chronique d’une première impression de printemps

Ce matin, le ciel est gris clair avec des nuages plus foncés en surimpressions, un troupeau d’éléphants qui croise au-dessus de nos têtes. La pluie tombe doucement comme pour s’excuser de nous avoir privés du soleil. Grâce à elle, toutes les odeurs sont exhalées: celle de la terre qui, lentement, se couvre de petites pouces vertes, du colza qui jette des taches jaunes sur le plateau, des armées de buis qui se meurent, frappées par les deux mêmes maladies dites maladies du dépérissement: cylindrocladium buxicola et volutela buxi. Les deux jolis pieds que mes beaux-parents nous avaient offerts à la naissance de Victoire et qui sont passés de la cour de la maison de Pont-Saint-Esprit au jardin du Loiret ne sont pas épargnés. Même s’ils sont malades, même s’il n’existe aucun traitement pour les soigner, ils continuent de répandre cette odeur qui évoque le soleil de la Provence, sa terre sèche, toutes nos sorties dans l’Ardèche, la messe des Rameaux et me fait remonter loin, très loin dans mes souvenirs d’enfance.

J’ai quatre ou cinq ans et je pars à l’aventure dans le jardin d’une amie de mes arrière-grands-parents, Héloïse de Clerck, surnommé Sise. Je n’avais pas de passion pour cette femme assez sévère, mariée tardivement après avoir rencontré son belge de mari, un officier, sur le chemin des Sources. Je n’aimais pas beaucoup cette femme alors que j’adorais sa soeur aînée, Gabrielle, dite Gabi, modiste de profession, si douce, si fine, si artiste qui composait des vers dans la veine d’une Colette, des odes à la nature et aux animaux. Quand je pense à Gabi qui, elle, ne s’est jamais mariée et n’a pas eu d’enfant, je la vois assise sur la terrasse de leur maison, installée sur un chaise longue en osier, avec son chapeau en toile à bords larges protégeant sa peau diaphane et ses yeux clairs. Gabi était très maigre, si maigre, que petite fille, je redoutais qu’elle ne se brise si elle tombait. Sur la terrasse qui offrait une vue imprenable sur le Mont Ventoux, elle passait des heures à observer les lézards glissant furtivement d’une pierre à une autre, les papillons butinant le coeur des fleurs, les bêtes à bon Dieu et les iris qui étaient la fleur qui semblait avoir été conçue pour elle et faisaient planer au-dessus de la terrasse ensoleillée la présence de Van Gogh.

J’avais cinq ans. C’était mon ultime été d’enfant unique. Le ventre de ma mère était bien rond. Ma soeur allait naître fin septembre. Je partais seule à l’aventure de ce jardin immense dont les longues allées de buis odorant étaient plongées dans l’ombre par de grands pins. Leurs épines formaient un tapis craquant. J’observais le ballet industrieux des fourmis, la vie bruyante des abeilles, les ballets gracieux des papillons. Les seuls escargots que je rencontrais étaient morts et leurs corps remplis de terre. Parfois, dans cette obscurité seulement percée de quelques trous de lumière, j’avais peur. Et si quelqu’un était tapi derrière un buisson? Je pensais à la chanson du loup qui enfile ses vêtements. Je sentais mon coeur taper dans ma poitrine et ma foulée s’allongeait. Alors, je quittais les allées sombres et, sur la droite, retrouvais une sorte de jardin sauvage. L’herbe était haute, les fleurs poussaient dans l’anarchie. Le soleil inondait tout. Il n’y avait plus d’arbre. Je devais plisser les yeux pour supporter une telle lumière. La chaleur était si forte qu’elle tuait toutes les odeurs qui ne reviendraient qu’à la tombée du soir, à l’heure du vol des chauves-souris et du chant des cigales.

La voix de ma mère me sortait de ma rêverie. Je quittais le jardin sauvage et reprenais le chemin de la maison en suivant l’allée principale délimitée par des bandes de buis sage. Gabi est partie la première. Sa soeur a suivi de longues années plus tard. C’était une femme saine, sportive et robuste. Je me rappelle ses mollets fermes de cycliste. C’est sur son vélo qu’elle avait fait la connaissance de son futur mari. Il l’avait percutée avec sa voiture. Quand il en était sorti pour venir la relever, tous deux avaient été frappés par la foudre de l’amour. A la mort de madame de Clerck, c’est sa nièce, Danielle, qui a hérité de la maison mais, habitant Montpellier, elle ne l’a pas conservée. Je passe toujours devant la propriété gardée par un haut portail et dont on ne devine rien tant la végétation est luxuriante. J’aurais aimé pouvoir la montrer aux enfants. Notre vieille maison familiale a un défaut. Comme c’est une maison de ville, elle ne possède ni jardin, ni piscine, ni potager, ni vue. Notre père qui avait consenti à se porter acquéreur de la maison par amour pour sa femme qui y était très attachée souffrait de se sentir coupé de la nature, de ne pas pouvoir rêver en contemplant le paysage. En bon Breton, il aimait les arbres. Il avait réussi à faire partir un figuier dans la cour si peu ensoleillée. Quand il est mort, notre mère a coupé l’arbre sous prétexte qu’il soulevait les dalles de la cour. Je lui en ai beaucoup voulu. Le soir, depuis les fenêtres des chambres ouvertes, on pouvait respirer le parfum si merveilleux des feuilles du figuier. Comme notre arrière-grand-père maternel avant lui, notre père avait cherché à faire l’acquisition d’un bout de terre à la sortie de la ville sur lequel il aurait aimé avoir une sorte de cabanon dans lequel auraient été entreposés chaises longues, table et barbecue. Madame de Clerck aurait pu vendre à notre père une partie de son terrain qui tutoyait le Ventoux mais elle  n’a jamais voulu.

Comme ma mère, je suis très attachée à cette maison: son odeur, son grand escalier à vis, son grenier aussi mystérieux que poussiéreux, ses armoires, commodes pleines de secrets, de trésors, de pans de l’histoire familiale. Par ailleurs, j’aime la ville qui sort de sa torpeur après un trop long sommeil, son immense marché, ses ruelles, ses hôtels particuliers, témoins de sa grandeur passée, son chapelet de cafés, son incroyable musée d’art sacré, ses deux églises, sa chapelle, son temple, sa mosquée, le Rhône qui la délimite, son pont construit au Moyen Age et tous les villages au milieu des vignes et des vergers qui l’encerclent. Je caresse un rêve, celui de pouvoir, un jour, venir m’y installer dans la durée et avoir le temps d’écrire en me nourrissant de toutes mes découvertes. Stéphane et moi avons vécu presque quatre ans dans la maison. Nous revenions de notre tour du monde. Nous n’avions plus ni toit ni travail et ma mère était heureuse que la maison reprenne du service à l’année. Nous étions les premiers à lui redonner son statut de résidence principale depuis la mort de notre arrière-arrière grand-mère Louise, la femme d’Alfonse, confiseur et traiteur.

Sur mon vélo, ce matin, je pense que, bientôt, nous serons à Pont, dans la vieille maison. Je m’en réjouis. Il y a quelques jours, je me suis endormie en pleurant. Je songeais qu’un jour, il n’y aurait plus personne pour nous y accueillir. Notre mère serait morte. Elle serait allée rejoindre pour l’éternité tous les membres de sa famille enterrés dans le cimetière de la ville dont les tombes sont protégées par une légion de cyprès et d’ifs. Elle serait à côté de ses grands-parents maternels et partagerait une tombe blanche et simple avec sa mère et une partie des cendres de son mari. L’autre urne est à Saint-Evarzec, petit village du Finistère Sud. Elle repose dans la tombe de sa mère. Sur mon bureau, j’ai le bordereau que je dois retourner rempli avec un chèque pour le renouvellement de la concession. Dans trente ans, j’aurai l’âge de notre mère aujourd’hui et, une nouvelle fois, je renouvellerai la concession. Ensuite, il reviendra à nos enfants de savoir s’ils souhaitent ou non se soucier des restes d’une arrière-grand-mère et d’un grand-père qu’ils n’auront jamais connu. Je pense déjà à l’endroit où j’aimerais être enterrée (je ne ferai jamais vivre à mes enfants le caractère violent d’une incinération). Entre le lierre et l’humidité marine d’un côté, les ifs et la brûlure du soleil d’un autre, mon coeur balance! Je n’arrive pas à me décider! Nous n’avons pas de maison en Bretagne si bien que je me dis que pour nos enfants, avoir leur mère enterrée là où la terre finit, ne sera pas forcément simple! Après, on n’a pas besoin de pousser les portes d’un cimetière, de se retrouver devant une pierre portant des noms pour se rappeler ceux qui sont passés de l’autre côté.

Donc, un soir, avant de m’endormir, je pleurais en songeant que notre mère, fatalement, partirait et à nos tempéraments différents qui avaient rendu notre amour si torturé. Les échanges entre une toile cirée critique jetant des dépêches AFP et une éponge aux pinces acérées romançant tous ses récits ne sont pas placés sous le signe de l’harmonie! Il n’y aurait plus personne pour nous accueillir avec tant de tendresse et, le matin, déposer sur la table du petit-déjeuner des pots de confiture à l’abricot faits maison. J’aurais perdu, alors, le second pan du toit de ma maison. Le premier s’étant envolé en mai 1999. Il me reviendrait alors d’ouvrir la porte de la vieille demeure dont le bois aime à jouer entre deux séjours, pousser les lourds volets qui résistent par jour de mistral, allumer l’électricité, remettre en marche l’eau, nettoyer la cour, couper la glycine, venir à bout des toiles d’araignées, chasser les pigeons et m’acquitter des taxes diverses. Heureusement, le jour venu, je saurai compter sur mon mari pour m’aider. Je ne pourrai pas me résoudre à vendre la maison de notre famille maternelle. Margot, Valentin et Céleste sont, des trois petits-enfants, ceux qui le sont le plus attachés à la maison. Margot et Valentin y ont passé de longs étés tandis que leur mère, comédienne, était au festival d’Avignon. Quant à Céleste, elle y a passé ses deux premières années. Elle a fait ses premiers pas dans le salon. Elle cavalait le long du Rhône dans son youpala. Elle adore aller au marché et y retrouver toutes les odeurs qui ont accompagné sa toute petite enfance: l’huile d’olive, le thym, le romarin, le melon. Céleste rêve de vivre et de travailler en Provence.

Sur la tombe gardoise, à la demande de notre grand-mère, a été déposée une plaque en mémoire de notre grand-père, son mari, parti sans retour dans la nuit et le brouillard du camp de concentration de Mauthausen. Récemment, j’ai offert à ma mère que nous allions ensemble en Haute-Autriche mais elle a refusé catégoriquement d’entreprendre cette démarche qui a tant fait souffrir le petit frère de son père, son oncle et mon parrain. Bernard fait depuis plusieurs décennies parti des membres de l’association des déportés de Mauthausen. Quand j’ai envie de penser à mon grand-père, je fais ce que notre grand-mère faisait, je rentre dans l’église Saint-Roch où ma soeur et son mari se sont mariés (paroisse des artistes), où leurs deux enfants ont reçu le baptême et je me recueille devant les plaques déposées en souvenir de tous les déportés de France. J’aime particulièrement ce quartier: la rue Saint-Honoré, les Tuileries, le Louvre, le Conseil d’Etat, les galeries Vivienne et Richelieu et, plus que tout, le Palais-Royal.

Sur mon vélo, tandis que la pluie mouille mes cheveux et la fourrure de Fantôme, que les gouttes piquent la surface de la mare des Bernard, je repense à ces deux jours que nous venons de passer. La réunion d’éveil à la foi autour des signes incarnant le christianisme, le plaisir d’un premier déjeuner ensoleillé partagé autour de la grande table sous les canisses de la terrasse, Céleste et son papa installés dans le hamac et reprenant les maths, la SVT, l’histoire et la géographie en vue des épreuves du brevet blanc, Louis et Nathan sautant à qui mieux mieux dans le trampoline dont le filet, tout troué, a été changé, Victoire s’endormant seule sous la tente montée le samedi soir, Céleste ayant jeté l’éponge tant les oiseaux continuaient à s’en donner à coeur joie tard dans la nuit, les tulipes sorties de terre, le tapis de violettes, dans la cuisine, tandis que je préparais un lapin aux herbes, l’odeur des cendres froides montant de l’âtre de la cheminée, les moments très agréables passés avec Fanny et tous les participants du groupe de parole de l’association dédiée aux enfants à haut potentiel et un très beau film « ôtez-moi d’un doute » réalisé par Carine Dardieu dont nous avions déjà adoré le si frais « Du vent dans les mollets ».

Ma première patiente est partie, une femme délicieuse au rire flûté et aux yeux emplis de joie malicieuse et de douceur bienveillante. La pluie tombe maintenant avec conviction. Comme j’aime me sentir à l’abri dans Ar-Men et l’entendre rebondir sur le velux! Paris me manque moins. Je crois que j’ai, enfin, passé un cap. J’ai cessé de lutter contre des moulins à vent. Bien sûr, je pense à Foujita, Delacroix, Guernica, les promenades que j’aime faire avec ma soeur dans le Marais, aux Tuileries, à Montmartre, autour du Luxembourg mais la tristesse est moins vive. Au bout de vingt ans, on se fait une raison.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner

 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.