Mercredi 8 janvier. Je ne me rappelle déjà plus quel temps il faisait ce matin-là mais je sais combien nous étions tous choqués, sonnés par l’assassinat de onze personnes lors de l’attentat terroriste perpétré contre l’hebdomadaire satirique « Charlie Hebdo ». Nous ne pouvions pas imaginer que six autres personnes tomberaient encore sous les balles d’un autre terroriste : une policière à Montrouge et quatre hommes juifs dans un hyper casher à la porte de Vincennes. La veille, je me suis refusée à allumer la télévision. Je me méfie des images et des commentaires. En revanche, j’ai lu en ligne le récit des évènements tragiques et le début de la traque menée par les forces de police contre les deux frères djihadistes. J’ai vu les visages souriants du Cabu de mon enfance, du Wolinski de mon père, de Charb et Tignous, Honoré et Maris que je ne connaissais pas. Si mon père, sans le vouloir, m’aura transmis beaucoup de choses, je n’aurai pas partagé son attachement aux petites bulles et aux caricatures satiriques. C’était un provocateur. Je ne le suis pas. Ceci explique peut-être cela ! J’ai découvert le visage d’Elsa Cayat, la plume du « divan de Charlie », appris que l’économiste altermondialiste Bernard Maris, le correcteur Mustapha Ourad, l’agent de maintenance Frédéric Boisseau, un invité à la conférence de rédaction, le carnéttiste Michel Renaud, et deux policiers, Franck Brinsolaro et Ahmed Berabet avaient également été assassinés. Le chef de l’Etat a décidé trois jours de deuil national et, dans les écoles, tous les bâtiments publics, une minute de silence sera respectée à midi. Je me devais de faire comprendre de mon mieux aux enfants ce qui s’était passé, à nos trois enfants, Céleste, onze ans, élève en 6ième, Victoire, 9 ans, en classe de CM1 et Louis, 7 ans, en CE1. Ce matin-là, Céleste partait pour le collège avant que j’aie eu le temps de lui parler de l’attentat terroriste et de la minute de silence. Restaient Victoire et Louis qui sont encore endormis quand leur sœur quitte la maison. Après qu’ils aient fini leur petit-déjeuner, je leur ai dit que je devais leur parler de quelque chose avant qu’ils n’aillent à l’école.
Leurs yeux se sont plantés dans les miens. Je leur ai dit que, la veille, deux hommes sont entrés dans le bureau d’un journal où une équipe était réunie autour d’une grande table de travail, que ces deux hommes ont tué neuf personnes travaillant dans ce journal et deux policiers. Ces hommes étaient des terroristes. C’est à dire des gens qui sèment la terreur, veulent faire peur aux autres. Ces hommes ont assassiné des journalistes car ils faisaient des dessins pour faire rire leurs lecteurs en se moquant des hommes politiques, de la société dans laquelle on vit et des religions, de toutes les religions et de tous les croyants : les chrétiens, les juifs, les musulmans. Les terroristes ont tué les journalistes car ils s’étaient moqués de leur religion. Ces terroristes ont dit qu’ils tuaient au nom de Dieu qu’ils appellent Allah mais Allah n’a jamais demandé à un homme de tuer pour lui. Ce sont les hommes qui utilisent Dieu pour faire du mal, pour avoir du pouvoir sur les autres, se sentir fort. Dans le passé, les chrétiens ont été les premiers à massacrer massivement au nom de Dieu des personnes qui n’avaient pas la même religion qu’eux et ils se sont même tués entre eux. On appelle cela des guerres de religion. Les journalistes savaient qu’en faisant ces dessins ils mettaient leur vie en danger mais ils ont continué car ils étaient libres et pensaient que dire les choses, faire réfléchir en faisant rire, c’était ce qu’il y avait de plus important pour eux et pour les autres. Ces deux terroristes n’étaient pas des musulmans mais des fous. Nous avons la chance d’avoir autour de nous de très bons amis musulmans et aucun musulman ne souhaite la mort d’un homme qui fait des dessins pour faire rire. Si on a le droit de ne pas aimer ces dessins, de ne pas les trouver drôles, on ne peut jamais tuer pour empêcher une personne de s’exprimer. S’exprimer, dire ce qu’on pense, c’est tellement important qu’on appelle cela une liberté. Comme toutes les libertés, elle vient rencontrer celle de l’autre et c’est pourquoi le respect entre les êtres est si important.
Les enfants n’ont rien dit. Ils ont enfilé leurs manteaux et sont sortis en silence. Ils n’avaient ni vu ni entendu quoique ce soit relatif à ce drame la veille. Nous avons quitté la maison avec Nawo qui nous rejoints tous les matins. Ce matin-là, une biche a traversé la route juste devant la voiture. Ils étaient ravis d’avoir vu l’animal de si près. Je les ai accompagnés jusqu’à la grille de l’entrée. Je les ai embrassés et suis allée saluer le maire du petit village dont l’école accueille des enfants de 7 à 10 ans, du CE1 au CM2. Il était habillé en noir de la tête au pied. Il était sous le choc. Il allait prendre la parole avant que ne soit respectée la minute de silence et que les drapeaux ne soient mis en berne. Il avait longuement réfléchi à ce qu’il dirait aux enfants. Le 11 novembre 2014, les enfants étaient venus chanter la Marseillaise devant le monument aux morts et le maire, qui avait servi l’armée française pendant la guerre en Algérie, avait été décoré. J’étais très touchée d’entendre cet homme manifestement bouleversé par la tragédie et très inquiet pour le « vivre ensemble » futur dans notre pays me raconter comment, à l’âge de 19 ans, il avait été enrôlé dans l’armée et était parti se battre en Algérie pendant deux ans. La haine que l’armée avait nourrie en lui pour qu’il n’hésite pas à tuer les « ennemis » en cas de besoin et, progressivement, comment cette haine l’avait quitté pour faire de lui, aujourd’hui, cet homme malheureux à l’idée que les musulmans de France ne soient les victimes d’un racisme de plus en plus ordinaire, que nos enfants aient à apprendre à vivre dans la menace du terrorisme et que le confit israélo-palestinien ne s’exporte encore davantage sur notre sol.
C’est troublant mais lorsque ce monsieur se battait déjà depuis de longs mois pour le maintien de l’Algérie française, notre père, âgé de 19 ans et en deuxième année à sciences-po, participait le 17 octobre 1961 à la manifestation pacifique organisée à l’appel du FLN pour dénoncer le couvre-feu raciste imposé quelques jours plutôt aux Algériens. Cette manifestation allait rassembler environ 30.000 personnes. Mais, Maurice Papon, le préfet de police de Paris de l’époque qui avait reçu des plus hautes autorités de l’Etat carte banche pour encadrer la manifestation lançait avec 7.000 policiers une sanglante répression. A ce jour encore, personne ne peut dire combien d’Algériens furent assassinés, la plupart noyés dans la Seine. Le 8 février 1962, notre père était encore au nombre des manifestants qui répondaient à l’appel pour la paix en Algérie et contre l’OAS lancé par le PC et le PSU. Cette manifestation avait lieu à Paris et elle était organisée, comme si souvent, autour de lieux hautement symboliques : la place de la République et la place de la Bastille. Alors qu’elle avait été prévue depuis une semaine, Maurice Papon décidait de l’interdire. Elle se tint malgré l’interdiction et la répression fut terrible. Les CRS chargèrent les manifestants qui trouvèrent refuge dans une bouche de métro fermée à la station Charonne. Huit personnes moururent écrasées contre les grilles et une centaine d’autres furent blessées.
Dimanche, pour la grande marche républicaine, nous n’étions pas à Paris. Louis était invité chez un petit camarade et un papa suivait le grand rassemblement depuis son poste de télévision. Il faisait très beau bien que le vent soit froid et rougisse le bout des nez, les oreilles et les doigts. Alors, avec les filles, nous sommes allées marcher sur le petit chemin. Les deux sœurs, bras dessus, bras dessous, riaient et sautaient dans les flaques d’eau. Je marchais en retrait. Fantôme caracolait en tête. Dans le lointain, on entendait les tirs des chasseurs. Les enfants avançaient avec joie droit devant elles, sur ce chemin ouvert sur l’avenir. Je pensais à ces millions de Français massés dans les rues de Paris comme au jour de sa libération, à ces enfants vivant ce moment unique depuis le haut des épaules paternelles ou le creux d’une main maternelle. De la Bastille à la République, la France offrait le visage qu’on lui préfère, celui d’une nation qui rassemble tous les siens autour de ses trois grandes valeurs : la liberté, l’égalité et la fraternité.
De Buenos Aires à Sydney en passant par Montréal et le Caire, le monde s’associait à cette marche. Le monde entier se sent concerné et menacé par cette montée en puissance de l’intégrisme. A ce jour, en Europe, c’est l’Espagne qui a été le plus sauvagement et aveuglément frappé en mars 2004. Aucun représentant du gouvernement américain ne participait à la grande marche républicaine. Les attentats du 11 septembre 2001 ont marqué trop profondément les Etats-Unis pour qu’ils aient envie, en quelque sorte, de tenter le diable et son armée de suppôts! La réponse au fondamentalisme religieux, aux crimes contre l’humanité, au nettoyage ethnique commis par l’Etat islamique en terres irakiennes et syriennes, aux enlèvements de jeunes filles, aux petites filles transformées en bombes humaines et aux massacres perpétrés par le groupe insurrectionnel islamiste Boko Haram au Nigéria ces derniers jours, aux 250.000 Charlie tués en Syrie, aux 132 élèves et à leurs professeurs assassinés par les Talibans dans une école à Peshawar, aux 70 journalistes tués de 1993 à 1998 en Algérie par différents bras armés du FIS et à la condamnation du blogueur saoudien Raef Badaoui à recevoir 1000 coups de fouet pour avoir critiqué l’islam est citoyenne et universelle. Seuls les citoyens, les hommes et les femmes unis par le même esprit de bonne volonté et un courage de tous les instants, pourront tenir en échec les intégrismes, car, la grande marche républicaine finie, les derniers manifestants rentrés chez eux, les chefs d’Etat, les ministres de la guerre et les marchands d’armes se retrouvent pour sabler le champagne autour de ces nouveaux marchés conclus qui feront des milliers de veuves et d’orphelins.
Bien que je sois membre du club des incorrigibles optimistes et que je sois résolue à ne pas avoir peur, je pense que Jacques Prévert avait tragiquement raison avec sa « Chanson Dans Le Sang ».
Il y a de grandes flaques de sang sur le monde
où s’en va-t-il tout ce sang répandu
Est-ce la terre qui le boit et qui se saoule
drôle de saoulographie alors
si sage… si monotone…
Non la terre ne se saoule pas
la terre ne tourne pas de travers
elle pousse régulièrement sa petite voiture ses quatre saisons
la pluie… la neige…
le grêle… le beau temps…
jamais elle n’est ivre
c’est à peine si elle se permet de temps en temps
un malheureux petit volcan
Elle tourne la terre
elle tourne avec ses arbres… ses jardins… ses maisons…
elle tourne avec ses grandes flaques de sang
et toutes les choses vivantes tournent avec elle et saignent…
Elle elle s’en fout
la terre
elle tourne et toutes les choses vivantes se mettent à hurler
elle s’en fout
elle tourne
elle n’arrête pas de tourner
et le sang n’arrête pas de couler…
Où s’en va-t-il tout ce sang répandu
le sang des meurtres… le sang des guerres…
le sang de la misère…
et le sang des hommes torturés dans les prisons…
le sang des enfants torturés tranquillement par leur papa et leur maman…
et le sang des hommes qui saignent de la tête
dans les cabanons…
et le sang du couvreur
quand le couvreur glisse et tombe du toit
Et le sang qui arrive et qui coule à grands flots
avec le nouveau-né… avec l’enfant nouveau…
la mère qui crie… l’enfant pleure…
le sang coule… la terre tourne
la terre n’arrête pas de tourner
le sang n’arrête pas de couler
Où s’en va-t-il tout ce sang répandu
le sang des matraqués… des humiliés…
des suicidés… des fusillés… des condamnés…
et le sang de ceux qui meurent comme ça… par accident.
Dans la rue passe un vivant
avec tout son sang dedans
soudain le voilà mort
et tout son sang est dehors
et les autres vivants font disparaître le sang
ils emportent le corps
mais il est têtu le sang
et là où était le mort
beaucoup plus tard tout noir
un peu de sang s’étale encore…
sang coagulé
rouille de la vie rouille des corps
sang caillé comme le lait
comme le lait quand il tourne
quand il tourne comme la terre
comme la terre qui tourne
avec son lait… avec ses vaches…
avec ses vivants… avec ses morts…
la terre qui tourne avec ses arbres… ses vivants… ses maisons…
la terre qui tourne avec les mariages…
les enterrements…
les coquillages…
les régiments…
la terre qui tourne et qui tourne et qui tourne
avec ses grands ruisseaux de sang.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner