pour le Finistère. Sans nous, elle n’irait plus dans ce bout de l’hexagone si longtemps reculé. Sans nous, elle ne pourrait pas entretenir, fleurir et se recueillir au-dessus de la tombe de son mari et de notre grand-mère, demeurée une énigme pour moi, un mystère pour toujours. Notre mère a profité de ce séjour pour aller, avec Nicolas, un neveu qu’elle affectionne beaucoup, faire le tour de ses terres. Quand elle dit « mes terres », elle le dit en riant comme s’il s’agissait d’une grande propriété avec parc, forêt et terres agricoles. Cela l’amuse! Elle a rencontré l’agriculteur qui exploite depuis au moins vingt-cinq ans les terres. Elle a fait un tour à la Communauté de communes. Elle a rédigé des courriers pour le notaire. Elle a pu aussi rendre visite à l’une de ses rares vraies amies, Isabelle, rencontrée quand nous vivions à la Martinique. Au quatrième jour de son périple, elle était heureuse. Elle avait tout fait et elle n’avait enfin plus de fièvre. Cette année, je n’ai pas pu profiter de son aide et c’est lourd de s’occuper du quotidien de cinq jeunes dont l’âge va de bientôt onze ans à quinze ans. Un âge où si les parents deviennent de plus en plus périphériques à leur vie, ils continuent d’assurer l’organisation de leur journée et à veiller sur l’équilibre des repas préparés. Quand nous partons en vacances avec ma soeur, Aurélie, la marraine de Louis ou bien encore Nelly, la meilleure amie de Stéphane, nous nous relayons à merveille sans avoir jamais besoin de nous dire les choses. C’est fluide et serein.
Je ne suis pas une mère sévère. J’essaie d’être juste et de guider nos enfants du mieux que je peux. Quand nous sommes en vacances ou à la maison, j’attends d’eux le strict minimum: que les lits soient faits, la table mise et débarrassée et que les affaires qui se déploient aux quatre coins de la maison soient rassemblées. Pour le reste, je veille au grain. Je ne veux pas que nos filles en fassent plus que notre fils. Une partie de moi cherche à ménager Céleste et Victoire car je redoute que lorsqu’elles vivront en couple, elles ne continuent à en faire plus que leurs compagnons. Plus je vieillis et plus je trouve que la vie d’une femme est compliquée: tenter le pari fou de l’équilibre professionnel, conjugal et parental. Avoir si souvent l’impression d’avancer sur un fil tendu à l’extrême, chercher sa respiration, regarder droit devant soi, oublier le vide.
Pendant six jours, j’ai renoué avec mes sorties au point du jour le long de la grande plage de l’île-Tudy en allant soit côté Combrit soit côté village. Les levers de soleil sont aussi beaux qu’une toile de Turner. L’océan est paisible. Quelques chalutiers forment des silhouettes noires se détachant sur la ligne d’horizon. On glisse de Turner à Nicolas de Staël. Il fait froid le matin. Il faut attendre que le soleil soit tout à fait sorti pour que la température se réchauffe pour atteindre les 19 ou 20 degrés.
Deux fois, Stéphane offre aux enfants des sessions de surf depuis le club « 29 Hood » situé à la pointe de la Torche près du village de saint Guénolé. Une ambiance extrêmement détendue y règne, une ambiance qui me rappelle l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande. Les trois moniteurs sont jeunes, beaux, souriants, athlétiques. Leurs cheveux sont décolorés par le soleil et l’eau de mer. Le quintette se débrouille très bien sur l’eau. Victoire a un peu d’avance. Un été, en Vendée, en colonie, elle s’est initiée à la glisse avec sa meilleure amie Léa. Louis n’est jamais monté sur un surf mais son équilibre et ses appuis l’aident à trouver très vite le moyen de se tenir sur la planche et de se laisser porter sans tomber. Valentin parvient à dépasser un mauvais souvenir de surf associé aux grosses vagues du Pacific sur une plage de Los Angeles. Pauline cherche plus à se laisser glisser le ventre sur la planche plutôt qu’à tenter l’équilibre debout. Au deuxième jour de surf, Céleste a trouvé comment se tenir debout. Depuis le rivage, les pieds dans l’eau à 15°, Stéphane mitraille les jeunes surfeurs. Le soir venu, il leur montre les photos et les vidéos. Les enfants rient beaucoup et, ensuite, font leur marché. Stéph leur envoie les clichés de leur choix.
Les enfants ont de la chance: Stéphane est un remarquable pédagogue. Il sait tout expliquer avec calme et précision. Par ailleurs, je lui suis très reconnaissante d’accepter de partir avec tant d’enfants, de me laisser offrir aux nôtres la joie de ces grands rassemblements que sa soeur et lui ont connus avec les cousins et amis vivant autour de la maison de leurs parents mais pas moi. Même si c’est épuisant, je suis heureuse devant les grandes tablées, le brouhaha qui s’en dégage, les rires qui fusent. Je dois avoir un côté « mamma » sicilienne! Je répare mes manques dans ces grandes messes familiales ou amicales.
Les six jours passent si vite: visite du musée bigouden à Pont l’Abbé, sortie à Quimper, découverte du parc botanique de Pont l’Abbé avec photos des fleurs, des arbres et des feuilles, déjeuner en tête à tête avec Stéphane dans une crêperie à Sainte Marine, repas iodés avec coques, tourteaux ou soles. Tous les soirs, avant ou après le dîner, les enfants douchés disputent des parties de Monopoly, de Scrabble ou de petits chevaux.
On est bien dans ce salon tout blanc dont les grandes ouvertures donnent l’impression d’être dans le jardin. On y passe des moments très « cocooning » lors des apéritifs Saint-Véran ou cidre Kerné ou des veillées avec jeux et tisane au thym. Depuis que nous louons cette maison, nous avons un peu le sentiment d’être chez nous. Au début, les enfants râlent à l’idée que la propriétaire a fait des travaux mais quand ils découvrent la maison dans sa nouvelle version, ils sont enchantés. Les enfants aiment venir ici car ils peuvent aller seuls à la plage. Ils arrivent à cet âge où le besoin de liberté se fait plus important. Ils vivent vraiment leur vie. Ils se replient sur leur monde et leurs histoires. Leur complicité est totale. Bien sûr, parfois, Louis se retrouve un peu sur le banc de touche. C’est le « petit » de la bande et celui qui a le caractère le moins facile.
Pendant tout notre séjour, je pense au chat de ma soeur et de sa famille, Kraspek dont je vous ai souvent parlé dans mes chroniques. Le jour de notre départ, ma soeur m’apprend par sms que son mari et elle ont été obligés de prendre la décision de l’euthanasier. La pauvre petite bête ne parvenait plus à se nourrir. Elle avait contracté le virus du sida du chat. Je suggérais à ma soeur que Valentin soit tenu dans l’ignorance de cette nouvelle. Valentin est très attaché à Kraspek. Je trouvais cruel de lui annoncer une si triste nouvelle le premier jour de son arrivée en Bretagne. Le secret sera gardé jusqu’à la veille de notre départ. La peine de Valentin est vive. Il pleure beaucoup. Je m’efforce de le consoler du mieux que je peux lui expliquant qu’on ne pouvait pas le laisser souffrir, que grâce à lui, à toute sa famille, il a eu une belle vie heureuse, reçu beaucoup d’amour quand sa naissance le condamnait à l’errance d’une vie de chat sauvage devant lutter jour après jour pour ne pas mourir. Leur grand-mère prend le relais. Avec elle qui lui prodigue tant de soins si tendres depuis qu’il est bébé, il peut davantage se laisser aller. Demain quand cette grand-mère si douce avec ses petits-enfants ramènera son petit-fils jusque chez ses parents, à Montmartre, ma soeur m’écrira qu’elle aura aussi su la consoler de la mort de leur chat. C’est sans doute parce que je suis une aînée ayant très tôt eu l’habitude de se débrouiller seule mais cela fait bien longtemps que notre maman ne peut plus me consoler de rien et d’ailleurs je ne me tourne pas vers elle si j’ai de la peine.
La toute dernière fois que Kraspek a été en villégiature chez nous, c’était en juillet. Il passait beaucoup de temps au soleil étendu sur la table à l’ombre des canisses. Fantôme n’était jamais bien loin. Le chat et le chien avaient appris à vivre ensemble en bonne intelligence. Kraspek ne chassait plus mais il aimait toujours autant s’installer dans mon bureau et, de préférence, se lover sur le ventre ou les jambes d’un ou d’une patiente. Lili, jeune fille élève dans le même collège que notre aînée, avait ainsi fait sa séance de sophrologie avec Kraspek couché sur le haut de ses cuisses. Lili respirait. Krapsek ronronnait. Je pensais à Colette. Elle aurait adoré cette scène!
Le samedi matin, dans le tourbillon du rangement de la maison avant le départ, personne n’a pensé à me souhaiter un joyeux anniversaire mais, lundi, à Quimper, dans ce magasin que j’aime tant « le comptoir irlandais » mon mari et notre mère m’ont offert un magnifique pull en laine écru torsadé et un bonnet assorti. Je n’ai pas pu aller saluer l’océan. Nous ne nous reverrons plus avant une année. C’est long! Je n’ai pas été me recueillir sur la tombe qui abrite une partie des cendres de notre père. Je n’ai pas besoin d’un emplacement précis pour penser à mes morts. Mes morts, je les incorpore. Ils sont en moi. Nous ne nous quittons jamais! Le plat de langoustines sera pour la prochaine fois.
Il est tard. Mes paupières sont lourdes. Ce soir, je ne vais pas m’amuser à lutter et à faire tourner en bourrique le chef de gare alors que le train est à quai. Neuf heures de séances m’attendent demain. Stéphane, malade, comme nous l’avons tous été sauf Victoire et Louis, part à Paris, J’espère que le trio se tiendra tranquille. Ce soir, il a pris le temps de faire en sorte que je puisse à nouveau transporter des photos pour illustrer mes chroniques. Il fallait racheter de l’espace de stockage. D’après lui, maintenant, je peux écrire encore cent ans!
Il semblerait que, demain matin, nous ouvrions nos volets sur une nature enneigée. Les enfants en seraient enchantés! De mon côté, il faudrait alors que je m’aventure jusqu’à la place du village pour acheter les trois tradition indispensables au régime alimentaire de Céleste et que je me promène avec Fantôme. Au retour, j’aurais les joues roses et les doigts gourds. Louis, bien sûr, tombé du lit parce que « c’est toi qui m’as fait comme ça maman! »me demanderait d’exhumer d’une des cantines du garage sa combinaison de ski pour aller sauter dans le trampoline entre épines de sapin et neige fondue.
Bonne nuit!
Anne-Lorraine Guillou-Brunner