En 1997, Philippe Delerm faisait paraître chez Gallimard un tout petit ouvrage intitulé : « la première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules ». Elle avait vingt-huit ans et elle plongeait avec joie dans les trente-quatre courts chapitres de ce recueil. En refermant l’ouvrage qu’elle avait pris soin de déguster avec le même plaisir lent qu’elle cherchait dans la fonte d’un carré de chocolat noir, voire de deux, entre langue et palais, elle avait pensé qu’elle aurait adoré l’avoir écrit. Même si, n’aimant pas la bière, ni la blonde ni la brune, elle n’avait pu en savourer la première gorgée, elle trouvait que cet ouvrage pouvait toucher presque tous les lecteurs et que son auteur devait y puiser une grande joie. Si elle avait, à l’époque, enseigné le français à des collégiens, elle aurait aimé leur demander, en guise de composition, de décrire un plaisir minuscule. Elle avait aimé cette liste non exhaustive de petits bonheurs qui donnait tant de force à la minute présente et, faisait, également, revivre des délices du passé.
C’est à ce livre qu’elle pensait la veille du premier jour officiel de l’été, du jour le plus long et le plus musical de l’année. C’était mercredi. La famille dînait dehors sur la terrasse à l’ombre des canisses. Numéro un et numéro trois étaient déjà lavés et en pyjamas. Numéro deux, de son côté, répétait encore une fois sur la scène d’un grand théâtre la chorégraphie du gala de danse. Sous la table, quarante orteils dont dix vernis savouraient le plaisir de ne pas être enfermés dans des chaussures, de respirer à l’air libre, de sentir la douceur des rayons du soleil. Au dessus de leurs têtes, le ciel était d’un bleu uni que ne troublait aucun nuage malmené par les gifles du vent du nord. Les pivoines avaient perdu presque tous leurs pétales. Le vieux rosier donnerait bientôt de nouvelles fleurs au parfum de cédrat. Les chants des oiseaux n’étaient couverts par aucun bruit de tondeuse. On entendait seulement, parfois, des rires d’enfants.
Après le dîner, numéro un et numéro trois avaient sorti de la boite de numéro un les trois escargots trouvés l’après-midi, dans le jardin fabuleux de la maman d’une camarade de classe. Ils les avaient posé sur les dalles et s’étaient amusés à imaginer une sorte de course entre eux. Ils étaient beaux ces escargots. Peut-être que, quand les enfants les avaient ramassés entre rhubarbe et framboisiers, s’étaient-ils mis en route pour l’enterrement d’une feuille morte comme dans la poésie de Jacques Prévert ? Les filles avaient conçu pour eux des maisons dans des boites ayant contenu de la glace ou du sorbet. Un gros trou avait été percé dans le couvercle. Elles avaient recouvert le fond d’une couche de feuilles de scarole et avaient ajouté des pétales de rose pour la décoration. La maman les avaient rapportés dans une large boite en plastique accroché au guidon de sa bicyclette.
Quand, un peu avant vingt et une heure, elle était montée dans sa voiture pour aller chercher numéro deux, la lumière était celle qui donne aux films de Kusturica une magie incomparable, une lumière d’or. L’air était doux. Elle avait roulé la fenêtre ouverte. La petite fille était fatiguée mais ravie. Elle avait, enfin, sorti son pique-nique de son sac à dos et croqué dans son sandwich à pleines dents.
C’est toujours à ce livre de Philippe Delerm qu’elle songeait mardi dernier. Dans la salle toute en longueur, aux murs blancs, à la moquette bleu nuit, elles étaient là, les vingt-deux toiles sur le thème du voyage. Elles étaient magnifiques ! Manquaient à l’appel celles qui avaient été vendues quand le papa cherchait vraiment à vivre de son travail d’artiste-peintre et celles qu’il avait offertes à des très proches en signe de sa profonde affection à l’occasion de grands évènements. La maman était heureuse que son mari ait pris la décision d’exposer à nouveau. Il le faisait plus dans l’optique de faire des rencontres sympathiques, de réunir des amis, de partager son travail que dans celle de vendre. D’ailleurs, quand la fille de la directrice lui avait demandé s’il vendait ses toiles, il avait marqué un long temps d’arrêt. Il ne savait plus s’il serait encore capable de se séparer de ses tableaux. Depuis qu’il les a peints, ils font partie intégrante de leur univers. Ils sont le témoignage vivant de ce grand voyage autour de la terre qu’ils ont pu entreprendre voici dix ans. Chaque toile rappelle une personne rencontrée, un sol foulé. Comment voir partir le vieux couple de ladakhis à la peau aussi burinée et fripée qu’un ancien parchemin, l’éléphant carapaconné du Rajasthan, les barques en épis du Mékong, les ramasseurs de sel boliviens du salar d’Uyuni, les moines de Leh ?
Dans la salle, numéro deux, très concentré, faisait le tour des toiles. Elle tenait à la main la feuille qui indiquait le nom de chaque tableau portant un numéro sur le côté droit du cadre. Elle s’empressait de dire à qui voulait l’entendre que le tableau du vieux monsieur fabriquant une voiture de course dans des matériaux de récupération était normalement dans sa chambre. Numéro deux était impatient de le voir retrouver sa place. Elle se faisait mal à l’absence des toiles dans la maison. Elle ne voudrait surtout pas que certaines soient vendues. Ce sentiment est largement partagé par sa grande sœur. Quand il ne buvait pas du jus de fruits et n’engloutissait pas des dizaines de petits gâteaux apéritifs, numéro trois montait des kapla sur la moquette.
La maman se remémorait l’époque où, à leur retour de voyage, ils avaient posé leurs bagages dans la vieille maison gardoise et que son mari avait décidé de marcher sur les traces paternelles en endossant la grande blouse écrue d’artiste peintre. Elle se rappelait l’odeur de l’huile de lin, toutes les différentes étapes de la fabrication des matériaux. Elle aimait voir évoluer le tableau des premiers coups de pinceaux jusqu’au moment où il ne restait plus à l’artiste qu’à signer. Elle se souvenait de sa satisfaction immense quand il avait achevé une toile, de sa colère rentrée quand il souffrait sur un visage, une main et de sa joie quand il avait surmonté une difficulté technique. Les invités qui ne connaissaient pas encore le travail de peintre du papa avaient été subjugués par la lumière des tableaux. Certains étaient contents qu’on leur révèle les secrets entourant la fabrication des couleurs et des supports.
La maman de trois a longuement cherché dans l’un des nombreux coins bibliothèque de la maison le fameux petit ouvrage de Philippe Delerm. Elle ne l’a pas trouvé. Alors, de mémoire, de mémoire seulement, elle croit pouvoir dire que ses deux courts chapitres préférés portent l’un sur le bonheur ressenti à enfiler un grand pull au retour de l’automne après les grandes vacances et l’autre sur toutes les joies associées à la cueillette de mûres par un début de soirée estivale.
A la fin du mois d’août, des mûres, elle est sûre qu’ils iront en cueillir sur le bord des chemins. Elle sait qu’ils s’égratigneront les mollets sur les ronces, que les langues seront violettes et les dessous de leurs ongles, aussi. Certainement, en Corse, déjà, ils renoueront avec le goût délicieux des petits fruits noirs. Ce dont elle doute, en revanche, c’est que l’absence, cet été, d’un grand et bel anticyclone des Açores au-dessus de leurs têtes, leur donne vraiment la chance d’oublier la sensation d’un grand pull sur le dos !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner