On lit souvent que s’ennuyer est excellent car l’ennui nourrit les rêves et la créativité, qu’il est très important de savoir ne rien faire et que les enfants d’aujourd’hui ont perdu cette capacité à regarder les mouches voler. Nos enfants auraient sans cesse besoin d’activité. Certains grands-parents n’hésitent pas à reprocher à leurs grands enfants d’avoir conçu des petits-enfants qui ont toujours besoin de faire quelque chose. Quand, le samedi et le dimanche matin, notre aînée sort de son lit, toujours pieds nus, été comme hiver, avec une robe de chambre qui ne parvient plus à couvrir ses longues jambes, le visage encore zébré par la marque de l’oreiller, les paupières lourdes, le « bonjour » est tout de suite suivi d’un « on fait quoi aujourd’hui ? ». Quand sa cadette émerge, plus tard, avec des chaussons, sa combinaison de ski, son casque et ses lunettes, elle nous pose la même question. Depuis deux heures, leur frère que leur papa nomme gentiment, quoiqu’avec une pointe d’angoisse, « Golgothe 2 » (le premier Golgoth, c’est moi) a déjà avalé plusieurs bols de céréales tout en réalisant des figures sur son hoverboard. Dès que son papa sera en vue, il voudra l’entraîner sur le trampoline, disputer une partie de rugby ou de pétanque avec lui.
Le dimanche matin, si nous avons été nous promener autour du plateau à l’orée de la forêt sur des chemins rendus difficilement praticables, Fantôme est paisible et, le menton posé sur le bord d’un pot vernissé ou d’une marche, il écoute ses poils sécher. Il n’est pas rare que je glisse dans la boue et que je me retrouve en fâcheuse posture sur mon vélo ou, plutôt, à côté de ce dernier ! Dans ces cas-là, Fantôme me regarde et j’ai de la chance car il ne se moque jamais de moi ! De toute façon, je ris toute seule ! C’est si bête de tomber de son vélo ! La dernière fois, j’ai chuté la tête la première dans un talus. Quand je suis rentrée à la maison, je me suis rendue compte que mon bonnet était décoré de feuilles d’automne. Parfait pour faire corps avec la nature !
Quand j’étais enfant, j’épuisais ma mère ! Je voulais toujours faire quelque chose. Ma mère n’aimait pas jouer. Par ailleurs, la violence de ma naissance avait fragilisé à vie son dos et elle ne pratiquait aucun sport. Alors, en mère bienveillante, elle s’évertuait à trouver des moyens pour canaliser mon énergie débordante. Comme beaucoup d’enfants hyperactifs, j’ai cessé de faire la sieste quand j’étais encore très jeune. A deux ans, je devais estimer que la vie était trop courte pour qu’on me contraigne à la dilapider dans un lit. Je ne voulais plus qu’on m’expédie dans ma chambre. Ma mère se refusant à exaucer mes prières, je décidais de la faire changer d’avis. Alors qu’on me croyait endormie, j’étais en fait occupée à enduire de cirage noir ma jolie robe rose à smocks, mes petites chaussettes blanches, mes jambes, mes bras et mon visage. Mon œuvre achevée, je faisais une entrée triomphale dans le salon où ma mère recevait des amies pour le thé. Je dois rendre grâce au cirage noir car je n’ai plus jamais fait la sieste contre mon gré ! Alors que je rêvais d’aller en classe, je pris l’école en horreur au point de découper mes robes avec des ciseaux à bouts ronds car la sieste était obligatoire en petite section de maternelle. L’expérience a tourné court et je ne suis plus retournée à l’école avant l’entrée au C.P. Je ne sais pas si cette entrée en matière ratée a pu avoir un impact sur la suite de mon parcours scolaire mais j’ai détesté l’école jusqu’au lycée !
Dès que j’ai su marcher, je me levais, passais devant la chambre de ma mère sans en pousser la porte et me précipitais dans la cuisine où je trouvais Evelyne. Evelyne avait été recrutée en catastrophe par mon père après ma naissance. Ma mère ne pouvait plus marcher et n’arrivait plus à redresser son dos. Le gynécologue obstétricien qui avait suivi sa grossesse tenait absolument à ce qu’une certaine sage-femme dont tout le service savait qu’elle était sa maîtresse l’assista dans son travail. Pour notre mère, c’était un premier accouchement. Tout se passait à merveille mais le gynécologue décida d’accélérer le processus. Il injecta à la primipare le produit qu’on réserve aux accouchements qu’il convient de provoquer. Résultat : j’arrivais comme un boomerang, ma mère eut le dos fragilisé pour toujours mais l’obstétricien était content, il allait pouvoir quitter l’hôpital au bras de sa sage-femme ! Cette naissance douloureuse eut non seulement des répercussions sur la santé de ma mère mais aussi sur son moral. Dans les jours qui suivirent, l’épisode du baby blues se transforma en véritable état dépressif. Elle m’a dit avoir songé qu’une femme en donnant la vie à son enfant lui donnait la mort, qu’elle l’obligeait à faire l’expérience la plus angoissante pour tout être humain, celle de l’exitus ! On peut imaginer plus joyeux comme pensée chez une jeune maman pourtant si heureuse d’attendre son premier enfant et de le mettre au monde !
Cette fragilité morale reviendrait au moment de la naissance de ma sœur et serait cette fois liée à l’absence de notre père ayant été nommé au poste de secrétaire général de la Martinique en charge de l’économie. Ma sœur avait trois mois quand son père se pencha sur elle pour la toute première fois, à quelques jours de Noël, à Paris, en 1974. Il en voulait à notre mère de l’avoir privé de la joie d’être près d’elle au moment de la naissance de son second enfant mais elle n’y était pour rien. Air France avait refusé catégoriquement de la laisser prendre place pour huit heures de vol dans un de ses Boieng 747. Quant à notre grand-mère, très possessive, elle prenait sa revanche. Elle n’avait pas assisté à la naissance de sa première petite-fille mais là c’est elle qui appelait son gendre pour lui annoncer la venue de ma sœur avec trois semaines d’avance. On peut assez facilement imaginer ce qu’a pu ressentir un homme éloigné de plusieurs milliers de kilomètres des siens, séparé par le décalage horaire, très stressé par la charge de ses nouvelles fonctions et qui apprend, de la bouche de sa belle-mère, la naissance de son enfant…De l’autre côté, la tristesse de notre mère d’accoucher sans son mari la renvoyait à ce que sa propre mère avait éprouvé quand elle l’avait mise au monde en août 1940 et que son père était déjà prisonnier.
Maintenant que j’ai eu trois enfants, que je reçois tant de femmes dans mon cabinet, je sais que tout ce qui entoure une naissance, tout ce que les parents ont vécu depuis qu’ils sont nés, ce que les parents des parents ont vécu, la manière dont leurs mères les ont portés, mis au monde et ce qu’elles ont éprouvé dans les premiers temps de leur vie, rejaillira sur la naissance d’un bébé. C’est la raison pour laquelle chaque grossesse, chaque naissance est différente car, à chaque fois, on est une autre femme, un autre homme et que les conditions ont évolué. Ainsi, les parents qui ont eu des enfants entre vingt et trente ans sont différents de ceux qui l’ont été entre trente et quarante, voire cinquante ou soixante pour certains hommes.
Pour revenir à ma pauvre maman qui avait le malheur d’avoir un enfant feu-follet gai comme un pinson, elle mit tout en œuvre pour m’aider à dépenser mon énergie. Cela commença par la danse classique. Un désastre ! Quand toutes les petites filles étaient parfaitement coiffées par des mamans qui les voyaient déjà en futurs rats de l’Opéra et que ces petites filles forcément parfaites exécutaient leurs mouvements avec grâce, j’offrais l’image d’Epinal du vilain petit canard avec mes cheveux dans tous les sens et mon cerveau qui se refusait à distinguer sa droite de sa gauche ! Le scoutisme fut aussi un échec. Si j’ai toujours été plutôt un chef de bande très sociable et une locomotive pour mes amis, je n’aimais pas la vie en collectivité et qu’on décide à ma place de ce que je devais faire heure par heure. Très vite, j’en eus assez de ces week-ends où nous montions des tentes militaires dans des champs boueux prêtés par des agriculteurs dans la Sarthe et où nous devions apprendre à nous repérer dans la forêt. Je ne comprenais rien à une boussole et étais incapable de situer les points cardinaux !
Je suis comme le mouton dans le dessin de Voutch que le chien de berger presse de rejoindre le troupeau et qui lui rétorque qu’il est un individualiste ! Les débuts au tennis, sous le soleil de plomb de la Martinique, furent également assez laborieux ! Quand on est très gauche dans son corps, les mouvements qui demandent de coordonner les membres et de se déplacer latéralement sont difficiles à intégrer. Enfin, l’équitation, dans un club où le maître de manège, ancien officier de cavalerie, agonisait d’injures les cavaliers en herbe se solda également par un échec. Je finis ma jeune carrière de cavalière la tête dans la sciure après une chute violente provoquée par la colère de celui qui était sensé nous apprendre à monter ! J’avais neuf ans. Les chevaux me semblaient des géants monstrueux capables de me piétiner sous leurs sabots. Les sceller me terrorisait. C’est à Venise, jument baie, que je dois cette peur de monter qui ne m’a plus jamais quittée. Pourtant, quand je vois des cavaliers galoper, je leur envie toutes ces sensations qu’ils peuvent éprouver ! Finalement, c’est sur un optimiste que j’ai connu mes moments les plus heureux. Comme je me sentais libre à la barre de ma petite embarcation et comme j’aimais sentir le souffle du vent et la présence de la mer ! C’est sans doute cette activité que j’aurais dû continuer mais une nouvelle valse préfectorale nous a fait glisser sans ménagement de la chaleur des Antilles au froid de la Sarthe juste avant Noël. J’ai rangé alors ma tenue de petit mousse.
Donc, avant-hier, c’était un dimanche d’ennui comme dans un film d’Eric Rohmer revisité par les Inconnus. Les enfants et moi nous attendions la neige. Céleste regardait les prévisions météo toutes les heures. En début d’après-midi, le trio avait revêtu sa tenue de ski et sorti les luges. Il fallait que la neige tombe et qu’elle recouvre le plateau. Le matin, les enfants avaient refusé la proposition de leur papa de les emmener à la piscine, ce qui m’aurait ouvert une petite fenêtre au calme à la maison. Ils avaient également décliné l’offre de patinoire. Ils ne pensaient qu’à une seule chose, à la neige ! Ils se remémoraient ce dimanche de fin d’hiver et cette promenade jusqu’à la boulangerie que nous avions faite sur un plateau métamorphosé par plusieurs centimètres d’une neige fraîche et épaisse. Louis se jetait dans la neige. Fantôme était surexcité. Il découvrait cette étrange substance blanche qui anesthésie les coussinets et fond sur la langue. Le retour, avec le vent fort soufflant la neige dans les yeux, avait été moins festif ! Comme un avant-goût de Baïkal !
Comme Louis tournait en rond, Stéphane lui a proposé de l’aider à couper un sureau au fond du jardin. Louis était si fier de tenir la tronçonneuse ! L’arbre découpé, Stéphane était fatigué mais pas Louis qui le suppliait de le rejoindre dehors pour une partie de pétanque hivernale. Pour tromper l’ennui, nous avons sorti les jeux de société. Nous avons disputé plusieurs parties de « Cluedo » et de « Bonne Paye » avec Céleste et Louis. Victoire qui s’était coincée l’annulaire gauche dans la baie vitrée lisait dans son lit le roman choisi pour elle par son professeur de français « le monde perdu » de Sir Arthur Conan Doyle. Victoire était partie au Brésil dans un univers peuplé d’animaux préhistoriques et d’hommes de Cro-Magnon. Il ne neigeait toujours pas. Avant les meurtres commis par mademoiselle Rose et le Docteur Moutarde, j’étais retournée faire une grande sortie en vélo avec Fantôme car la promenade du matin jusqu’au cœur du village ne l’avait pas suffisamment défoulé. La nuit commençait à draper le plateau. Les oiseaux ne chantaient plus. Le chien et le loup se retrouvaient sous l’arbre des âmes. Un héron, immobile, se tenait au bord d’une mare.
Ce n’est que vers dix-huit heures que la neige s’est enfin mise à tomber. De légers flocons gracieux qui fondaient en touchant l’herbe. Devant la maison, la luge ne bougeait pas. Les enfants avaient troqué leurs tenues de ski pour des pyjamas chauds et des robes de chambre douillettes. Céleste n’avait pas ses chaussons. Le dîner s’achevait sur un Louis survolté dansant sur la chanson de Kiss « I was made for lovin you ». Louis aimerait bien apprendre à jouer de la guitare électrique avec sa langue. Je regardais notre fils s’élancer et glisser sur les genoux avec son sabre laser et je me disais que la génétique est vraiment quelque chose d’incroyable ! Je me rappelais avoir cassé plusieurs lattes de notre lit en sautant, un matin de mon anniversaire, sur une chanson des Doors « Alabama song ».
Depuis que nous nous sommes mariés un certain 31 juillet 1999, Stéphane a largement eu le temps de se rappeler le discours que ma mère avait prononcé, un discours à la fois très profond et très léger, dans lequel elle mettait son gendre en garde s’agissant de nos enfants à venir si, d’aventure, ils venaient à me ressembler. S’ils sont parfois vraiment fatigants, je me réjouis que la fée Energie et sa grande amie la fée Joie de vivre se soient penchées sur leurs berceaux. Quand on y songe, il y a pire comme héritage !
Ce matin, le froid tant redouté est revenu. La féérie du givre n’était pas au rendez-vous mais partout régnait une grande sérénité. Je pensais à ces 14000 personnes qui, en France, n’ont pas d’abris, au 3 ,5 millions qui sont mal logés, au Pape François qui a ouvert le Vatican aux plus démunis et au grand appel de l’Abbé Pierre lancé le 1er février 1954. Le Président Coty venait de prendre ses fonctions. La France traversait un épisode de froid polaire. Dans l’Est, les températures chutaient à -20° et, avec le vent, à Paris, il faisait entre -25 et -40 °. Des personnes âgées mouraient et des nourrissons aussi dont les familles vivaient dans des roulottes ou des carcasses de voitures. Grâce à l’appel de l’Abbé Pierre, les Français de toute condition se mobilisaient pour donner de l’argent, apporter des couvertures, des vivres, des vêtements. Le fondateur de la communauté d’Emmaüs réveillait les consciences et prouvait que les hommes et les femmes de ce pays savaient se mobiliser quand on les interpellaient. Soixante plus loin, l’appel est toujours d’actualité et, tristement, sur l’asphalte, on continue de mourir !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Mes amis, au secours…
Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à 3 heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée. Chaque nuit, ils sont plus de 2000 recroquevillés sous le gel, sans toit, sans pain, plus d’un presque nu. Devant l’horreur, les cités d’urgence, ce n’est même plus assez urgent!
Écoutez-moi ! En trois heures, deux premiers centres de dépannage viennent de se créer : l’un sous la tente au pied du Panthéon, rue de la Montagne Sainte Geneviève; l’autre à Courbevoie. Ils regorgent déjà, il faut en ouvrir partout. Il faut que ce soir-même, dans toutes les villes de France, dans chaque quartier de Paris, des pancartes s’accrochent sous une lumière dans la nuit, à la porte de lieux où il y ait couvertures, paille, soupe, et où l’on lise sous ce titre « centre fraternel de dépannage », ces simples mots : « Toi qui souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir, ici on t’aime ».
La météo annonce un mois de gelées terribles. Tant que dure l’hiver, que ces centres subsistent, devant leurs frères mourant de misère, une seule opinion doit exister entre hommes : la volonté de rendre impossible que cela dure. Je vous prie, aimons-nous assez tout de suite pour faire cela. Que tant de douleur nous ait rendu cette chose merveilleuse : l’âme commune de la France. Merci! Chacun de nous peut venir en aide aux sans abri. Il nous faut pour ce soir, et au plus tard pour demain: 5.000 couvertures, 300 grandes tentes américaines, 200 poêles catalytiques.
Déposez-les vite à l’hôtel Rochester, 92, rue de la Boétie ! Rendez-vous des volontaires et des camions pour le ramassage, ce soir à 23 heures, devant la tente de la montagne Sainte Geneviève.
Grâce à vous, aucun homme, aucun gosse ne couchera ce soir sur l’asphalte ou sur les quais de Paris.
On m’avait pourtant prévenu!
Mais, malheureusement, quand tu l’as appris, il était trop tard!
Mais, malheureusement, quand tu l’as appris, il était trop tard!