Chronique d’un début de décompression

Cela fait un peu plus d’une semaine que les enfants ont rejoint leur mamie dans la plaine de l’Ain, au pays des marais et des grenouilles, des poulets pattes bleues et du fromage blanc. Les enfants sont à un âge où les nouvelles n’ont plus besoin de transiter par les adultes. Ils ont retrouvé leurs deux cousines, Louise et Zoé et Yanis et Jade, les enfants d’amis d’enfance de leur papa et de leur tante. La bande des parents s’est reconstituée avec la nouvelle génération. Ils peuvent aller d’une maison à une autre, d’un étang à une piscine. Ils se sentent libres et ne s’ennuient jamais. Même si leur papi s’est endormi dans un sommeil éternel le jour de mon anniversaire, sa présence est très forte dans la maison, tout particulièrement dans sa pièce maitresse, son coeur: l’atelier où sont exposées une bonne partie de ses toiles. C’est là qu’il travaillait. Il y flottait toujours une odeur d’huile de lin. Elle était dans un pot en verre suspendue sous la lumière d’un velux. L’exposition au soleil permettait sa décantation.

Si la présence de ce papi est très forte encore dans cette maison à laquelle il avait consacré beaucoup de son temps et de son énergie pour la restaurer dans les règles de l’art, la présence de leur grand-père est presqu’inexistante dans la bonne et vieille maison de Pont. Pour trouver des traces de cet homme qui n’aura pas eu le temps de devenir grand-père, il faut ouvrir les livres où figurent son écriture ferme ou les boites dans lesquelles sont consignées toutes ses recherches en généalogie. Dans l’entrée, sur le miroir et au-dessus d’une carte postale représentant un chat qui pourrait être celui que ma soeur avait eu pour Noël quand nous vivions dans la Sarthe, on peut lire « Pense-homme: ne pas tirer la queue d’Iris! ». On trouve aussi quelques photos dans le petit salon qui racontent sa vie professionnelle plus que personnelle.

Avant qu’ils ne partent retrouver leur mamie, nous avons sermonné les enfants leur demandant de ne pas veiller jusqu’à une heure indue et de faire un effort pour ne pas laisser tout trainer aux quatre coins de la maison et du jardin. Peine perdue! Hier, je leur écris un message pour les rappeler à l’ordre et, ce matin, leur mamie m’écrit qu’ils n’ont pas fait de bruit mais qu’ils sont tous enrhumés. Ils reviennent à la nuit tombée trempés de l’étang.

Cette génération d’ados est différente de la nôtre. A 15 ans, nous ne veillions pas jusqu’à deux ou trois heures du matin et n’étions pas encore au lit à midi.  Nous étions plus respectueux du rythme de vie de nos parents. Je pense que lorsqu’on peut l’assumer financièrement le mieux ce sont les colonies encadrées par de jeunes animateurs qui leur ressemblent et pourront encaisser des petites nuits. Pendant le confinement, je me suis aperçue que des amis de notre fille ainée, lycéenne, veillaient toute la nuit et dormaient une partie du jour. En septembre, la reprise d’une vie normale organisée autour d’un emploi du temps calé sur les heures de cours sera difficile.

Autour de moi peu de femmes se sont autant occupées de leurs enfants autant que moi. Nos enfants ne me manquent jamais quand ils partent et c’est le cas depuis qu’ils sont tout petits. A la seconde où je les ai mis au monde, je savais, pour reprendre une phrase de Gibran, que s’ils étaient de moi, ils n’étaient pas à moi. Je me réjouis toujours de les voir passer des moments complices avec d’autres que moi, découvrir des choses que je ne pourrais pas leur montrer et marcher vers ce moment où ils quitteront le nid dans la confiance. Ces seize semaines ont été si éprouvantes moralement et physiquement que je doute que ce temps sans eux suffise à me refaire une santé et reconstituer assez de force pour traverser une nouvelle année scolaire.

Depuis que les enfants sont partis, il me semble plonger dans un puits de fatigue. Je me débats encore car je sais ne pas pouvoir tout relâcher. Le problème quand la fatigue est à ce point enkystée c’est qu’on a peur en la laissant s’exprimer complètement de ne plus réussir à se remobiliser! Je suis en retard de sommeil depuis septembre 1997. J’en déduis que la machine est résistante! J’apprends à longueur d’année à mes patients à se détendre, à se mettre à l’écoute de leur fatigue, à repérer les signaux que le corps envoie avant que le moral flanche mais, en même temps, j’ai conscience que cet apprentissage est difficile pour des personnes peu, voire pas soutenues depuis qu’elles ont des enfants.

C’est triste d’être enfin en tête à tête avec son mari et d’être trop fatiguée pour en profiter vraiment! Le soir, je suis obligée de me coucher à 21h30 si je veux récupérer. Je voulais inviter des amis mais je n’en ai pas la force. A partir de 19h00, je sens que mon corps s’endort et que ma tête passe en pilotage automatique. Je n’ai jamais été dans un tel état! Par ailleurs, en deux ans, ma vue a considérablement baissé. L’opticien m’a fait peur. J’ai toujours eu du mal à porter des lunettes de soleil. Est-ce cela qui peut expliquer ma nouvelle correction? Comme toujours, j’ai choisi mes nouvelles paires en cinq minutes.

Depuis plusieurs années, je parle souvent de Muguette dans mes chroniques et pour celles et ceux qui me suivent quotidiennement sur Instagram, elle est une vraie star avec son arche de Noé, son potager et les objets auxquels un usage quotidien a conféré une âme. Samedi dernier, voici ce qui s’est joué chez Muguette et que j’ai relaté dans un post « Ce matin, vers huit heures, en arrivant devant le portail de la maison de Muguette, je vois le vélo banc de Bruno. Bruno et Muguette s’adorent. Bruno a perdu ses parents depuis longtemps. Muguette voit rarement ses fils. Bruno travaille sur des chantiers en région parisienne toute la semaine. Le week-end, il aime passer du temps avec Muguette dans le potager. Tous deux s’affairent au-dessus des courgettes vietnamiennes. Je dis bonjour. Seul Bruno me répond. J’explique que j’ai glissé une part de soufflé au fromage et aux courgettes dans le réfrigérateur. Pas de réponse. Muguette continue à échanger avec Bruno comme si Fantôme et moi n’étions pas là. Ce n’est pas la première fois que Muguette se comporte de manière étrange. Je viens troubler leur complicité. Fantôme et moi repartons et admirons les tournesols dont les coeurs jaunes sont largement dépliés. Demain, Fantôme et moi passerons notre chemin. »

L’attitude si désinvolte de Muguette m’a profondément blessée. J’ai pour Muguette une affection profonde. Mes sentiments sont toujours entiers. J’ai décidé de laisser passer quelques jours avant que Fantôme et moi retournions lui rendre visite. Si mon affection n’est pas partagée, je ne vois pas l’intérêt de poursuivre cette relation. Je ne vais pas voir Muguette pour « passer le temps », parce que je n’ai pas mieux à faire ou une personne plus proche à voir mais parce que j’aime vraiment cette femme intelligente, philosophe et si fortement ancrée dans la nature par des racines profondes. Je sais qu’à la génération de Muguette, certaines femmes sont rassurées par la présence d’hommes. Je sais aussi que lorsque Muguette est dans son royaume au milieu de « ses » hommes, elle a du mal à supporter une autre présence féminine. C’est la raison pour laquelle, dans ces moments-là, je ne fais que passer et ne m’attarde jamais. Depuis dimanche, Fantôme ne comprend pas que nous ayons changé le début de notre promenade matinale. Il est si attachée à Muguette. Alors que j’écris ces lignes, je ne sais pas du tout comment les choses vont évoluer avec Muguette.

Si ma fatigue et ma lassitude de rester coincée ici depuis le retour de Séville sont profondes, je suis encore capable de me promener le matin et de monter sur un vélo! Posts Instagram de samedi et de dimanche. « Hier, retrouver en vélo un couple d’amis qui habite à quelques kilomètres de la maison, se remémorer tous nos souvenirs néo-zélandais, se demander si on serait encore capable de parcourir de grandes étapes avec des sacoches de 40 kilos et se sentir vraiment libres. Stéph doute que nous en soyons capable, pas moi! Nos amis sortent de la moisson et leurs trois enfants sont à Manosque chez des grands-parents. La pina colada préparée par Fanny est délicieuse. Je la savoure dans ce moment présent dans lequel s’invite le souvenir de toutes celles que nous avons bues depuis la terrasse du « Déjà vu » à Arequipa avec des amis en contemplant le Misti pendant notre grande évasion. Nos amis nous accompagnent sur le chemin du retour. Nous roulons dans l’odeur du foin. Un chevreuil traverse un champ fauché suivi de près par une chauve souris. Sirius scintille ouvrant le bal. Les meules, les croix, les arbres se font ombres chinoises. Le chien et le loup s’unissent. Merveilleux moment! »

« Dimanche, très belle sortie en vélo au départ du coeur historique de l’usine Hutchinson à Châlette. Après avoir suivi le canal de Briare ombragé, longé un étang sur lequel paressaient des poules d’eau, nous avons continué sur des sentiers odorants dans la forêt. Pique-nique sous un saule à côté de la petite église de Paucourt où, avec Victoire, ses camarades et toute l’équipe des jeunes de l’aumônerie, nous avions partagé un temps de prière et de jeux. Le soir, nous avons attendu que la nuit ait enveloppé le plateau pour trouver la comète Neowise dans les griffes de la Grande ourse. Des bandes de nuages rendaient son observation difficile. Une étoile filante est venue récompenser notre patience. »

Aujourd’hui, le vent souffle assez fort. Les maïs dansent et chantent. J’ai commencé un roman acheté tout à fait par hasard « La maison aux orangers » de Claire Hajjaj. Je n’en avais jamais entendu parler. J’achète souvent des livres de poche au hasard comme j’emprunte des ouvrages à la médiathèque. L’histoire se déroule à Jaffa en Palestine en 1948 peu de temps avant que ne prenne fin le mandat britannique et qu’ait lieu la première guerre israélo-arabe débouchant sur le partage de la Palestine et l’exode de nombreux arabes palestiniens. J’aimerais aller en Israël et en Palestine comme je voulais connaître Palerme et Séville et serais heureuse de découvrir Istanbul, Beyrouth et Skopje.

De nouveaux patients franchissent la petite porte du cabinet, passent de l’autre côté du miroir. J’accueille de nouvelles histoires. Je me connecte à d’autres inconscients. Je remonte le long des branches des arbres généalogiques. Fantôme se familiarise avec d’autres visages. Coronavirus oblige, je me tiens à bonne distance de mes patients et ne peux plus entrer en contact avec eux quand ils pleurent. C’est dur de voir une personne pleurer sans pouvoir la toucher. Parfois, il n’y a rien de plus réconfortant qu’une main sur la vôtre ou des bras qui se referment sur vous et vous accueillent corps et âme dans un seul mouvement.

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

3 commentaires sur “Chronique d’un début de décompression

  1. Chère Anne-Lorraine, je passe un peu par ici et je m’y sens bien comme toujours.
    J’aime ces moments partagés avec vous, où vous parlez en toute sincérité d’un quotidien où je ressens toutes vos émotions, toute votre gentillesse et votre douceur. Quelques larmes viennent parfois…
    Je vous embrasse
    Danielle

    1. Chère Danielle, c’est gentil de prendre le temps de me laisser un petit message. C’est essentiel pour moi le partage! Je suis toujours en admiration devant vos photos. J’aime tout particulièrement les photos des portes anciennes et des étals de la brocante. A Venise, je vous imagine avec Ange. J’essaie de reprendre des forces mais, dans moins d’une semaine, nous aurons retrouvé nos enfants pleins de sève. Je vous embrasse avec affection

      1. Ma chère Anne je manque de temps ou parfois j’en ai trop et je ne m’occupe pas raisonnablement je traîne car je suis trop fatiguée ! Le contre coup de ces derniers mois sans l’être cher se fait de plus en plus sentir … il faut absolument que je me reprenne en mains. Je vous embrasse aussi très affectueusement Danielle

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