A la cinquième marche de cette nouvelle année, la sonnerie de l’alarme retentit à six heures. Il fait froid dans la chambre. Je manque cruellement de courage pour me lever. C’est le premier pas qui compte. Alors, je me lance ! Mes pieds trouvent facilement les sabots suédois que ma sœur m’a offerts et que je porte 365 jours par an ! Je me glisse dans la robe de chambre bleu-marine de mon père. En hiver, elle accompagne volontiers les nuits d’écriture dans le bureau d’Ar-Men ouvert sur un océan de terres. Quand j’ouvre les volets de la chambre, je constate qu’il a gelé. Les vitres de ma voiture sont blanches. Le givre s’est langoureusement enroulé autour des branches nues de l’épicéa qui gît sur la terrasse dont les dalles se couvrent de mousse. Quelques cheveux d’ange flottent dans l’air humide. A la vue de notre petit sapin qui a perdu absolument toutes ses épines alors qu’il était si beau avant notre départ pour le Gard rhodanien, je suis triste. Sans que je le veuille s’invite en moi ce conte de Noël écrit par Andersen : « Le petit sapin ». Quand on me l’a lu pour la première fois, je devais avoir cinq ou six ans. C’était dans un des albums du Père Castor. A la maison, nous avions toutes les histoires que notre mère avait déjà eues et que j’ai lues à mon tour à nos trois enfants avant que leur grand-mère ne leur offre un coffret de trois DVD.
Dans ce conte, un petit sapin se lamente de ne pas être assez grand et vigoureux pour abriter les nids des oiseaux au printemps et pour être choisi par les bûcherons à l’approche de Noël. Le temps passe. Les printemps succèdent aux hivers. Un jour, le petit sapin est devenu grand et fort. La neige recouvre la forêt. Les oiseaux et les renards, les lapins et les cerfs y laissent leurs empruntes. Le petit sapin devenu grand n’a pas peur quand il sent que les bûcherons ont attaqué son tronc. Il est fier. Il quitte la forêt sans regret. Il est si impatient de découvrir ce qui l’attend ! Bientôt, le voici installé dans un grand salon. Dans la cheminée brûle un bon feu. On s’agite autour de lui. On le couvre de guirlandes. On le décore de petits sujets tous plus jolis les uns que les autres. On accroche à ses branches de petites bougies et, à sa cime, une étoile vient briller. Tous les soirs, quand les lumières s’éteignent, que le feu crépite dans la cheminée, que les enfants se recueillent devant la crèche où, Joseph et Marie penchés en direction de la mangeoire vide attendent la naissance de l’enfant-Jésus, il est heureux, car tous les regards convergent vers lui. Son bonheur atteint son point d’orgue le jour de Noël quand les enfants découvrent à ses pieds leurs cadeaux. Maintenant que les rois mages continuent leur marche vers Bethléem guidés par l’étoile du berger, que l’effervescence de Noël est retombée, lentement, inexorablement, ses épines se détachent de ses branches. Parfois, une boule glisse et vient rouler sur le parquet. Le petit sapin se sent triste. Il se met alors à rêver à sa forêt, aux oiseaux et à tous les animaux qui laissaient leurs empruntes dans la neige. Il a le cœur lourd. Un matin, on lui retire ses décorations qui sont rangées dans les cartons. Il est nu. Un tapis d’épines jonche le parquet. On le scie sans ménagement et il est abandonné aux flammes du feu que sa résine fait crépiter. Avant de se consumer tout à fait, le petit sapin se dit que c’est une chance que les plus jeunes, dans la forêt, ne sachent pas la fin qui les attend sinon ils arrêteraient de grandir !
Ce conte, comme tous ceux d’Andersen, m’avait rendue si triste quand j’étais petite que je ne l’ai jamais lu à nos enfants. L’année passée, encore, je veillais à défaire le sapin et à le mettre dehors quand les enfants étaient à l’école. Lorsque Céleste avait deux ans, elle s’était mise à crier et à pleurer en voyant son père commençant à découper le sapin. Il avait été sommé d’arrêter car Céleste ne voulait pas que le sapin souffre et meurt. La faute à mon approche animiste de ce qui nous entoure et nous accompagne. Pour moi, la vie est dans les arbres, l’eau vive des cascades, les galets des rivières, les murs de la maison, les livres anciens des bibliothèques, même dans les pages de ceux de la collection des « San Antonio » paternelle !
A la cinquième marche de la nouvelle année, les enfants, vaillants petits soldats de l’école laïque, ont quitté leurs rêves de fin de nuit pour mettre sur leurs dos leurs cartables toujours si lourds au premier jour d’une nouvelle période. Notre collégienne avait les yeux rouges à la table du petit-déjeuner mais elle est partie avec son beau et grand sourire. Les deux plus jeunes avaient froid. Louis se répétait le passé composé du verbe avoir et Victoire sa liste de mots. Nawo a franchi la porte à 8h25 avec son joli bonnet bleu et blanc. Fantôme était déçu de me voir enfiler mon manteau non pas pour l’emmener courir à travers champs mais pour conduire les enfants à l’école.
A la cinquième marche de la nouvelle année, j’attends qu’on m’appelle pour aller passer une mammographie. La dernière date de 2012. Je suis sereine. Si le crabe aime une partie des branches de mon arbre généalogique, il ne s’en est encore jamais pris aux parties les plus féminines d’un corps. En attendant qu’on vienne me chercher, je sors mon cahier et un stylo. Je me suis brûlée le dessus du pouce sur l’une des résistances du four la veille de Noël et la cicatrice craque quand j’écris. Je songe au Pape François et aux efforts qu’il a déployés pour que Cuba et les Etats-Unis renouent des relations diplomatiques. Au programme d’histoire de terminale, nous avions évoqué l’affaire de la baie des cochons en avril 1961 avec l’invasion ratée de Cuba et les missiles. Notre professeur nous avait aidé à comprendre que le monde était passé à une feuille de tabac d’une troisième guerre mondiale. Nos parents nous avaient raconté dans quelle tension extrême ils avaient vécu cette crise majeure entre JFK et Castro.
Je me suis demandée si l’on verrait bientôt les Obama se rendre en visite officielle à Cuba, Barack fumer un cigare en sirotant un verre de rhum et Michelle l’entraîner dans une salsa endiablée ? Je me suis souvenue de ce très jolie film « fraise et chocolat » qui relate les amours clandestines de deux hommes dans une Havane à la fois déliquescente et résolument vivante. A la fin du mois de juin 2001, nous avions eu le projet d’y retrouver ma sœur et son mari. Dans ce but, nous avions traversé au pas de course l’Amérique centrale du Panama au Guatemala en passant par le Costa-Rica et le Nicaragua. A Managua, nous avions passé la nuit la plus infernale de tout notre voyage. Nous avions échoué dans une sorte d’hôtel pour européens et américains, devenus des zombis imbibés et s’imaginant tous dans la peau d’un Hemingway ou d’un Kessel ! La nuit venue, nous avions été la cible de cafards volants géants qui trouvaient assez judicieux de venir se prendre au piège de mes cheveux. Je passe sur la chambre dont les détails sont si sordides que si je vous les racontais vous ne voudriez pas me croire…J’ai lu que le Nicaragua s’était lancé dans un projet pharaonique de canal aussi fou que celui imaginé par le bon Ferdinand de Lesseps en son temps. Ce projet menace la plus grande réserve d’eau douce d’Amérique centrale, la forêt tropicale et les populations visant sur le tracé du chantier. A l’époque de la construction du canal de Panama, des Chinois étaient venus mourir par milliers loin de chez eux. Mondialisation oblige, la réalisation du projet a été attribuée à un homme d’affaires chinois, Wang Jing. En juin 2001, nous n’avons finalement jamais été à Cuba mais nous avons vu Managua ! Plus exotique ! Tellement moins touristique !
A la cinquième marche de la nouvelle année, le soleil ne parvient pas à déchirer l’épais brouillard. Un papa est parti pour Courchevel samedi matin. Il manque déjà beaucoup à Victoire qui a inscrit sur un vieux tableau noir avec une craie bleue : « papa, tu me manque ». Je n’ai pas fait l’affront à ma seconde fille de rajouter le « s » manquant ! Je lutte pour ne pas mettre mes pas dans ceux de ma mère qui visait, avant envoi, toutes les lettres ou toutes les cartes de vœux pour s’assurer qu’elles n’étaient pas truffées de fautes et poussait le raffinement jusqu’à me faire corriger les cartes ou les lettres que j’avais la gentillesse de lui écrire quand je partais en vacances seule !
A la cinquième marche de la nouvelle année, tandis que j’attends qu’on m’appelle, je souris en songeant à ces macarons que les enfants et moi avons réalisés, nos premiers macarons ensemble, tendres dedans, croustillants sur le dessus, et à ces deux galettes maison que nous avons également faites et partagées avec des amis. Je songe à la décoration du sapin qui sentait si bon, au petit ange envoyé par un papa à sa fille qu’il ne connaîtrait jamais, à la veillée de Noël dans l’église Saint Saturnin à Pont-Saint-Esprit, à la crèche vivante animée par des enfants, à la petite Marie qui tenait si tendrement le petit Jésus, un gros poupon, dans ses bras, à nos enfants chantant à leur grand-mère et à leur mamie les morceaux qu’ils avaient répétés : « la chanson des santons de Provence » et « entre le bœuf et l’âne gris », à mes malheureuses tartelettes aux coquilles Saint-Jacques sur une royale de poireaux passées sous les fourches caudines de deux mères qui ne les avaient pas même encore goûtées, à cette bûche aux marrons qu’on m’avait interdite de faire car elle avait été jugée trop bourrative et remplacée par une bûche citron vert et fraises des bois commandée au chocolatier-pâtissier qui, esthétiquement, ressemblait à deux gros boudins posés l’un sur l’autre et, gustativement, évoquait des bonbons tout droit sortis de l’usine Haribo d’Uzès dont la visite a toujours fait la joie de nos enfants et de leurs cousins !
Je songe aux promenades face au soleil levant le long du Rhône, au Mistral mordant, au ciel cristallin, à la joie des enfants de porter agneaux et chevreaux, poules et lapins sur la paille d’une ferme pédagogique dans l’enceinte de la caserne Pépin, à une délicieuse journée à Saint-Rémy de Provence avec Virginie et Jacky, entre l’ambiance années 50 du « petit lézard », Klimt et Vienne, Cocteau et son testament d’Orphée dans les carrières des lumières, à la visite d’un lieu dédié aux crèches à la sortie de Grigan, à l’émotion ressentie dans le mémorial pour les moines assassinés à Tibhirine à l’abbaye d’Aiguebelle, à l’incontournable marché du samedi matin avec le récit, par le monsieur qui vend des œufs, des premières neiges sur le Ventoux, à une incroyable omelette aux truffes concoctée par Virginie.
Je songe encore à la découverte des maisons troglodytiques dans un cirque surplombant le canal de Donzère-Mondragon, à une promenade dans la forêt de Valbonne dont la chartreuse, laissée sans vie, s’endort comme le château de la belle au bois dormant depuis que l’association de secours aux victimes des maladies tropicales qui en était le dernier propriétaire a été contrainte de la mettre en vente, à une marche le long de la rivière Ardèche encore très marquée par les récentes inondations et les accès de vent violent, à un thé très chaleureux le 31 décembre avec des amis-voisins dont une partie des enfants et des nôtres ont grandi ensemble, et un petit réveillon en famille des plus calmes.
A la cinquième marche de cette nouvelle année, on vient de m’appeler. Je me lève et entre dans l’une des salles du cabinet de radiologie. L’assistante me manipule avec la délicatesse d’un légionnaire venant d’arriver à Tobrouk, fait de ma poitrine deux belles escalopes panées et, ensuite, me demande de m’allonger sur une table. Le radiologue viendra me voir quand il ara vu les clichés. Au-dessus de moi, deux reproductions des collages de Matisse représentant des femmes. On les trouve très souvent dans les cabinets des médecins. En les détaillant, je comprends pourquoi : ces collages offrent des corps une vision morcelée qui met en lumière l’approche hyper technique et spécialisée du corps par la médecine. Le médecin ne voit plus un tout. Il voit un bout isolé du reste. Par ailleurs, sur l’un des collages, la tête et le buste sont complètement détachés du reste du corps. Encore un signe de cette terrible vision d’un corps-machine hérité de Descartes, un corps qui n’aurait pas d’autre fonction que d’être un outil compétitif mis au service d’un esprit tout puissant !
A la cinquième marche de cette nouvelle année, je suis dehors avec mes clichés sous le bras. La brume est toujours aussi persistante. Deux cygnes remontent le canal nonchalamment. Tout va bien. Je n’ai rien. J’ai de la chance ! Je connais trop de femmes, d’amies qui ont été soignées après que les médecins aient dépisté un cancer du sein. Aujourd’hui, les femmes sont infiniment mieux suivies que par le passé et mes amies n’ont pas été amputées d’une partie de leur féminité. Quand j’avais quinze ans, deux de mes amies proches ont perdu leurs mères à quelques mois d’intervalle. Toutes les deux avaient subi l’ablation d’un sein et une chimiothérapie lourde. Toutes deux avaient l’âge qui est le mien aujourd’hui. Sur le cercueil de la maman d’Emmanuelle, seulement quelques tournesols. C’est elle qui en avait décidé ainsi. Je n’ai jamais oublié cette image !
A la cinquième marche de cette nouvelle année, je me répète tel un mantra cette phrase de Saint François d’Assise: « rappelez-vous que lorsque vous quittez cette terre, vous n’emportez rien de ce que vous avez reçu, uniquement ce que vous avez donné ». Enfant, au catéchisme, Saint François d’Assise est l’être qui m’a le plus touchée. Je ne sais pas si, au moment de partir, j’aurai réussi à suivre son précepte mais, dans tous les cas, je m’y emploie.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner