Pendant plusieurs semaines, elle a cherché à s’y préparer. Elle n’a pas réussi. Le jour venu, elle a eu un pincement au cœur en ne voyant plus clignoter la croix verte de la pharmacie de leur village. Le samedi 31 mars, en fin de mâtinée, leur pharmacienne a tiré une dernière fois le rideau de fer devant la porte de son officine. Elle a retiré le symbole vert comme on enlève, les fêtes passées, l’étoile qui décore le haut du sapin de Noël. La maman de trois s’est demandée ce qu’avait alors ressenti leur pharmacienne, si, en quelques instants, elle avait revécu toutes ses années passées ici, les meilleurs moments comme les moins bons. A son arrivée, le village n’avait pas d’officine. Elle l’avait créée. Vingt ans plus tard, elle la fermait sans pouvoir la céder. Elle lui avait confié que le mois d’avril s’écoulerait en démarches et paperasseries administratives.
Ensuite, elle quitterait la région pour aller un peu plus au Sud. Elle s’investirait dans sa nouvelle maison et serait plus proche de sa famille. Le matin, elle pourrait ouvrir ses volets sur la Seine devenue rivière et sur un paysage aux courbes tendrement travaillées. Mois après mois, année après année, elle finirait par gommer de sa mémoire les noms des médicaments et de leurs génériques. Elle ne vivrait plus au rythme des virus saisonniers. Elle ne serait plus entourée de microbes, de vrais malades et de malades imaginaires. Elle verrait pousser ses arbres fruitiers. Entre deux voyages, elle pourrait faire des confitures qu’elle entreposerait dans une grande armoire, avant de pouvoir les savourer quand les arbres auraient perdu leurs feuilles et jusqu’au souvenir des fruits portés de la fin du printemps jusqu’à la fin de l’été.
Quand ils étaient venus vivre ici, ils avaient tout de suite sympathisé avec cette femme au caractère fort, cette fille de militaire habituée à bourlinguer d’un pays à un autre, cette amoureuse des voyages en général et de l’Asie en particulier qui aurait du ouvrir les yeux au Laos si sa mère n’était pas tombée gravement malade quand elle la portait, cette passionnée des lettres qui n’hésitait jamais à dégainer, de derrière son comptoir, le dernier livre qu’elle avait aimé et à vous le prêter pour que vous puissiez, ensuite, échanger vos impressions. Elle ne donnait jamais de sacs en plastique ou en papier. Ou vous aviez votre propre réceptacle ou vous repartiez avec vos médicaments sous le bras. Son officine n’avait rien à voir avec celles qui fleurissent dans les villes. Vous ne risquiez pas de vous perdre au milieu d’un grand déballage de produits cosmétiques, parfums et autres poudres de perlimpinpin. Les produits étaient sobrement rangés sur quelques rangées d’étagères en bois foncé. Les enfants pouvaient s’installer à une petite table pour y faire des puzzles.
Avec elle, on pouvait prendre le temps, bavarder autour de toutes sortes de sujets. Elle avait un rire puissant, des yeux bleus pétillants de malice. Quand elle partait voyager, elle était remplacée par une femme aussi frêle qu’un roseau. Après avoir eu sa propre officine à Paris, avoir vécu tous les stress des pharmaciens des grandes villes, elle avait opté, sans regrets, pour des remplacements dans le département. On ne la verrait plus. On oublierait le voile triste qui, parfois, passait devant ses yeux.
Leur pharmacienne s’en va car depuis le nouveau départ du dernier médecin en date, un praticien roumain, son officine fait grise mine. Elle passe plus de temps à tricoter des pulls pour l’hiver prochain qu’à déchiffrer les ordonnances et à délivrer les médicaments après avoir vérifié que les assurés sociaux ont compris la quantité et le mode d’administration des molécules.
La dernière fois qu’elle est entrée dans l’officine, la maman de trois a songé à Alphonse Daudet et au secret de maître Cornille. Elle a eu l’impression que la poussière s’était déposée sur les étagères, les emballages des flacons de sirop, les boîtes d’aspirine, de compresses stériles. Elle vivait sur ses réserves et ne constituait plus de stocks. Ça sentait vraiment la fin !
La maman était triste de voir partir une personne si attachante et de constater que leur petit village ressemblait de plus en plus à une cité dortoir. Sans pharmacie, il était désormais peu probable que leur maire réussisse à assurer la promotion de son village et de sa potentielle patientèle auprès d’un médecin généraliste. Le boucher était parti. La supérette était toujours fermée. Après de longues semaines, la boulangerie avait finalement été reprise. La maman de trois s’en réjouissait car un village sans boulanger, c’est comme un boulanger sans sa femme, une maison de campagne sans cheminée, Charlot sans sa canne, un Noël sans sapin, du pain sans sel, un gâteau d’anniversaire sans bougies, une fête des mères sans maman, un quatorze juillet sans bal des pompiers.
Le boulanger et sa femme sont charmants. Le pain est très bon et numéro trois raffole de leur flan pâtissier. Dimanche des Rameaux, des gâteaux très appétissants s’offraient dans la vitrine. Elle a été très tentée de céder à la tentation et puis elle s’est ravisée. Elle ne voulait pas faire monter en flèche la glycémie d’un papi devenu diabétique, et ne pouvant pas résister aux délices sucrés.
Dans leur village, sur le haut de la place, derrière l’église, il reste encore un café faisant office de poste, de tabac et de point presse. Les propriétaires sont toujours souriants et arrivent, avec gentillesse et patience, à absorber les puits sans fond de paroles de certains de leurs habitués. A chaque fois qu’elle pousse la porte de ce café, elle rajeunit de presque quarante ans et rapetisse de soixante-dix centimètres. Elle retrouve exactement toutes les odeurs qui flottaient dans le petit café de sa seconde grand-mère bretonne, un mélange de tabac à priser, de marc de café et de liqueurs. Dans le village, on peut aussi acheter, dans la toute petite épicerie, de la viande issue de l’élevage biologique, des plantes, des graines, des articles de pêche, de la nourriture pour les animaux. C’est rare que la lumière éclaire l’intérieur de l’unique salon de coiffure et elle n’a jamais vu personne en sortir. Un chapelet de petites entreprises disséminées aux quatre coins du village permet de répondre à toutes les demandes. Mais, c’est par les cafés, les boulangers, les bouchers et les épiciers que le lien social peut encore exister, qu’un publicitaire pourrait encore concevoir un spot tel que celui de la rue Gama !
En regardant la place désormais vide qu’a occupé, pendant si longtemps, la croix verte de la pharmacie, elle se dit qu’il ne faut jamais désespérer de rien et qu’un village mort peut toujours renaître comme les feuilles reverdissent sur les écorces des chênes liège brûlés par les flammes des grands incendies estivaux. Le soir, elle met dans le creux de sa main la jolie boite en porcelaine de céladon que leur pharmacienne avait rapportée d’un voyage en Corée et qu’elle lui a offerte. Elle songe à un livre de Jean Giono « Regain ». Elles n’en ont jamais parlé ensemble. Elles n’ont jamais évoqué la force que Panturle puisait dans l’amour fou porté à une femme pour réussir à rendre féconde une terre devenue sauvage et stérile. Un autre livre restera entre elle deux « les déferlantes » de Claudie Gallay.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
C’est triste, son grand savoir et ses petits conseils représente une grosse perte…