Nos parents nous ont transmis à ma sœur et à moi un sens de la fête assez développé. Vous me direz que pour eux c’était facile d’organiser de grandes réunions : ils étaient logés dans des biens nationaux et, pour remplir au mieux leurs obligations, l’Etat mettait à leur disposition au minimum quatre employés. Mais, même pendant les vacances, quand ils se reposaient dans la bonne et vieille maison de Pont, dans le Gard rhodanien, là où, récemment, le fleuve a passé les digues et noyé les rues de la ville basse, la maison ne désemplissait pas. Ils accueillaient les amis sur le chemin des grandes transhumances estivales, les membres de la famille venus se recueillir sur les tombes, des étrangers en stage linguistique. Une bonne partie de l’été, je voyais notre mère monter et descendre les marches usées de l’escalier à vis avec des montagnes de draps qui remonteraient ensuite deux étages plus haut sécher en un temps record dans le grenier.
De son côté, notre père, en homme nourricier, faisait les courses et s’enfermait dans la cuisine exigüe, ancien laboratoire d’un arrière-arrière-grand-père confiseur, dont s’exhalaient bientôt des odeurs de nature à aiguiser les appétits les plus capricieux. Ses salades composées géantes, sa daube provençale et ses tians restent des plats cultes. Nos parents aimaient accueillir, partager, échanger, faire se rencontrer des personnes qui ne se connaissaient pas et dont ils pensaient qu’elles pourraient s’entendre. Ils avaient le don pour organiser de savants plans de table pour les dîners plus protocolaires dont les menus étaient toujours pensés dans le sens de la légèreté et des produits de saison. Ils veillaient à lancer un jeune pâtissier ou un nouveau fleuriste. Nos parents ont toujours mélangé les genres, transcender les différences. Ils se jouaient des religions, des encartages, des origines sociales tout en ayant à cœur de faire en sorte qu’il n’y ait pas de fausse note et, en effet, les partitions étaient parfaites. De nos chambres, ma sœur et moi pouvions entendre des rires fuser. Nous nous endormions en espérant trouver le lendemain un morceau de tarte aux fraises. Le dîner fini, les employées rentrées chez elles, notre mère aurait pu aller au lit et abandonner derrière elle les reliefs du repas sur les tables dont les nappes blanches étaient désormais tachées et les verres à moitié vides. Elle n’en faisait rien. Elle rangeait et, ensuite, elle allait se coucher.
J’ai toujours aimé organiser des fêtes, des dîners, des brunchs, des sorties. J’ai organisé des soirées seule ou avec des amis et aussi préparé des enterrements de vie de jeune fille sympathiques, bon enfant, en cherchant surtout à ce que les futures mariées vivent un vrai moment de détente entourées de leurs plus proches complices. Quand, de leur côté, mes amies de l’époque que j’ai toutes perdues de vue ont eu la bonne idée, alors que mon père venait de mourir, de m’habiller en prostituée grunge et de me soumettre à des épreuves dont le grand moment consista à me faire offrir un verre par un homme assis seul à l’unique table de la terrasse d’un petit bar d’une ruelle du 17ième limite 18ième et qu’un travesti digne de figurer dans un film d’Almodovar ait fait son apparition dans une robe fourreau, juché sur des talons qui m’ont semblés les plus hauts que j’avais jamais vus, pour marquer ostensiblement son territoire, que je m’en sorte avec subtilité en vantant l’originalité de ses boucles d’oreille et sa silhouette parfaite après lui avoir expliqué que mes amies me soumettaient à un rite initiatique et qu’il me chuchote à l’oreille, ayant passé son bras puissant autour de mon épaule, avec cette voix rauque de vieille fumeuse courant après le sommeil : « te marie pas chérie ! Le mariage, c’est la prison ! », je me suis demandée pourquoi mes amies avaient eu envie de me faire vivre une telle nuit. Je n’ai jamais oublié cette rencontre si étrange et la tristesse que j’avais lue dans ses yeux.
Avec mon collant déchiré, mon caleçon marqué de traces de baisers roses, ma queue de cheval sur le côté, façon « Véronique et Davina », j’avais commencé par pousser la chansonnette devant la terrasse d’une brasserie de la place des Ternes, appris à servir une bière à la pression, étais rentrée dans le plus grand sex-shop de Pigalle pour demander à un vendeur les objets qu’il vendait le mieux et je l’entends encore me parler de boules de geisha qu’il n’avait pas jugées utile de m’offrir en cadeau en vue d’une rééducation du périnée à venir. En effet, des sages-femmes prescrivent ces objets aux femmes ayant mis au monde un enfant. Nous avons terminé cette virée entre 17ième et 18ième sur un banc où nous avons dégusté à trois la salade que l’une des amies avait préparée. Ce fut là le moment le plus agréable. Ce n’était pas une salade mais un taboulé. J’avais les pieds en compote. Les deux amies qui étaient encore là –nous en avions perdu trois en chemin- je les avais rencontrées à l’université. Elles étaient toutes deux chargées de travaux dirigés dans l’équipe que je dirigeais en qualité d’ATER (attachée temporaire d’enseignement et de recherche) à temps plein. On ne le répétera jamais assez : le droit mène à tout !
Je me rappelle ma première grande soirée. Déjà une scorpionnade ! Avec Anne et Laurent nés exactement le même jour que moi, nous réunissions nos amis. Nous fêtions nos 15 ans. « Life is life » m’est resté comme le morceau que nous avions le plus écouté ce soir-là ! Quand je suis entrée à l’université, je n’avais plus à ma disposition ces grands espaces qu’offraient les maisons de fonction. Alors, nous organisions des fêtes avec une amie dont la mère, médecin hospitalier et chercheur, avait la bonne idée de partir en congrès au moins une fois par an. Je préparais du planteur dans mon petit studio situé rue Bréa. Je le faisais mariner suffisamment longtemps pour que la vanille, la cannelle, la noix de muscade, les clous de girofle aient le temps de s’unir aux écorces de citron vert, d’orange et aux gouttes d’angostura. L’avantage avec le planteur, c’est qu’il désaltère autant qu’il nourrit et qu’il rend gentiment volubile les plus timides. Le planteur avait tant de succès que des amis m’avaient suggéré de le commercialiser !
Quand nous n’étions pas invités chez des amis ou des amis d’amis à des soirées, nous allions danser au « Studio A », au « Bus Paladium » ou au « El Globo ». J’avais un faible pour l’ambiance du « Studio A ». On y retrouvait les mêmes personnes d’une semaine à l’autre. On s’y essayait à des pas de danse improbables. C’est ainsi qu’une nuit, un cavalier éphémère m’invitait à danser un rock endiablé et m’envoyait dans les airs à l’occasion d’une passe digne de « Saturday night fever » ! Tout le contenu des poches de mon jean (tenue attitrée des soirées nocturnes) se répandit sur la piste de danse. Quand nous quittions enfin la piste, les boulangeries ouvraient. Il était cinq heures mais, contrairement à ce que chante Jacques Dutronc, Paris ne s’éveillait pas. Paris ne s’était jamais endormie.
J’ai, aussi, organisé un certain nombre d’anniversaires pour mes proches. J’ai un souvenir assez précis de celui que j’avais mis sur pied pour Stéphane. Comme Stéphane qui est très compliqué en matière de gâteau avait adoré la marquise au chocolat dégustée dans le restaurant de Gilles, j’avais demandé à notre diva du piano de m’en préparer une que j’ai du transporter dans une glacière en TGV de la gare de Lyon à celle de Mâcon-Loché ! Celle qui vient illustrer la chronique a été réalisée par Caroline Benoist-Lucy, la maman du blog « les CulinoTests », un blog qui réjouit autant les papilles que l’esprit, vous fera autant rire que saliver.
Quand nous habitions dans le Gard, dans la bonne et vieille maison de Pont, nous avons accueilli un grand nombre d’amis pour des week-ends à rallonge comme notre joli pays sait en offrir à ses masses laborieuses. Dès la descente du TGV en Avignon, où nous allions souvent les chercher quand ils voulaient s’éviter les longs trajets depuis Paris, ils se sentaient en vacances. Nous marchions le long de l’Ardèche, dînions près de la fontaine Saint-Michel à Aiguèze. Nous leur faisions découvrir la Camargue avec la plage de l’Espiguette, les Saintes-Marie-de-la-Mer, la forêt entourant la chartreuse de Valbonne, le petit village de Cornillon, la vue sur les champs de lavande depuis Grignan, les caves et, bien sûr, le marché de Pont-Saint-Esprit. Nous déjeunions d’olives, de saucisson, de petits fromages de chèvre, de tapenade sur du pain grillé et de melon de Cavaillon. Personne n’avait encore d’enfant. On restait de longue heure dans la cour à la lumière des photophores à refaire le monde que nous commencions à connaître un peu mieux.
Je pensais à tout cela tandis que j’épluchais trente kilos de légumes pour le couscous de la scorpionnade édition 2014. Je n’aurais pas imaginé que cette corvée de pluche provoquerait une inflammation des tendons des doigts de la main droite ! C’est que les navets ont le cuir dur et que des navets il en faut beaucoup pour un couscous destiné à nourrir quarante personnes. Véronique, mon amie scorpionne, co-organisatrice de la fête, se chargeait du couscous pour les autres quarante convives. Mais, Véro avait sur moi un avantage indéniable. Une de ses amies proches possédait une sorte d’immense stérilisateur dans lequel elle put cuire en une fois ce que je dus faire en six temps !
En préparant la semoule, je repensais au film « le prénom » et à la scène où Valérie Benguigui, dite « Babou » demande à sa mère, jouée par Françoise Fabian, une pied-noire revenue d’Algérie, de lui réexpliquer comment faire son couscous. Je ne m’imaginais pas, à bout de nerfs, renversant comme elle toute la semoule sur le tapis de la salle à manger. En revanche, quand j’avais vu le film j’avais été troublée par certaines similitudes entre l’évolution de Babou et la mienne. Avant de renverser toute la semoule sur le tapis, Babou disait s’être oubliée elle-même, avoir déserté sa vie pour donner la priorité à l’homme qu’elle aimait. Cet homme avait une chaire à l’université et portait une veste en velours de couleur différente pour chaque jour de la semaine. Babou, elle, enseignait le français dans un collège de banlieue et portait parfois toute la semaine le même pull un peu déformé. J’avais, moi aussi, vécu une tranche de vie un peu similaire et avais réussi à rectifier la trajectoire. Il y avait tant de vapeur d’eau dans la cuisine qu’on ne voyait plus au travers des fenêtres ! On aurait dit un hammam si ce n’est que j’étais la seule femme ! Avec ces montagnes d’épluchures, j’aurais pu nourrir une famille de lapins boulimiques pendant quinze jours !
Mardi, la scorpionnade est derrière nous. La fête est finie. J’ai encore mal dans les doigts de la main droite. Il reste des photos, des témoignages d’affection profonde et du couscous. Les amis, réunis pour certains sur deux jours, étaient heureux. Tout le monde était enchanté d’avoir dansé et ri. Les danseuses du ventre avaient côtoyé les Ottomans qui échangeaient avec les Vizirs. Les enfants s’en étaient donnés à cœur joie et on avait même surpris, dehors, deux jeunes collégiennes fumant des bâtonnets d’encens. Une petite fille avait réussi à s’endormir dans une poussette. La fontaine à planteur installée par Alain un ami de Véronique avait eu un vif succès. Les samoussas aux légumes de Véro étaient divins. Le couscous était réussi comme la semoule. Les cornes de gazelle étaient aussi bonnes que celles que j’avais mangées encore tièdes dans un souk marocain. La salade d’orange à la cannelle venait apporter une note de fraîcheur. En cuisine, Cerise, Yann et Carlos avaient été d’une efficacité extraordinaire et, ensemble, après que les enfants aient fini de dîner, nous avions pu enfin nous asseoir à notre tour car nous étions trop justes en places disponibles.
J’ai donné à mon recueil de nouvelles le titre suivant : « maintenant qu’on est là ». J’ai choisi ce titre car, depuis longtemps, je me dis que maintenant qu’on est là, sur cette terre, il faut vivre autant que possible et profiter de chaque jour comme s’il pouvait être le dernier. C’est pourquoi j’organise des fêtes, un campement pour les enfants qui vont quitter l’école primaire, que je donne de mon temps quand cela peut être utile. J’emploie l’énergie dont la nature m’a dotée à fabriquer des souvenirs heureux.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Merci pour le gâteau succulent et ces jours heureux.