Ce matin, elle réalise que dans précisément trente-quatre jours, elle ouvrira les six anneaux argentés de cet organiseur en cuir marron clair que son mari lui a offert à Delhi, en décembre 2001, à quelques heures de leur retour en France et qui ne quitte jamais son bureau. Elle en retirera les pages fines d’un agenda planing sur lequel les semaines se présentent sur deux pages. C’est plus d’une année civile qu’elle enlèvera car cet agenda comprend également les mois de septembre, octobre, novembre et décembre 2011. Comme à chaque fois, avant d’en nouer les pages avec un ruban, sans doute le ruban d’un oeuf de Pâques, elle les feuillettera. Seize mois défileront en un temps express. Ce sera l’occasion de revisiter les grands et les petits évènements passés. Entre les pages se seront intercalés des billets de cinéma, d’exposition, des post-it, des photos, de jolis timbres, des fleurs séchées, la recette d’un gâteau. Elle ne touchera pas aux parties intitulées « personal », « monthly », « daily », « notes », « adress ».
Au hasard de ces parties immuables de son organiseur indien, elle trouvera les pièces nécessaires à la première inscription de numéro un au centre aéré en septembre 2005, les coordonnées du Père à contacter en vue du baptême de numéro deux en 2006, les numéros de téléphone des amies de la marraine de numéro un pour mettre sur pied un anniversaire surprise, le récit d’un rêve daté du 11 février 2004, des bribes d’analyse, les notes de ses étudiants à l’IEP de Lyon quand elle animait des conférences en droit Civil, les noms de tous les organismes en charge de l’organisation, du contrôle et du recueil des différents éléments et produits du corps humain, la recette de la pina colada, un poème intitulé « A ma famille » composé le sept décembre 2006 par un papa dans le compartiment d’un train qui le conduisait de Budapest à Cluj en Roumanie, les horaires des derniers travaux dirigés donnés aux étudiants de première année à Paris 1, une liste d’idées de cadeaux de Noël 2008 pour tous les membres de la famille, des références de périodiques qui, pour un non juriste, pourraient évoquer des codes secrets.
Dans les pages de l’agenda qui, dans trente-quatre jours, rejoindront des centaines d’autres dans le tiroir de gauche du bureau de son grand-père, un bureau qu’il avait lui-même dessiné et fait réaliser et qui, sur le plateau, porte comme une vilaine cicatrice, celle laissée par un soldat allemand qui ne trouvant pas les clefs l’avait forcé avec un pied de biche, elle lira « de ci de là, Cahin-Caha » que le mercredi 14 septembre 2011, numéro deux avait son premier cours de danse et que numéro trois découvrait le judo. La même semaine, le vendredi, Victoire rentrait de l’école avec sa seconde incisive en haut à gauche enroulée dans un mouchoir en papier.
Du 22 au 29 octobre, ils étaient à l’île aux Moines. Les enfants avaient adoré marcher tous les jours jusqu’à une plage pour y ramasser des coquillages, dénicher, à marée basse, toute une vie entre les rochers et dessiner de petites barques endormies sous le regard bienveillant d’un papa doublé d’un oncle. Le 1er novembre, on avait emmené les enfants au cinéma voir « un monstre à Paris ». Les parents avaient été déçus par le film d’animation. Les filles avaient aimé. Le petit garçon, de son côté, avait été très triste que l’on puisse se montrer aussi méchant avec la puce devenue monstre. Le 5 novembre, une grand-mère était venue s’installer à la maison et les parents avaient rejoint une sœur et son mari à Paris. Le soir, ils avaient été applaudir, au gymnase Marie-Bell, Michel Boujenah qu’il avait trouvé moins inventif qu’à l’accoutumée. Les 26 et 27 novembre 2011, on était treize à dormir à la maison. C’était « le » grand week-end de l’année organisé pour que numéro trois souffle ses quatre bougies entouré de sa marraine, de son parrain et de leur famille respective.
Le 3 décembre, la famille était à Paris et des parents faisaient traverser à la nuit tombée l’allée principale du jardin des Tuileries en direction de la grande roue du haut de laquelle la brochette de cousins s’extasierait devant les illuminations. Dans le jardin, les statues étaient parfaitement immobiles mais la maman n’était pas dupe. Elle savait que, les grilles fermées, elles descendraient de leur socle et iraient se mirer dans l’eau des bassins. Elle se rappelle parfaitement qu’au-dessus de leurs têtes, le ciel était plein d’étoiles et que, dans leur dos, la pyramide était exceptionnellement éteinte. Dans la semaine du 5 décembre, entre deux rendez-vous de sophrologie, elle confectionnait des centaines de gâteaux alsaciens pour qu’ils soient vendus au petit marché de Noël organisé par les membres de l’association des parents d’élèves. Le dimanche, on avait été à Fontainebleau avec le trio. Sur les étals du marché partiellement couvert, numéro deux avait fondu devant un adorable petit serre-tête en soie rose. Il lui faisait tellement envie. Il lui allait si bien que sa maman le lui avait offert. A la maison, la grosse boule de poils était restée dans la cuisine. On avait pensé à lui allumer la radio pour qu’elle se sente moins seule !
Dans la semaine qui avait précédé Noël, les filles avaient été chez leurs grands-parents paternels dans l’Ain et le petit garçon avait été confié à sa grand-mère maternelle. Un papi avait donné à ses petites-filles un cours de peinture. Les tableaux achevés, une mamie avait eu la gentillesse de les faire encadrer. Numéro deux avait mémorisé tous les conseils de son papi. Les parents avaient pensé que le petit garçon serait heureux d’être au cœur de l’attention exclusive de sa grand-mère. En réalité, ses sœurs lui manquaient et son seul plaisir avait consisté à jouer au ballon dans les allées du parc de Sceaux. Les parents avaient récupéré leur petit garçon et tous les trois avaient rejoint les filles dans l’Ain. On avait fêté Noël là-bas. Il faisait froid. Un feu réconfortant brillait dans la cheminée du salon. Les enfants avaient déballé les cadeaux de Noël sous le regard attendri des plus grands et des résidents silencieux des lieux : les portraits des personnes peintes par un papi. A ce moment-là, personne ne pouvait penser que c’était le dernier Noël qu’un papi passait ainsi dans la chaleur des siens. Personne ne pouvait le penser car il appartenait à cette race d’hommes qui, en faisant fi du temps qui passe, finit par croire en l’éternité de la vie.
Dans les jours qui avaient suivi, numéro trois avait fait ses débuts sur des skis, numéro un avait passé sa deuxième étoile et numéro deux son flocon. C’est dans un décor de neige que les flûtes de champagne s’étaient entrechoquées aux douze coups de minuit.
Le 14 janvier, numéro trois était invité à son premier goûter d’anniversaire. Le 9 février, l’ophtalmologiste confirmait les problèmes de vue diagnostiqués chez numéro trois à la faveur d’une visite médicale à l’école et que personne n’aurait pu soupçonner. Numéro trois porterait des lunettes. Il était astigmate et hypermétrope. Du 4 au 10 février, la famille avait profité de Paris. S’il n’avait pas été possible, tant il y avait de monde, d’admirer le travail photographique consacré par Robert Doisneau aux halles, les enfants avaient beaucoup aimé la cité des sciences avec une séance au planétarium, le mobilier des années 1880 à nos jours du musée des arts décoratifs et avaient été séduits par la réincarnation après avoir vu le très joli film « Zarafa ». Le dimanche 8 avril, en famille, on fêtait Pâques et, cette année encore, les enfants continuaient de croire en l’existence des cloches. Le 13 avril, numéro deux avait eu sept ans. Elle avait définitivement renoncé à son doudou et à son pouce, les deux étant étroitement liés. Les vacances de Pâques avaient été partagées entre l’Ain et le Gard et, comme à chaque fois, la maman avait été heureuse de retrouver la bonne et vieille maison de famille, la présence rassurante des âmes des ancêtres, le Rhône coulant sous les hautes arches du pont, la vue sur le sommet du mont Ventoux et les grandes allées fourmillant de vie du marché.
Le dimanche 6 mai, François Hollande accédait à la fonction présidentielle et numéro un partait avec sa classe à Combloux pour un séjour équitation et escalade. Le long pont de l’Ascension avait permis à un papa de transformer ses enfants en petits « Tistou les pouces verts » et un potager était sorti de terre non loin de la balançoire et du trapèze. Le samedi 26 mai, la famille apprenait qu’un oncle s’était vu offrir une nouvelle vie professionnelle à Los Angeles et la maman avait songé que, désormais, plus rien ne serait tout à fait comme avant. Entre une fête des mères et une fête des pères, il y avait eu une soirée celtique avec les enfants, un long week-end à Paris sans les enfants. Le 12 mai, la chorale des enfants de l’école donnait à entendre son répertoire devant une assemblée de parents émus et fiers. Le vendredi 22 et le samedi 23, numéro deux faisait son spectacle de danse. Trois semaines avant et parce que leur professeur tendue à l’approche du grand jour avait bousculé ses petites élèves, numéro deux ne voulait plus participer. Finalement, elle avait réussi à dépasser son appréhension d’être sur la scène d’un théâtre devant des centaines de personnes et avait eu un plaisir immense à évoluer au milieu de ses petites camarades.
Après la kermesse, l’après-midi accrobranche avec le club de gymnastique de numéro un, on avait atterri le mercredi 4 juillet sur le tarmac de l’aéroport sainte-Catherine à Calvi. On avait retrouvé le parfum magique de l’île : celui du maquis avec ses parterres d’immortelle. A la fin du mois de juillet, on avait passé quelques jours dans l’Ain. Le 31 juillet, des parents s’étaient évadés. Sur les bords de la Saône, la bride d’une de ses chaussures avait définitivement rendu l’âme. C’était une chance qu’elle ait eu une seconde paire dans la voiture car elle aurait célébré leur treizième anniversaire de mariage pieds-nus ! Le 2 août, on avait eu le bonheur de passer la seule journée de l’année avec la marraine de numéro deux et les siens partis vivre à Singapour depuis quatre ans. Comme à chaque fois, les retrouvailles avaient été évidentes et le fil de la conversation avait repris là où il s’était arrêté la fois précédente. En août, le trio avait été au centre aéré et, cet été là, l’ambiance était si bonne entre les animateurs et les enfants que le spectacle qu’ils avaient monté ensemble avait des faux airs du film « nos jours heureux ».
Le 11 août, le papa du trio installait une grande piscine qui faisait la joie de toute la famille. Le 4 septembre, les enfants étaient heureux de retrouver enfin le chemin de l’école. Numéro un fêtait ses neuf ans le 15 septembre et le lendemain, après que la maman ait longuement hésité de peur qu’ils ne tombent malades, tous ses petits amis investissaient la piscine. Le dimanche 16, on allait découvrir Château-Landon à l’occasion des journées du patrimoine. Numéro trois se montrait très intéressé par la visite d’un tout petit musée dédié à la préhistoire et à celle d’une ancienne cave voutée. Les 22 et 23 septembre, on était à nouveau réunis à la maison pour fêter les anniversaires d’un papa et d’une tante. Une fois encore, la maman n’avait pas pu s’empêcher de songer que cette réunion ne serait pas inscrite sur les pages du calendrier de l’année 2013. Dans la nuit du 26 au 27 septembre, numéro trois avait succombé à une première attaque de gastro-entérite et, le lendemain, il dormait une partie de la journée. Le dimanche 7 octobre, on retrouvait une amie et ses enfants pour une après-midi dédiée à la découverte des champignons et un atelier poterie.
A la date du samedi 13, il est inscrit « cinéma « Camille redouble » et à celle du dimanche 14, il est seulement noté « pluie ! ». Au 27 octobre, les mots « Ile de Ré » ont été rayés et deux autres inscriptions ont été portées à l’encre verte « mort d’Egmont » et « départ Mézériat ». Le mardi 30 octobre, par une magnifique journée d’automne, un papi était enterré. Dans ce petit bout de terre bressanne, il rejoignait son père, sa mère et tant d’autres membres de la famille. Du 5 au 10 novembre, les enfants avaient été au centre aéré et les parents avaient pu partir à Paris. On s’était enivrés d’expositions : « Raphaël » au Louvre, « Paris vu par Hollywood » à l’Hôtel de ville, « l’impressionnisme et la mode » à Orsay et « l’âge d’or des cartes marines » à la BNF. Elle avait été heureuse de découvrir cette exposition avec sa belle-sœur, la sœur de son mari, leur maman et une petite nièce tout à fait captivée par ce qui s’offrait devant elle. En sortant, la nuit était tombée. Le vent s’était levé. La petite fille avait glissé sa main dans la sienne. La vie continuait dans la présence silencieuse de ceux qui sont partis.
Le 7 novembre, la maman avait la joie de retrouver après six années sa première filleule. Elle avait quitté à La Rochelle une petite fille. A Paris, elle retrouvait une jeune adolescente au tempérament artiste et indépendant. Après une visite du musée du Moyen-Age, elle avait pensé que sa filleule serait heureuse de retourner rue Bréa, là où son papa avait possédé un restaurant, là où elle avait passé tant de journées, là où, encore aujourd’hui, on évoquait avec nostalgie l’époque des « Montparnos ». Elle avait emmené sa filleule déjeuner dans la crêperie de Marc « le vieux journal » et en passant le seuil de la porte, tout le monde avait été enchanté de revoir la fille de Gilles et de Stéphanie. On l’avait embrassée avec tendresse. On lui avait demandé des nouvelles de ses parents, de ses sœurs, de son grand frère. La décoration de la crêperie n’a pas bougé depuis plus de vingt ans : des affiches d’expositions sont toujours collées sur le plafond et une partie des murs. La spécialité de la maison reste la crêpe sucrée « vieux journal » : des poires, de la vanille, du chocolat et des amandes effilées.
Le samedi 17 novembre, numéro trois fêtait son non anniversaire à la maison avec une douzaine d’enfants et son vrai anniversaire, ses cinq ans, le 23 novembre avec toute sa classe à l’école. Souffler ses bougies avec quelques jours d’avance l’avait troublé si bien qu’il était persuadé de pouvoir inviter une fois encore tous ses amis à la maison pour son vrai jour d’anniversaire ! A la date des 1 et 2 décembre, la maman a noté en travers dans la marge et toujours en vert : « week-end anniversaire parrain/marraine Louis 5 ans ». Ce grand rassemblement sera le dernier car l’an prochain, à la même époque, le parrain de numéro trois et les siens seront installés à Los Angeles. A cette date, on aura déjà appris à jongler avec les neuf heures de décalage horaire et à rester en contact grâce à Skype.
Avant de changer d’année, il reste encore trente quatre jours à vivre, trente quatre jours à écrire dont elle notera l’essentiel dans son agenda. Elle devine des annotations comme « préparation des gâteaux », « marché de Noël », « répétition chorale filles », « week-end Paris », « concert Noël », « dîner amis », « liste Père Noël », « Noël maison », « séjour Mézériat », « passage flocon, première et troisième étoile enfants », « réveillon montagne ». Les annotations faites dans un agenda comme les paroles d’une chanson, celle de « l’addition » interprétée par Montand par une chroniqueuse « en équilibre sur trois vers de Prévert mais ce sont des vers libres ».
Anne-Lorraine Guillou-Brunner