Aujourd’hui, enfin, une vraie belle journée sentant bon les dernières semaines d’un hiver à rallonges et l’arrivée proche d’un printemps qu’on aimerait doux et constant. Une maman a donné sa parole de moitié de bretonne à sa fille et à sa maîtresse. Elle aidera à l’encadrement du cross que tous les élèves de l’école primaire doivent courir sous l’œil attentif d’un conseiller pédagogique, ami de l’institutrice de numéro un qui, étudiante, aurait aimé enseigner le sport. La date a été reportée deux fois. Cette fois-ci, c’est la bonne et, finalement, la couleur du ciel ne fait rien regretter.
La maman est, comme toujours, en avance par rapport à l’heure donnée. Les enfants ont déjeuné. Au menu de ce vendredi 11 février, quiche en entrée, suivie d’un filet de poisson à la sauce armoricaine accompagné de ses haricots verts, puis du fromage et un fruit. Elle s’interrogera toujours sur la nécessité de servir une quiche comme entrée quand cette dernière assez riche pourrait aisément tenir lieu de plat complet. Des radis, une salade de tomates ou encore des concombres à la crème lui sembleraient plus conforme aux règles diététiques en prélude au poisson.
Quand les amis de numéro un la voit arriver en voiture, ils se mettent à scander son prénom. Cela la renvoie loin, très loin en arrière et plus précisément en Martinique, à Fort de France, route de Didier, dans une petite école privée où la porte franchie, sa mère rapporte que, de partout, bruissait son prénom et que les enfants semblaient l’attendre. Sans doute parce que bonne camarade, elle était dotée d’un vrai tempérament de clown gai, rempart à son clown blanc. Dans cette petite école sévissait une institutrice aussi tendre qu’un vieux pédagogue de la compagnie de Jésus qui devait, par ses humiliations à la Folcoche et ses menaces de châtiments corporels façon Madame Fichini, faire naître chez elle une terreur des mathématiques dont aucun professeur ou jeune étudiant en mal d’argent ne réussiraient, plus tard, à venir à bout ! Grâce à cette institutrice dont elle se rappelle parfaitement et le nom de famille plein de « i » et l’élégance amidonnée, elle devait achever sa superbe carrière scientifique par un deux à l’oral au bac ! Peu de temps avant, son professeur, un monsieur, tempes grisonnantes, confortablement installé dans sa cinquième décade, maire d’un village dans le Tarn et doté d’une machisme effrayant, avait fait irruption dans la classe de sa collègue philosophe pour donner, en public, la lecture de l’appréciation qu’il jugeait piquant de porter sur son bulletin trimestriel : « Un blocage relevant de la thérapie ! ».
Numéro un l’invite à entrer dans la cour de récréation. Elle se dépêche. Elle a repéré numéro trois qui se défoule avec ses petits camarades avant d’aller faire la sieste. Il court aussi vite que ses jambes trapues et musclées l’y autorisent et il se jette les bras ouverts contre le tronc d’un marronnier. Au moment de l’impacte, il éclate de rire. Les petits garçons ont décidément des jeux étranges ! Elle ne veut pas que numéro deux, en collants roses sous une robe minimaliste, également dans la cour, et numéro trois la repèrent. Cette après-midi est dédiée à numéro un. Les enfants du primaire viennent l’embrasser. Numéro un lui chipe ses lunettes de soleil, puis la bague hérisson cadeau d’une amie. La bague circule d’un doigt de petite fille à un autre. Abdel lui propose un concours de pompes. Elle retire sa veste en velours grenat et s’exécute. Numéro un et ses amis rient. Abdel l’emporte. Normal, il n’a pas de kystes synoviaux aux deux poignets. Elle bavarde avec les ATSEM et les institutrices. Les enfants se rangent dans la cour, deux par deux et par classes.
La file indienne se met en route. Le soleil les inonde de ses largesses et si la maman de numéro un arrive à compter, quatre enfants dont numéro un sont accrochés à elle. On marche jusqu’au stade où les attendent le conseiller pédagogique qui a fléché le parcours. Les enfants déposent leurs affaires aux vestiaires. Ils s’entraînent depuis plusieurs semaines tous les mardis. Les plus jeunes doivent courir au moins onze minutes et les plus âgés seize minutes. Les classes sont dédoublées pour éviter que les enfants ne soient trop nombreux à courir en même temps. La directrice de l’école installe gâteaux et jus de fruits pour le goûter offert aux enfants après la course d’endurance.
On lui demande de veiller sur les CM1, c’est à dire des élèves nés en 2001. Votre chroniqueuse décide d’occuper les minutes qui restent à dispenser quelques conseils pratiques aux athlètes. Mais avant, on procède à la vérification des lacets qui doivent tenir le temps de la course et on retire toutes les couches de vêtements qui s’avéreront vite superflues. La maman, démonstration à l’appui, explique aux enfants comment respirer le mieux possible et faire face à un point de côté. Les garçons se tiennent en retrait. Les filles sont plus attentives. L’une d’entre elles lui demande si elle a pris sa journée pour venir les encadrer. Elle lui répond que, la plupart du temps, elle travaille chez elle. Une autre veut savoir ce qu’elle fait chez elle et si, par hasard, elle est nourrice. Elle explique alors qu’elle a enseigné à de très grands élèves dans de très grandes écoles, puis, qu’elle a commencé à écrire des histoires tout en devenant sophrologue. « Sophro quoi? » demande une troisième. « Sophrologue » répète la maman. C’est une discipline qui permet de transmettre des outils aux gens pour qu’ils atteignent les objectifs qu’ils s’étaient fixés. Ces objectifs peuvent être liés à leur bien-être personnel, à leur métier, à des compétitions sportives, à des troubles du comportement alimentaires, à une préparation à la naissance d’un bébé. Les garçons se sont rapprochés. Le sujet semble, à présent, les intéresser. Une des filles du groupe qui tient, dans le creux de sa main, un aérosol de ventoline demande tout à trac si la sophro machin pourrait la guérir de son asthme et de son eczéma. La maman lui glisse que oui, c’est en effet possible. Son amie s’inte
rroge alors sur les bienfaits de la sophro truc pour les personnes qui n’arrivent pas à dormir car son papa se plaint, tous les matins, de ne pas avoir réussi à trouver le sommeil. La maman, là encore, répond par l’affirmative.
Un grand coup de sifflet vient de retentir. Patrick, le conseiller pédagogique, donne le coup d’envoi. Les enfants s’élancent. La petite fille asthmatique inspire profondément un nuage de ventoline et adapte sa foulée sur celle de sa camarade. La maman, l’institutrice et la moitié de la classe encouragent, à chaque passage, les élèves qui alongent leurs jambes devant eux. A chaque tour supplémentaire, les visages prennent des couleurs et les traits se modifient. L’ambiance est excellente et les enfants tiennent la distance. Certains, d’instinct, courent comme s’ils étaient sortis du ventre de leur mère avec des baskettes aux pieds. Ils ont la foulée légère. Ils s’aident de leurs bras pour avancer plus vite. Ils respirent profondément. Ils sont dans le plaisir de ce qu’ils font. D’autres ont la course inégale. Ils courent vite comme s’ils étaient lièvre, puis, ils ralentissent la cadence et se font tortue. Certains ne soulèvent pas les pieds et manquent, à chaque foulée, de perdre l’équilibre. Les enfants un peu ronds se fatiguent plus vite que les autres. Ils peinent à retrouver leur souffle. Une petite fille s’accroche mais elle pleure. Elle ne veut pas cesser de courir avant que n’aient retenti les quatre coups de sifflets qui signifieront qu’elle a décroché la qualification pour la prochaine course et, par dessus tout, qu’elle a remporté une victoire sur elle-même. Un autre petit garçon âgé de neuf ans et souffrant de myopathie a absolument tenu à participer. Il passe devant le petit groupe et, un peu plus loin, il tombe. Son institutrice avance dans sa direction mais sans se précipiter de façon à lui laisser le temps de repartir comme si de rien n’était et c’est ce qu’il fait.
Tous les enfants sont heureux d’être encouragés, applaudis, félicités. La seconde vague d’élèves s’élance. Numéro un est dans le lot. Une maman admire la foulée légère de son enfant de sept ans qui, la veille, avant de s’endormir, voulait que celle-ci la rassure sur sa capacité à courir plus de quinze minutes. La même petite fille se rongeait les ongles quand le conseiller pédagogique donnait les instructions. De son papa, elle a hérité une silhouette longiligne, des muscles fins et une ossature légère. Elle accomplit ses tours de stade sans sembler fatiguée.
Le cross est terminé. Certains enfants, la tête entre les genoux, cachent leur déception. Ils ont jeté l’éponge avant que ne retentisse le dernier coup de sifflet. Ils ne sont pas qualifiés. Certains enfants cherchent à les consoler en puisant dans leur histoire personnelle. Ils n’avaient pas réussi l’année dernière et, cette fois-ci, ils ont tenu le temps imparti. Les élèves sont heureux de croquer à pleines dents dans l’un des nombreux gâteaux qu’une maman a pris le temps de réaliser hier avant d’aller se coucher ou ce matin, très tôt, avant de partir travailler. Les enfants, dans l’ensemble, sont heureux. Les adultes les pressent de se revêtir. Le soleil brille mais le froid va tomber. Le retour jusqu’à l’école se fait dans le calme. Dans la montée assez raide qui conduit au groupe scolaire, une maman tire, dans son sillage, quatre enfants fatigués. L’amoureux de numéro un est contrarié car il n’est pas qualifié. Il redoute la déception paternelle. Numéro un le rassure. L’essentiel n’est-il pas de participer et de n’avoir rien à se reprocher quand on a tout donné?
On est arrivé. Numéro un embrasse sa maman que l’institutrice remercie pour ce temps offert et partagé. Dans la cour, côté maternelle, règne le calme. Les enfans sont encore dans leurs classes.
Le parking se remplit lentement avant la fin de la journée d’école. La maman rentre travailler. Elle a promis, ce soir, de ne pas aller chercher trop tard le trio à la garderie.
Dans sa voiture, il fait chaud. L’hiver a été si froid si tôt dans la saison qu’elle avait presque complètement oublié la sensation merveilleuse éprouvée quand on pénètre dans un habitacle qui a été chauffé par les rayons du soleil et non par un chauffage aussi polluant qu’artificiel. Elle s’offre le luxe de baisser la vitre de sa fenêtre gauche. Elle emprunte la route qu’elle affectionne le plus pour rentrer chez elle, celle qui passe, en partie, par un chemin de terre ouvert entre deux immenses champs. Ce chemin symbolise son école buissonnière.
Elle augmente le son. Yannick Noah et sa chanson « aux arbres citoyens » que le trio adorent ajoutent à l’impression de grand bonheur de cette après-midi passée, en plein air, au soleil, au milieu d’enfants tous plus étonnants les uns que les autres.
Vraiment, c’était une magnifique journée et, ce soir, elle en est sûre, quand viendra l’heure de fermer les volets de la maison, la lune sera à sa moitié et l’air encore doux sentira bon l’herbe fraîche abandonnée aux baisers de la rosée.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner