Chronique d’une fin d’année scolaire

 

comptine-pour-la-fete-des-peres.jpgCe matin, dans son imperméable rose, une petite fille  pleure. Elle pleure en silence, dans la voiture, le front appuyé contre la vitre. Elle a le cœur gros. A quelques minutes de prendre le chemin de l’école, elle a demandé à sa maman si elle pouvait aller offrir à son papa le cadeau qu’elle lui destine pour la fête des pères et, qu’hier soir, en rentrant de la garderie, elle lui a demandé de cacher. La maman lui a répondu que ce n’était plus vraiment le moment et que ce serait mieux de le garder pour dimanche. Comme la petite fille insistait, que les aiguilles sur la grosse pendule de la cuisine continuaient leur rotation, la maman lui a dit ce que tout enfant, certainement, ne veut pas entendre : « ce n’est pas la peine de me demander mon avis si tu as déjà pris ta décision ! ». Alors, la petite fille a saisi son cartable, claqué la porte d’entrée derrière elle et est allée s’installer dans la voiture, à la droite du conducteur. Depuis la fenêtre de son bureau, le papa a lancé, à l’adresse de son aînée, qu’il serait encore plus heureux d’ouvrir son cadeau dimanche matin.

 

 

 

Pic_vert.jpgA l’arrière, numéro deux et numéro trois ne bronchent pas. En fin de nuit, il a plu. La toile noire du trampoline est trempée. Dans le potager, les mauvaises herbes gagnent du terrain. Dans le jardin, l’herbe a poussé depuis le dernier passage de la tondeuse. Derrière la porte, la grosse boule de poils les regarde s’éloigner. Dans son bocal, Sucrette se cache derrière un coquillage. Un couple de pics verts s’envole au-dessus du prunier.  La petite fille met de la musique. « Half a minute » une des chansons de Matt Bianco chasse le silence. Ce morceau date de 1984. Encore six ans et trois mois et la petite fille aura quinze ans. L’âge de sa maman quand elle dansait sur cette musique aux accords brésiliens! La maman n’aime pas voir sa petite fille pleurer. Elle pose sa main sur la sienne. La petite fille ne la retire pas. La réconciliation est amorcée. C’est la petite fille qui ira accrocher, à l’école, une des affiches de l’exposition de peinture de son papa. Quand la maman se gare, non loin du cerisier, il est exactement 8h54. La petite fille a séché ses larmes. Ses yeux brillent encore d’un éclat particulier.

 

1.-WillyRonis9.jpgComme la maman s’arrête toujours quelques instants, côté primaire, pour bavarder avec les institutrices des filles ou avec quelques mamans, numéro trois a pris l’habitude de se débrouiller tout seul. Quand elle le rejoint, côté maternel, il a accroché sa veste au porte-manteau et posé son cartable en dessous. Il est dans sa classe. Il n’a pas oublié de glisser son étiquette avec son prénom devant sa photo. A une table ronde, il joue avec ses camarades, Abel, Raphaël et Nathan. Très indépendant, c’est à peine s’il semble se rappeler qu’il a une maman.  

 

 

 

peche-aux-canards.jpgComme toujours, en cette période de l’année, le temps s’accélère, les évènements se multiplient, des changements se profilent à l’approche de la rentrée scolaire. Dans les écoles, on retire, un à un, les dessins, les peintures, les collages, les mobiles réalisés par les enfants. Du côté des classes primaires, les enseignants observent que les enfants désapprennent. Ils ont de plus en plus de mal à se concentrer. Presque toutes les classes ont déjà fait leur sortie de fin d’année. Les membres des associations de parents d’élèves sont en pleine préparation de la kermesse. On espère vendre le plus grand nombre de billets de tombola. On cherche, auprès des grandes enseignes, assez de cadeaux pour récompenser les pêcheurs de canards, les tireurs au chamboule-tout. Depuis quelques années, les parents des élèves sont de moins en moins nombreux à se mobiliser pour aider au montage et démontage des manèges, des stands, à la tenue de la buvette. Il faut coller un second mot dans le cahier de liaison en écrivant en gros caractères rouges que la survie de la kermesse repose sur l’aide généreuse apportée par le plus grand nombre pour qu’enfin des parents réagissent.

 

 

 

image-BON-POINT.jpgC’est l’époque où les réunions se succèdent pour arriver à constituer les nouvelles classes très chargées, répartir les élèves au mieux de leurs besoins et aussi de ceux des parents entre les deux écoles élémentaires. Ici, les enfants du primaire sont divisés en deux établissements situés dans deux villages différents séparés par une rivière qu’enjambe un pont. C’était la dernière année que la fratrie était réunie sur un seul et même site scolaire. A la rentrée, numéro un découvrira de nouvelles salles de classe, une autre cour de récréation. La cour ne sera plus balayée par les grandes gifles du vent du nord. Au printemps, les pétales des cerisiers du Japon ne retomberont pas en pluie sur les cheveux des filles. Des fenêtres entrouvertes, les élèves n’entendront plus le bruit sourd des moissonneuses batteuses. Une classe est fermée dans leur école. Une autre ouvre dans celle que numéro un va fréquenter dés septembre. Il était question que numéro deux y fasse son CE1 dans une classe à double niveau. La petite fille était partante. Son institutrice pensait que ce serait une excellente chose qu’elle bénéficie aussi de l’enseignement dispensé aux élèves de CE2. Et puis, quand la petite fille a su que ses meilleures amies ne changeraient pas d’école, elle a renoncé à suivre sa grande sœur. Et la maman qui, enfant, à une exception près, n’a jamais pu inscrire une amitié dans la durée, a privilégié le bien-être de sa fille au détriment de l’excellence scolaire.

 

 

 

instituteur.jpgLes changements à venir, au sein de l’école, sont nombreux. Sur un effectif de six institutrices, quatre ne seront plus là après les grandes vacances. La plus jeune est contrainte au départ parce que sa classe disparaît à la rentrée pour être ré ouverte dés septembre 2013. Du côté des classes maternelles, deux enseignantes font valoir leur droit à la retraite. L’une d’entre elle aurait pu continuer encore un peu mais elle n’a plus le feu sacré. Les conditions d’enseignement deviennent de plus en plus difficiles et la communication est souvent complexe avec les parents d’enfants agités qui, dans certains cas, auraient besoin d’être accompagnés par des spécialistes. Ces deux institutrices ont vu passer dans leurs classes les trois membres de la fratrie. Numéro trois est au nombre des élèves de la dernière classe de son institutrice. La maman sait, pour le ressentir elle-même, que dés lors qu’elles auront un peu soufflé, eu la joie d’investir encore plus leurs passions respectives, le besoin de transmettre se fera sentir. Quand on est né passeur de savoirs, on le demeure jusqu’à la fin de sa vie. C’est un don qu’on porte en soi, un besoin qu’il faut exprimer.

 

 

 

directeur école.jpgLa directrice les quitte également. C’est elle qui a appris à lire et à écrire à numéro deux. La maman sait déjà ce que la petite fille ignore encore: elle ne l’oubliera jamais car on n’oublie pas l’instituteur qui nous a ouvert le monde sans frontières de la lecture. Elle va être remplacée par un directeur. L’arrivée d’un homme dans une école cent pour cent féminine depuis plus de vingt ans est, en soi, une petite révolution.

 

 

 

déjeuner sur l'herbe.jpgC’est l’époque où les enfants peaufinent la chorégraphie de la danse qu’ils présenteront à leurs parents le jour de la kermesse. C’est l’époque des galas en tout genre, des repas associatifs, des passages de galop, des changements de couleur de ceinture. On aimerait, également, que ce soit l’époque des déjeuners sur l’ herbe, des bonnes odeurs de côtelettes d’agneau grillant sur le barbecue, des pique-niques au bord de l’eau, des petites robes légères, des chaussures ouvertes sur des ongles vernis. Mais non, toutes ces envies légitimes à l’approche du jour le plus long de l’année, des feux de la Saint Jean restent en suspens, cachées derrière une cohorte de gros nuages.

 

 

 

fin1.jpgC’est en regagnant sa voiture que la maman de trois réfléchit à tous ces changements à venir, à ces êtres auxquels elle s’était attachée et qui vont partir, à son aînée qui va découvrir une autre école, à toutes ces fins d’années scolaires, ces livres qui se referment, aux enfants qui redoublent, à ceux qui sautent une classe, à ceux qui s’en vont, à ceux qui arrivent, au temps, à ses trois dimensions et à cette incapacité de vivre le présent sans, en même temps, regarder et derrière et devant.

 

 

 

les-choristes-2004-3010-1735538313.jpgMaintenant, elle repense à sa joie mêlée d’émotion d’écouter, mardi soir, les enfants des trois classes de l’école de leur village interpréter les chansons apprises avec leur professeur de chant. Les enfants étaient si impatients, si heureux de monter sur la scène de la salle des fêtes et de chanter tous ensemble ! Leur énergie et leur bonheur étaient tellement forts qu’ils les communiquaient à tous ceux qui étaient venus les écouter. Sans trop savoir pourquoi, la maman était émue aux larmes. Peut-être que, confusément, elle aurait aimé pouvoir croire, tout en sachant que c’était un mensonge, que tous les enfants deviendraient des femmes et des hommes regardant leur présent et leur avenir avec la même confiance que celle qu’elle voyait briller dans leurs yeux ce soir. Elle aurait aimé pouvoir leur promettre que tout irait bien, toujours. Elle savait qu’elle ne pouvait pas car on n’a pas le droit de promettre ce qu’on n’est pas sur de pouvoir tenir.

 

 

 

coquelicots.jpgDans le cerisier, les fruits sont petits. Ils ont manqué de soleil, de chaleur. Elle démarre. Elle essaie de ne pas regarder dans le rétroviseur mais de fixer, droit devant, les courbes des champs de blé bordés de coquelicots.

 

 

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner