Un peu après sept heures, ce matin, quand elle ouvre les volets en bois vert, elle doit s’y reprendre à deux fois. Le vent souffle avec violence sur le plateau. Les petites feuilles du bouleau s’amoncellent devant la porte. Les pétales des rosiers tourbillonnent avant de se perdre sur un parterre de lierre. La monnaie du pape fait le dos rond comme s’il s’agissait pour elle de résister à un coup de sabot ferré de la mule de Daudet. Dans son lit, un papa respire profondément avant de tenter l’aventure d’un premier pied, puis d’un second pied par terre. Samedi, en faisant essayer un vélo de grand, un vélo sans petites roulettes à son fils, dans une torsion, il s’est bloqué le dos. Numéro deux les accompagnait. Il a eu beaucoup de mal à remonter dans sa voiture et à rentrer à la maison. A ce moment-là, sa femme, enfermée dans son bureau transformé en cabinet de sophrologie, tous les téléphones éteints, travaillait avec un patient et ne pouvait malheureusement pas lui venir en aide.
Ce matin, avant que sept heures ne soient passées de trente minutes, la maison est calme, incroyablement calme, comme tous les lundis. C’est à peine si l’on entend les battements de queue de la grosse boule de poils qui, elle, a perçu du mouvement de l’autre côté de la porte de la cuisine et sait que, bientôt, elle aura droit à son premier câlin du matin. Dans leurs chambres légèrement éclairées par des veilleuses, les enfants dorment toujours profondément. Numéro trois, dans la nuit, a repoussé en dehors des frontières de son lit toutes ses peluches. Numéro deux dort en travers. La tête de numéro un est entourée de mouchoirs en papier recroquevillés sur eux-mêmes. Sur la porte de la chambre de numéro un et trois, la maman sourit de voir accroché l’un des nombreux papiers correspondant aux différentes épreuves de ce « Fort Boyard » revisité, hier, par deux grandes cousines pour trois plus jeunes cousins. La maman revoit les larmes de numéro deux, conduite au cachot, pour avoir échoué à la résolution d’une énigme, son large sourire quand elle en est ressortie, et la joie des trois joueurs d’amasser, en un temps imposé, une partie du trésor constitué de grains de maïs consciencieusement égrainés sur des épis du champ pas encore moissonné et de billes multicolores gagnées dans les cours de récréation.
Aussi doucement que possible, la maman s’assied à côté de chaque enfant et dépose un baiser sur sa joue en lui soufflant à l’oreille qu’il est l’heure de se réveiller. Numéro deux et numéro trois disparaissent sous la couverture. Numéro un est la seule à lui offrir un sourire et à se lever tout de suite ce qui n’est pourtant vraiment pas dans ses habitudes. Quand sa sœur et son frère n’ont pas encore réussi à s’arracher à la douce chaleur de leur lit, elle est déjà habillée et en passe de rejoindre, dans la cuisine, un papa qui, bonant malant, a réussi à préparer la table du petit-déjeuner familial. Alors que le papa, numéro un et numéro trois ont fini de tremper leurs biscottes dans un chocolat chaud, que numéro deux a achevé ses affreux gâteaux à n’en pas douter saturés en graisses hydrogénées et qu’il faut l’inviter, pour la troisième fois, à venir à bout de son verre d’eau car elle boude les jus de fruits, il ne reste plus que quelques minutes à la maman pour boire son thé aux odeurs d’agrumes. Depuis que les enfants sont dans deux écoles différentes et que dans celle des filles, les places de stationnement sont rares, on quitte la maison vingt minutes plus tôt.
A huit heures vingt-cinq, la maman est installée à son volant. Numéro un est à ses côtés. Numéro deux et numéros trois sont assis derrière. Ce week-end, les enfants ont encore eu plaisir à investir sa voiture. Dans l’appareil de musique, très fatigué, les enfants ont glissé une vieille cassette des meilleurs morceaux de Louis Armstrong. Les paroles « C’est si bon. Lovers say that in France. When they trill to romance. It means that it’s so good » retentissent dans la voiture. Les enfants sont calmes. La maman se rappelle que cette cassette date de la rue Bréa, du début des années 1990. Elle s’étonne que la bande ait aussi bien résisté aux ravages du temps.
Dans le ciel, les nuages filent, poussés par une gymnopédie de Satie, une rhapsodie de Debussy. Le vent violent fait chanter les feuilles du maïs jaunies par le manque de pluie.
A huit heures trente, toute la famille est garée en face de l’école des filles. Cinq minutes s’écoulent et la porte ouvre. Le petit garçon tient à accompagner ses soeurs et à embrasser, quand elle est là, la maman d’un petit camarade de numéro deux, qu’il a baptisée « la sorcière des landes » et qui, de son côté, le surnomme « Harry Potter ». Par ailleurs, il aime également adresser, sur la place, des bonjours amicaux à des petites filles de sa classe. Comme c’est lundi et que la boulangerie est fermée, on ne peut pas s’arrêter devant l’église pour y acheter du pain. Le petit garçon veut toujours donner l’argent et quand sa maman lui prépare l’appoint, il est tout dépité que la femme du boulanger ne lui donne rien. Sur le tout petit bout de chemin qui les sépare encore de son école, il est heureux de croquer dans le quignon du pain aux céréales. Puisque la boulangerie est fermée et qu’il est encore tôt, la maman lui offre de passer par le chemin caillouteux, le chemin « rigolo », le chemin qu’ils ont emprunté tous ensemble, tous les matins, pendant deux ans, le chemin qui secoue la voiture, le chemin depuis lequel on observe les familles de perdrix, les groupes de chevreuils et de biches.
Trois semaines après la rentrée, c’est en un temps record que numéro trois accroche ses affaires à son portemanteau, troque ses chaussures contre ses chaussons et salue sa maîtresse avant d’entrer dans sa classe. A neuf heures passées de quelques minutes, quand elle revient à sa voiture, garée non loin de son cerisier favori, et qu’elle s’installe au volant, une grande tristesse fond sur elle. Elle vient de réaliser qu’elle a quitté la maison sans souhaiter un joyeux anniversaire à son mari, en oubliant de le rappeler aux enfants de façon à ce qu’ils se précipitent dans ses bras pour le fêter. C’est la première fois que cela lui arrive. Alors, plutôt que de partir directement vaquer à ses occupations, elle repasse par la maison, monte quatre à quatre les marches de l’escalier et va souhaiter un joyeux anniversaire à son mari qui est installé à son bureau. C’est sans doute parce qu’hier ils fêtaient son anniversaire avec un jour d’avance et celui d’une petite sœur à la date précise que, ce matin, elle n’y a plus pensé.
Maintenant, elle a le cœur plus léger. Les nuages laissent entrevoir des bouts de ciel bleu. Le vent souffle toujours avec force. Dehors, des enfants imaginaires font danser la balançoire et le trapèze. La maison craque. Le toit ronchonne et, en bas, imperturbable, la grosse boule de poils rêve.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Quel plaisir de te lire…:)
Bises