La pendule de l’église du village marque plus de dix heures quand, enfin, ils arrivent sur la place pour la fête de la musique. C’est le premier jour de l’été. La nuit est déjà tombée. Les enfants se précipitent vers leurs amis. Les parents vont embrasser les leurs. Avant, on a dîné chez une amie qui élève seule ses trois enfants. Ce soir, elle n’avait plus que sa grande. Dans son jardin, les enfants ont arraché aux framboisiers leurs premiers fruits et déniché dans les buissons des escargots aux coquilles finement striées. Leur amie est amoureuse et, comme toutes les amoureuses du monde entier, un magnifique sourire illumine son visage, ses yeux brillent. Elle a, à nouveau, quinze ans et est portée par cette énergie qui permet de soulever des montagnes. Tout autour de la place, des tables abritées sous des tentes blanches ont été installées et des groupes discutent au-dessus d’assiettes en carton qui ont du accueillir des saucisses et des frites. Le boulanger et sa femme proposent des chouquettes. Les propriétaires du bar-tabacs ont monté un comptoir en extérieur. La bière coule à flots, les bouteilles de cidre s’envolent. Le compagnon de la fille unique des propriétaires, une enfant de la balle, une acrobate, jongleuse et, qui sait, également cracheuse de feu, est aux platines. Les filles se déchaînent sur les classiques de Boney M, Earth wind and Fire ou Gloria Gaynor. Les garçons se laissent dégringoler depuis les talus qui séparent la place de la départementale sur laquelle passent de gros camions filant rejoindre l’autoroute une demie heure plus loin. Aux poignets des filles brillent des bracelets fluorescents qui rappellent à la maman la vision presque magique d’un ver luisant aperçu un soir d’été dans un hameau du Tarn, un endroit merveilleux. De la fenêtre de sa chambre, elle surprenait le soleil se couchant derrière la montagne noire tout en écoutant les tintements des clochettes suspendues au cou des moutons. De leur côté, les garçons dont les genoux des pantalons sont tâchés d’herbe jettent à qui mieux mieux des bébés pétards par terre. Ils sont enroulés dans des petits bouts de papier blanc. Cela fait du bruit, alors ils exultent. Ce n’est pas compliqué de rendre heureux un garçon ! Parfois, les enfants poussent la lourde porte du bar-tabacs pour aller acheter des bonbons ou se ravitailler en mini pétards.
Sur la place du village, au milieu des habitants, la maman est contente de retrouver l’une des trois institutrices de maternelle des enfants, Catherine, qui a pris sa retraite l’an passé et qui est là, ce soir, pour jouer du djembé avec son groupe de musique africaine. Quand elle ne joue pas, elle danse et son corps et son cœur sont alors tout à fait africains. Tous les ans, elle part, souvent au Sénégal, vivre dans des villages pour y apprendre la musique traditionnelle. Elle a répondu à l’invitation de la fille des propriétaires qu’elle considère un peu comme la sienne, elle qui a eu trois garçons et est si heureuse de pouvoir, maintenant, s’occuper de sa première petite-fille. Quand, l’année dernière, la maman de trois s’inquiétait un peu du caractère turbulent de son fils, l’institutrice esquivait un sourire et la tranquillisait en lui rappelant que les garçons ne fonctionnent pas comme les filles, que dans une fratrie, on se construit contre les autres et que ce n’est pas toujours évident d’arriver garçon et petit dernier avec deux sœurs devant soi.
C’est à contre cœur que la maman arrache ses enfants qui s’amusent tant à l’ambiance si agréable qui règne ce soir sur la place de leur village. Les enfants protestent. Son aînée menace de ne pas la suivre. Le papa, lui, en a assez. Il est déjà assis dans la voiture et il attend que sa femme ait réussi à rassembler les enfants. Il est tallement accaparé par son travail qu’il est là sans y être. Son corps fait de la présence. Son esprit est dans son bureau, devant son ordinateur. La maman, elle, est comme ses enfants, à moins que ce ne soit ses enfants qui lui ressemblent. Elle aurait aimé rester encore, continuer à discuter et danser avec cette amie qui a retrouvé la fraîcheur de ses quinze ans ou cette autre amie qui, en mars dernier, dissimulait ses larmes derrière les verres noires de ses lunettes de soleil, alors que le car qui emmenait son unique fille et toute sa classe pour les Sables d’Olonne quittait le parking à huit heures du matin. Elle aurait aimé danser, idéalement jusqu’au lever du jour, jusqu’à l’ouverture de la boulangerie comme lorsqu’elle avait vingt ans, n’était pas maman, mais demain, leur aînée a sa reprise de poney à 9h45 et comme elle reçoit un patient à la même heure, le papa quitte la maison un peu avant avec tous les enfants. Il est minuit. Une grosse lune brille entre les nuages. Il n’a pas plu ce soir. La fête de la musique n’est pas gâchée. Les élections municipales sont en mars de l’année prochaine, mais ce soir, sur la place de leur petit village qui comptait 1932 habitants au dernier recensement régnait déjà comme un air de campagne et chaque candidat futur, en fin stratège non encore officiellement déclaré, occupait son territoire, mobilisait ses troupes, avançait ses pions.
Samedi, début de soirée, le ciel n’est pas plus menaçant que les autres soirs. Les parents de trois font monter dans la voiture l’amie de leur aînée, les deux amies de leur cadette et le benjamin qui trouve cela trop injuste que son petit copain à lui, le petit frère de l’une des amies de sa seconde sœur ne soit pas resté. Les petites filles de huit ans, élèves en classe de CE1, se sont maquillées, vernies les ongles des mains et des pieds, longuement coiffées et chacune porte, en bandoulière, un petit sac. L’aînée et son amie n’ont pas eu envie de se maquiller. On gare la voiture près du terrain de foot, là où se tient la kermesse et on se glisse dans le groupe des personnes pour la retraite aux flambeaux. Les plus jeunes portent des lampions fabriqués à l’école ou à la garderie. La nuit n’est pas encore tombée. Les bougies restent éteintes et bientôt, comme tous les ans, les enfants, las de porter les lampions, les donnent à leurs parents. On marche jusqu’au cœur du village où se trouve l’école des grands, l’école des filles. On repart en sens inverse suivant des comédiens des rues, des « croqueurs de pavé » juchés sur des échasses. On traverse le village par sa route principale et, aux fenêtres, la maman sourit à des personnes âgées que la vue de cette jeunesse attendrit autant qu’elle distraie. Les parents ne cherchent plus à savoir où sont passés les enfants. C’est impossible ! Ils courent en avant en arrière d’un ami à un autre. Avec la pluie torrentielle de mercredi après-midi, le niveau de la rivière a fortement monté. En aval, des routes secondaires ont été coupées. Des jardins sont sous les eaux. C’est une eau marron, bouillonnante, charriant des branches. Alors, on s’assure qu’aucun enfant n’a la mauvaise idée de se pencher au-dessus du pont.
L’an dernier, on avait marché d’un village à un autre en suivant la fanfare. Cette année, bizarrement, la promenade se fait sans musique. On dirait plutôt un chemin de croix ! On arrive à la kermesse. De la fumée s’élève dans le ciel depuis les barbecues. Quelques courageux ont dîné sur place. Les enfants sont à peine arrivés qu’ils se précipitent sur la piste de danse. La nuit tombe doucement et vient le moment où, dans l’obscurité, on ne voit plus les enfants. Pas de feu de la Saint-Jean, les enfants sont un peu déçus. Ils adorent voir les flammes hypnotisantes monter en direction du ciel et les braises tournoyer comme des feux follets. Le terrain était si détrempé que les stands et la buvette ont été installés sur les graviers. Seule la piste de danse est sur l’herbe. Les enfants s’amusent au tir à la carabine, font quelques tours de manège, un manège qui rappelle celui de monsieur Pierre, ce vacher pas comme les autres dont l’œuvre d’une vie est conservée à la Fabuloserie, et on repart tandis que les nuages gagnent du terrain dans le ciel et que, dans les lampions désormais allumés, la flamme des bougies vacille. Les enfants ont profité du court trajet pour gonfler des ballons. Les grandes les ont dissimulés à l’arrière du véhicule. Quand le papa ouvre le coffre, ils s’envolent. Les enfants courent après et rient follement de les entendre exploser au contact des graviers.
Minuit, la maison, lentement, va s’endormir. A l’étage, trois petites filles sont couchées les unes à côté des autres sur le canapé déplié. Les deux plus grandes ont investi le lit de la chambre d’amis. Au rez de chaussée, le petit garçon a fermé les yeux tout de suite après avoir posé sa tête sur l’oreiller. Dans son cuir chevelu, les deux agrafes ont laissé une belle cicatrice. Sucrette, le poisson rouge, ne tourne plus dans son bocal et Fantôme, la grosse boule de poils s’est laissée choir sur le damier noir et banc, le long de la porte qui sépare la cuisine de l’entrée.
Dimanche matin, quand le papa monte demander aux filles ce qu’elles aimeraient qu’il leur rapporte de la boulangerie et avant qu’elles ne répondent toutes en chœur « un pain au chocolat », il les trouve toutes les cinq allongées dans le canapé riant ou pleurant devant les aventures du chien « Beethoven ». Avant de repartir pour la seconde partie de la kermesse, on laisse passer une grosse averse. Les rosiers ont perdu toutes leurs fleurs. Les pivoines n’ont pas résisté à la tempête de mercredi.La maman emporte le gâteau pour la buvette, le chapeau melon et le k way pour la danse du benjamin. On est à peine arrivés, les enfants n’ont pas commencé leur spectacle que leur aînée marche vers elle, triomphante, avec une belle truite qu’elle a pêchée moyennant trois jetons. Sanguinolente dans son sac en plastique, elle l’a tend à sa mère qui, au lieu de la féliciter et de lui dire que se sera un bonheur de la faire griller sur le barbecue pour le dîner, la gronde en lui reprochant de ne pas avoir attendu la fin de la kermesse pour aller pêcher. L’an dernier, la truite a été jetée après avoir mariné trois heures dans son sac à température ambiante. Bien sûr, ce n’était pas le même temps, la température flirtait avec les 32 degrés quand le thermomètre atteint, en se mettant sur le bout des pieds, les 15 degrés ! Un monsieur vole au secours de la petite fille et lui propose de garder au frais la truite. La maman regrette sa réaction et le dit à sa grande fille qui lui sourit avant de repartir vers un autre stand.
Le spectacle des enfants démarre avec retard. L’institutrice de la classe de leur fils a été inspirée par la météo. Elle fait évoluer les garçons sur la si célèbre « i’m singing in the rain » de la comédie musicale « chantons sous la pluie ». Pour que les enfants retiennent mieux leur chorégraphie, elle leur a montré des extraits du film. C’est très touchant de voir les enfants retirer leur chapeau, ouvrir largement leurs bras et tourner leur visage en direction du ciel avec un grand sourire. Au moment même où les enfants déplient leur parapluie, la pluie se met à tomber avec violence et, assez vite, parents et grands-parents, oncles et tantes, parrains et marraines, frères et sœurs sont trempés comme des juilletistes en vacances, au hasard, sur la côte de granite rose ! Les petites filles de la classe, habillées en vahiné, rejoignent sur la scène les petits Gene Kelly. Pierrette, la fidèle assistante de Véronique la maîtresse, a fabriqué des fleurs de Tiaré dans du papier crépon.
Quand le spectacle est terminé, la maman de trois va rejoindre le premier des trois stands dont elle va s’occuper avec une autre personne jusqu’à la fin de la journée. Elle passe du manège aux jeux en bois et des jeux en bois à la pêche aux canards. Comme à chaque fois depuis sept ans, elle a beaucoup de plaisir à voir les enfants s’amuser et, le jeu fini, farfouiller dans la grande caisse en plastique pour en sortir un cadeau. Les kermesses sont à l’image de la mode : chaque année, un objet sort du lot. Un objet est « tendance » et tous les enfants le veulent. Le pistolet à eau est un classique, surtout quand il fait chaud. L’an passé, les enfants voulaient tous de la pâte à prouts qui, à force d’être malaxée, devient gluante et peut donner des allergies. Cette fois-ci, ils désiraient tous des tatouages ! Tenir un stand, c’est aussi l’occasion de bavarder avec un parent qu’on ne voit jamais qu’en coup de vent ou de sympathiser avec un autre qu’on ne connaissait pas. Cette année, un visage lui manque, celui d’une maman partie rejoindre avec deux de ses trois garçons son mari en mission à Tahiti. Au chapitre de la féminité assumée du lobe des oreilles jusqu’aux orteils, personne n’a pu la remplacer! Elles s’étaient promis, un jour, d’aller danser sans les maris. Elles n’ont pas réussi à le faire.
Vers quatre heures, le papa de trois jette l’éponge. Il repart avec leur fils mais il laisse les filles qui jouent avec leurs amies et les deux truites (maintenant, elles sont deux ! Qui a pêché la seconde ? Elle ne le sait pas !). Parfois, les filles la rejoignent sur un stand et la remplacent. A la buvette, comme souvent, et malgré le temps automnal, les glaces à l’eau fonctionnent mieux que tous ces fondants au chocolat, clafoutis aux cerises, quatre-quart que des mamans ont faits avec tendresse et qui ont eux-mêmes plus de succès que ces gâteaux industriels qui sont offerts en goûter aux enfants avec une brique de jus de fruits.
Quand la maman quitte la kermesse, l’accès aux stands est barré par des barrières, les pots contenant tous les jetons et tickets ont été rapportés à la caisse centrale, l’oie ou le jars (comment les distinguer ?) dont il fallait deviner le poids pour gagner un cadeau tourne en rond dans sa cage, les deux truites semblent encore comestibles et les filles ont, dans les mains, tous les objets gagnés. On offre à un couple d’amis de venir prendre un apéritif à la maison. Les enfants sont ravis. La fête continue! Dans l’angle d’un stand, la maman a oublié son parapluie, un parapluie mauve, très Marry Poppins. Elle espère le retrouver. Ce matin, en ouvrant les volets de leur chambre sur un ciel maniaco-dépressif, elle sourit à la vue des bouts de ballons de toutes les couleurs qui sont restés dans les graviers.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner