Samedi dernier, 11h50, l’Intercités qui part de Nevers et aura Paris-Bercy pour terminus s’ébranle. Ce temps est passé mais je le raconte au présent, le temps que je préfère. Une journée magnifique ! Victoire est assise à côté de moi, près de la fenêtre. Elle n’a encore jamais pris le train. A quelques rangées devant, Céleste, Maude et Valentine échangent leurs histoires de jeunes collégiennes en classe de quatrième. Hier soir, sur le canapé de la mezzanine déplié en lit, elles ont suivi, en mangeant du pop-corn, les aventures de Victoire Baraton dans le premier opus de « la Boum ». J’avais onze ans quand le film est sorti sur les écrans. Notre père était en poste à Matignon et ma mère, ma sœur et moi vivions, à Saint Pavace, près du Mans, dans l’aile gauche d’un ravissant château du dix-septième siècle. Le château s’appelait « Chêne de cœur ». Notre père offrait à notre mère cette vie de château qu’elle avait connue enfant dans la propriété d’un oncle et d’une tante de son père.
C’est à Belhomert, ravissant petit village de l’Eure-et-Loire, qu’on l’envoyait reprendre des forces et des couleurs pendant les années terribles de l’Occupation allemande à Paris. C’est à Belhomert que son père, venu embrasser sa grand-mère, alors qu’il avait refusé de se rendre, après la poignée de main dans le wagon stationné dans la clairière de Rethondes, avait été mis aux arrêts. La maison avait été réquisitionnée par les Allemands et il ne le savait pas. Les officiers allemands et notre grand-père, également officier au sortir de l’X, avaient dîné tous ensemble et, le lendemain, il allait rejoindre son premier lieu de captivité. Bien sûr, il avait donné sa promesse et, dans la nuit, il n’avait pas cherché à s’enfuir. Il le ferait un peu plus tard, plusieurs fois, y compris en plein jour au nez et à la barbe des militaires installés dans les miradors mais la dernière évasion serait sans retour. Depuis le camp de Mauthausen, rien ne reviendrait. Ni corps, ni souvenir.
Quand notre mère était revenue du cinéma où elle avait été voir « la boum » avec madame de Vautibault, la dame délicieuse qui occupait l’autre aile, elle était choquée à l’idée que son aînée, c’est à dire celle qui vous écrit, vive, au même âge, des aventures similaires à celles de Victoire Baraton. Notre mère avait quarante ans. Elle avait été surtout élevée par ses grands-parents maternels. Entre elle et nous, ses deux filles, s’était glissé un fossé immense, celui de deux générations. Avec notre grand-mère maternelle, une de ces femmes incroyables comme seules les périodes troublées de l’Histoire en font émerger, la parole était plus libre même si notre grand-mère était terriblement à cheval sur les principes et que vivre avec elle mes deux premières années de vie étudiante en droit à Paris ne fut pas toujours une sinécure ! Au moins, j’ai vraiment profité de ma grand-mère à un âge où souvent les petits-enfants prennent leur envol et passent moins de temps avec ceux qui les ont choyés comme de vrais trésors.
« La boum » n’a pas pris une ride et c’est la raison pour laquelle ce film a toujours autant de succès auprès de nos jeunes adolescents. Il aborde les grands thèmes qui sont au cœur de leurs préoccupations. Mes filles adorent Poupette, la figure d’arrière-grand-mère pleine d’humour, de joie de vivre, de sagesse (malgré tout !) et si charismatique, celle qui ne peut s’empêcher (c’est l’une de mes manies et je constate que Céleste est déjà contaminée) de chercher des ressemblances physiques entre les êtres. Depuis que les filles ont exhumé « la boum », elles se passent en boucle les musiques des deux films.
Cela fait des mois que j’ai promis à ma fille aînée de les emmener à Paris avec ses meilleures amies. Une des amies de Céleste s’étant désistée (incompatibilité d’humeur avec l’une des camarades de Céleste), cela a libéré une place pour Victoire. Je ne suis pas allée à Paris depuis l’automne. C’est assez frustrant pour moi de me savoir si près de Paris et de n’y aller que si peu ! Comme je l’ai déjà souvent écrit, dans la semaine, je ne quitte presque pas ma maison et je suis confinée de longues heures dans mon Ar-Men, mon bureau dont l’une des fenêtres s’ouvre sur un plateau immense que balaie le vent du nord et qu’ombrent de beaux nuages blancs.
Victoire a posé sa tête sur la vitre de la fenêtre et elle regarde le paysage qui défile. Le trio des grandes est calme. Céleste n’a pris le train qu’une seule fois. Elle avait quelques mois. Nous étions parties de la gare TGV d’Avignon. J’allais donner des cours à Paris. Céleste avait pleuré sans interruption pendant tout le trajet. Je ne le savais pas encore mais elle avait attrapé un virus intestinal et, à notre retour dans le Gard, le pédiatre, après l’avoir pesée, nous dirait qu’elle n’était pas passée loin de l’hospitalisation. Elle avait beaucoup maigri. Ses côtes saillaient et son visage s’était creusé. Dans le TGV, j’étais assise à côté d’un homme jeune particulièrement désagréable qui pestait haut et fort car il avait passé une nuit blanche et que les pleurs de ma fille l’empêchaient de rejoindre les doux bras de Morphée. Le TGV étant bondé, ni lui ni nous ne pouvions changer de place.
Avec Louis, j’ai aussi pris le train, le même train que celui qui va nous conduire en cinquante minutes à Paris. Nous allions consulter à Necker. Louis avait beaucoup aimé le train et, encore plus, les deux livres Minecraft que sa grand-mère lui avait offerts avant que nous n’allions déjeuner tous les trois près du ministère de l’économie, un ministère tentaculaire, une vraie vaisseau amiral dans lequel je n’ai pénétré qu’une seule fois pour aller rendre visite à l’un de mes amis qui y commençait sa carrière de grand commis de l’Etat. Je m’étais sentie comme Thésée dévidant la pelote de fil donnée par Ariane. Je craignais de rencontrer le Minotaure. Je redoutais de tourner encore et encore et de mourir d’épuisement devant le bureau numéro 4555 !
Quand le contrôleur, charmant, annonce que nous allons arriver, les filles sont incroyablement surprises par la rapidité du trajet. Nous déposons nos affaires dans l’appartement de la sœur de Stéphane et de son mari, le parrain de Victoire. Tous deux ont la chance de posséder un pied à terre, rue Berthollet, dans le quartier du Val-de-Grâce, entre la rue Claude Bernard et le boulevard du Port-Royal. Ici, on a le choix entre la pensée janséniste et la médecine expérimentale. Les fenêtres de l’appartement donnent sur la coupole de l’église du Val-de-Grâce. Le bruit court que l’hôpital militaire où sont toujours admis les Présidents de la République et les ministres va être vendu. L’Etat se dépouille de ses plus beaux atours pour remplir ses caisses. Triste constat !
Ce samedi, je fais marcher les filles pendant six heures trente. Nous allons de la rue Berthollet à la place du Châtelet en passant par le palais de justice, la Conciergerie, la Préfecture de police, le marché aux fleurs, la tour Saint-Jacques. Il fait un temps radieux et bien que nous ne soyons qu’en avril, je m’entends qui chantonne les paroles de la chanson d’Aznavour « j’aime Paris au mois de mai ». Mon cœur est léger. Mes yeux pétillent. Je souris. Je suis à Paris, le lieu que j’affectionne le plus devant les grandes plages du Finistère sud, le Ventoux qui s’offre depuis l’une des rives du Rhône célébré par Mistral, les sentiers odorants en Haute-Corse, la chaîne himalayenne et l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande. Avoir quitté Paris en septembre 1999 demeure à ce jour mon plus grand regret et, pourtant, je n’aimerais pas revenir en arrière car si je n’étais pas partie, je n’aurais jamais épousé mon mari, entrepris un tour du monde, eu trois enfants, rencontré de merveilleuses personnes et pu profiter des sorties dans la magie du soleil levant avec un gros chien adorable, un berger australien, notre quatrième enfant.
Cette après-midi printanière est dédiée aux boutiques que nous arpentons avec une grande conscience. « Mes » ados ont chacune un budget et des envies qui ne correspondent pas toujours avec la somme allouée. Elles sont unanimes pour dire que c’est plus dur de dépenser son propre argent que de dépenser celui des parents. Les boutiques sont bondées et le chauffage n’a pas encore été coupé. Essayer des vêtements après avoir attendu plus de quinze minutes dans une file d’attente, dans une cabine surchauffée, relève de l’exploit que toutes mes ados ne sont pas prêtes à réaliser. Victoire, oui ! Victoire n’achètera jamais un vêtement sans l’avoir essayé. C’est elle qui me pousse dans les cabines quand j’ai pour habitude de ne jamais rien essayer. Je profite d’ailleurs d’un moment où j’échappe à sa surveillance pour passer à la caisse avec une grande robe tablier bleu marine parsemée de tous petits pois blancs qui sera parfaite pour sa profession de foi prochaine.
Cela m’amuse de voir le quatuor se promener entre les rayons, de les entendre parler entre elles, de découvrir leurs goûts. Je n’ai jamais fait les boutiques avec ma mère mais avec mon père, très rarement, mon père qui faisait rire les vendeuses avec son humour décalé et ses phrases du style « ma fille a déjà un teint d’endive alors, sincèrement, comment voulez-vous que cette blouse blanche lui aille ! » ou alors « mais chère amie, comment voulez-vous que je me prononce sur le choix d’un vêtement, c’est à peine si je m’intéresse à la couleur de mes caleçons ! ». C’est surtout avec notre grand-mère maternelle que j’ai été dans les boutiques. Elle prenait une semaine de vacances quand je venais la voir et elle imprimait en moi cet amour de Paris. Sur une semaine, une journée complète était consacrée aux boutiques et elle a toujours été pour nous d’une incroyable générosité. A la fin de la journée, j’avais l’impression d’être comme l’une de ces héroïnes des comédies américaines des années 60 avec tous mes sacs et mes paquets et mes pieds en capilotade ! Je me sentais comme Audrey Hepburn dans « Breakfast at Tiffany’s ».
Les filles passent d’une boutique à une autre. Il fait de plus en plus chaud. Je rachète régulièrement des bouteilles d’eau pour étancher notre soif. Je suis heureuse de les voir heureuses ! Je suis heureuse dès que l’occasion m’est donné d’imprimer en elles cet amour de Paris qui ne me quittera jamais. Depuis les attentats, les enfants avaient un peu peur. Je sais qu’à l’issue de ces deux jours, la peur se sera volatilisée ! Encore un saut sous le carrousel du Louvre pour aller découvrir de nouveaux gadgets chez Pylones. Valentine achète un stylo-carotte à son frère en première au lycée. Maude et Victoire prennent des écouteurs en forme de combinés de téléphone et Céleste une sorte de canard qui se glisse le long d’une clé. De mon côté, je craque pour une montre. Sur la cadran, Adam et Eve dans le jardin d’Eden !
Nous retrouvons l’air libre. Nous nous installons à la table d’un petit café des Tuileries. Comme toujours, dans Paris, quand il fait beau, on se croirait en vacances. L’ambiance est légère. L’esprit est à la fête comme dans une toile de Watteau. C’est l’embarquement pour Cythère. Avant que nous nous installions, j’ai montré aux filles les femmes sculptées par Maillol dont les têtes dépassent des bosquets de buis fraîchement taillés. Les filles tirent des sacs leurs emplettes. Elles sont vraiment ravies de ce qu’elles ont trouvé. Cela fait du bien de s’asseoir, de laisser la plante des pieds et les chevilles se reposer et de boire quelque chose de frais. Valentine n’a jamais autant marché ! Les enfants de la campagne marchent beaucoup moins que les enfants des villes. A la campagne, sans voiture, point de salut ! A Paris, je n’ai jamais eu de voiture et pour cause : quand j’ai quitté Paris je n’avais pas passé mon permis de conduire ! Je marchais. Je prenais le métro, le RER. Jamais le bus car son roulis me donne mal au cœur. Après un dîner, une soirée, ou je rentrais à pied (j’ai toujours aimé marcher dans Paris la nuit) ou quelqu’un se proposait de me raccompagner.
Depuis les Tuileries, j’entraîne les enfants jusqu’au pont Louis-Philippe, celui qui permet de gagner l’île Saint-Louis. Nous en sommes encore loin et je mens pour qu’elles continuent d’avancer. Je suis si heureuse de marcher le nez au vent dans Paris. Je n’ai pas envie de rejoindre les entrailles de la terre. Je leur parle de ces glaces dont nous allons nous délecter. Je leur raconte toutes ces soirées que j’ai passées avec des amis le long des quais de la Seine autour d’un pique-nique improvisé. Ces soirées d’été dans un Paris déserté par ses habitants. Je leur décris cette ambiance de fête, cette brise légère et l’odeur des feuilles de marronnier brûlées par le soleil. Quand les enfants, enfin, goûtent à la glace au chocolat, la fameuse glace au chocolat de Berthillon, j’entends des « hum » et encore des « c’est trop, trop bon ». Je n’avais pas menti. Quand on a goûté à cette glace au chocolat-là, toutes les autres sont sans attrait ! Nous allons les déguster dans le square situé derrière Notre-Dame. Des parents s’amusent sur des balançoires tandis que, dans sa poussette, leur bébé sommeille. A côté de nous, un couple s’installe sur un banc pour nourrir sa petite fille qui pleure. La maman sort de son grand sac un petit pot salé mais comme il est froid, l’enfant le boude et pleure de plus belle.
Il est 20h30 quand nous regagnons l’appartement de ma belle-sœur et de son mari après avoir traversé le quartier latin qui s’anime. Tandis que je prépare le dîner, les filles défilent devant la grande glace de l’entrée. A vingt-deux heures, on n’entend plus que le bruit de leur respiration ample et paisible. The Voice, ce sera pour samedi prochain !
Dimanche matin, je m’extraie doucement du lit pour ne pas réveiller Victoire qui a dormi avec moi. Je descends doucement les marches de l’escalier et me retrouve dehors. Il fait doux et la journée s’annonce encore magnifique. Je me laisse glisser jusqu’à la rue Mouffetard. Les étals des poissonniers sont incroyables. Celui du fromager ne l’est pas moins. Je cherche la sorcière. Elle ne doit pas être loin. J’achète une cagette de fraises. Le vendeur qui doit venir du Moyen-Orient parle franglais. Je prends aussi une brioche, un crumble à la poire et aux framboises (commande spéciale de Victoire) et du pain frais. Nous déjeunerons tard. Un bon petit déjeuner sera le bienvenu. Les filles se régalent. Je sauve quelques fraises pour le goûter.
Ce matin, je leur propose le bus. Un petit tour dans le 91 du boulevard de Port-Royal jusqu’à la gare Montparnasse. Nous retrouvons au musée Bourdelle que je n’avais encore jamais visité mon ancien directeur de thèse pour laquelle j’ai une vraie tendresse. Nous ne nous étions pas revues depuis l’exposition sur la garde-robe de la comtesse Greffulhe au palais Galliera. Le musée Bourdelle est un endroit charmant avec ses jardins animés par les sculptures de l’artiste, praticien de Renoir. L’œuvre de Bourdelle est monumentale. Elle évoque ces statues érigées à la gloire des pères du communisme dans l’ancienne URSS. Dans l’atelier, intouché depuis la mort de Bourdelle, on s’attend à rencontrer le sculpteur.
C’est l’exposition sur le travail de Balenciaga qui nous a conduites ici. Nous admirons les robes du maître espagnol chez lequel Christian Dior avait travaillé. Balenciaga a essentiellement travaillé la couleur noire et certaines de ses robes sont des bijoux de simplicité. On l’a oublié mais le noir a été la couleur des robes de mariée quand le blanc reste celui du deuil pour certaines femmes musulmanes.
C’est sous un cerisier du Japon dont les pompons roses font oublier l’affreuse tour Montparnasse que nous nous disons au revoir. Je songe en moi-même que j’ai plus de plaisir à visiter une exposition avec Catherine, prénom de mon ancien directeur de thèse, que je n’en ai eu à essayer de définir juridiquement le don humain lors de nos échanges dans son bureau si agréable tendu de tissu vert! Les filles sont affamées. Nous déjeunons à la terrasse d’un restaurant non loin de la rue de Rennes. Je laisse les enfants s’amuser dans les jeux du Luxembourg et je me promène le long des allées très fréquentées. Ce sont toujours les mêmes images : les enfants montés sur les dos des petits ânes si dociles, les joueurs de tennis du dimanche, les mouvements gracieux des adeptes du Tai-Chi, les couples enlacés dans des poses d’éternité, les pigeons fouillant de leur bec les graviers, les balançoires s’élançant haut dans les airs. L’image que je préfère car son intemporalité me rassure, c’est celle des enfants suivant les ronds dans l’eau des voiliers sur le bassin. Je voudrais tant, parfois, que le temps, pour moi, se suspende comme il se suspend pour mes patients dès qu’ils passent la porte du cabinet.
Mais le temps file à la grosse pendule du palais du Sénat. Notre train est à dix-huit heures. Dans la gare, les enfants écoutent un voyageur qui joue des airs de jazz sur le piano mis à la disposition des musiciens en transit. Bien que le morceau soit réinterprété, je reconnais les notes d’une chanson que j’aime beaucoup « you’re the sunshine of my life » de Stevie Wonder. Le train est à quai. Nous montons. Mon cœur est lourd. Mon âme est grise. Je sais que je pars mais je ne sais pas quand je reviendrai. Les enfants sont aux anges. Céleste me remerciera plusieurs fois. Elle punaisera le billet de train et celui de l’exposition Bourdelle au-dessus de son lit. Quant à Valentine, elle dira avoir passé « le meilleur week-end de toute sa vie ». Le bonheur n’a de valeur que s’il est partagé !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
De biens beaux souvenirs pour ce quatuor d’adolescentes
Merci! Même si tu n’aimes pas les glaces, la prochaine fois, c’est tous les deux que nous irons nous promener dans ce Paris où je suis vraiment moi-même et où les jeux de l’amour et du hasard nous ont faits nous rencontrer. Quel dommage qu’à l’époque tu n’aies pas pu partager ma passion capitale pour cette ville unique au monde…et au-delà!