Chronique en forme de double hélice génétique

poulailler.jpgDans certaines circonstances, une maman s’interroge et cherche à percer le mystère des comportements de ses enfants. Que ses deux filles et son fils se chamaillent, perdent patience en voiture, oublient une fois sur deux les « merci » et les « s’il te plaît », fassent sauvagement irruption dans la chambre parentale le samedi matin,  à sept heures, soient globalement impatients, abandonnent, en boule informe, leurs vêtements sur le parquet avant de sauter dans l’eau de la baignoire, se plaisent à transformer les abords en bois exotique de cette dernière en plage de piscine, prennent plaisir à faire apparaître canards et lapins, dans la buée des fenêtres de la salle de bains qui venaient juste d’être rendues à leur transparence originelle, renversent leurs verres de jus d’orange sur la table du petit-déjeuner, snobent ses soupes aux cinq légumes tendrement préparées, dévident consciencieusement des mètres de papier toilette (numéro trois), transforment la maison en poulailler après avoir ramassé des épis de maïs dans les champs environnants, tout cela, elle arrive à le comprendre.buée.jpg

 

En revanche, elle se perd en conjectures quand, par exemple, elle est contrainte de conduire chez le médecin les trois enfants en même temps et que ces derniers se comportent comme des sauvageons. L’avant-dernière fois, c’était à la mi-août. Numéro deux souffrait d’une grosse sinusite et personne ne pouvait garder numéro un et numéro trois. Elle avait obtenu un rendez-vous chez un médecin qu’elle ne connaissait pas. Au téléphone, la secrétaire l’avait prévenue : l’attente serait longue. Alors, elle avait glissé sous la poussette de quoi tenir le siège : des livres et une voiture pour numéro trois, des carnets de silhouettes féminines stylisées à habiller à l’aide d’auto-collants pour numéro un et numéro deux.

 

gard rhodanien.jpgQuand, à dix heures, ils avaient franchi la porte du cabinet médical, trois hommes et une femme attendaient déjà. Ils avaient dit bonjour et avaient pris place sur des chaises très peu confortables disposées autour de la pièce aux murs bleu ciel. Ca sentait le renfermé, la sueur et les maladies. Les quatre médecins, réunis en association, avaient abandonné la ruelle obscure de leur ancien cabinet pour venir s’installer non loin de la gare de voyageurs, aujourd’hui désaffectée. Elle se rappelait que sa mère lui avait plusieurs fois raconté comment, après la seconde guerre mondiale, elle quittait, avec ses grands-parents et sa propre mère, la gare de Lyon à Paris à sept heures le matin pour arriver dans une petite ville gardoise douze heures plus tard. Ils y passaient toutes les grandes vacances. Très digne et toujours élégant, son grand-père, vêtu de blanc, portait sur sa tête leur valise.

janson de sailly.jpgLa nouvelle de leur arrivée se répandait vite dans la petite ville, vite comme une feuille de platane balayée, au cœur de l’hiver, d’un bout à l’autre des allées, par la gifle froide du Mistral. Monsieur C, l’enfant du pays, ayant quitté son Gard rhodanien pour embrasser la carrière de proviseur de lycée, retrouvait ses racines. C’est ici que ses deux frères et lui étaient venus au monde. C’est ici qu’il se rappelait avoir vu son père, confiseur, confectionner chocolats et pralines sur une plaque en marbre avant de les acheminer jusqu’en Hollande. C’est ici aussi qu’il avait été, dans les moments de surchauffe commerciale, réquisitionné par son père pour découper des kilomètres de berlingotsdonzère.JPG. Il les découpait au dernier étage de la maison, dans une chambre qui deviendrait celle l’une de ses arrière-petites filles. C’est ici que son pauvre papa avait appris la mort d’Auguste, son troisième et plus jeune fils, tombé aux Dardanelles, en 1917. Avant de mourir prématurément, il allait noyer son chagrin dans les eaux tumultueuses d’un Rhône en pleine majesté, d’un Rhône à la liberté faussement domptée en 1947.

Monsieur le Proviseur et sa famille traversaient la place cernée par les terrasses des cafés. Parfois, d’anciens élèves en classes préparatoires à Sceaux ou à Paris venaient le saluer et lui redire les merveilleux souvenirs qu’ils gardaient de leur séjour à Lakanal, à Carnot ou bien à Janson de Sailly. Un peu en retrait, sa femme, agrégée d’Allemand, à une époque où le nombre de jupons dans les gradins des amphithéâtres hexagonaux se contaient sur les doigts des apôtres, ne perdait rien des lauriers tressés au-dessus de la tête de son mari. Il suffisait qu’elle émette un imperceptible petit bruit d’arrière-gorge pour que la conversation s’interrompe. Ils descendaient la Grand-rue, devenue la rue Joliot-Curie. A cette heure, tous les commerces étaient fermés et les vieilles dames ne prenaient plus le frais, devant les portes des maisons, assises sur des chaises en paille. Fourbus, ils arrivaient enfin devant la maison aux volets clos. La petite fille levait les yeux et admirait les vols des hirondelles. Elle tenait la main de sa maman, toujours si émue de revenir là où elle avait passé tant de vacances et avait mis au monde son unique fille, à l’âge de vingt-deux ans, en août 1940. Le grand-père glissait la clef dans la serrure. La porte résistait un peu. Les gonds avaient dû jouer. Inhabitée de très longs mois, la maison sentait bon la poussière et les toiles d’araignée.

 

les malheurs de sophie.jpgAlors que la maman se repassait le film d’une des grosses branches de son chêne généalogique, les filles avaient préféré se mettre par terre. Elles prétendaient y être mieux pour jouer les stylistes en herbe. Numéro trois, sur ses genoux, déchiquetait une grande feuille de papier trouvée dans le sac maternel. Il riait à la vue de tous les petits bouts de papier tombant sur le sol. Un patient était sorti du cabinet. Le médecin faisait entrer la dame. Après trois semaines de vacances, il reprenait son travail ce matin et semblait déjà fatigué. Les filles, de leur côté, en avaient eu assez de coller des jupes et des bijoux. Elles avaient alors décidé de jouer avec la poussette. Numéro deux s’asseyait et numéro un la poussait, en équilibre sur deux roues. Elles éclataient de rire. Les messieurs souriaient. Ils étaient la compréhension même. La maman s’efforçait de les canaliser, à défaut de les transformer en petites filles modèles. Sophie ne serait jamais Madeleine et,
en même temps, Sophie n’était-elle pas infiniment plus attachante que sa cousine Madeleine ?

 

ethique médicale.jpgComme le lait est à un cheveu de déborder de la casserole, le petit garçon avait une folle envie d’aller aux toilettes. Dans sa précipitation, il avait légèrement mouillé le haut de son caleçon. C’était le drame ! Il pleurait à chaudes larmes et exigeait un caleçon sec. Comme la maman était terriblement négligente, elle n’avait pas de caleçon de rechange pris en sandwich, dans son sac, entre son porte-feuilles et son carnet de notes ! Faute de mieux, la maman avait fait diversion en invitant son fils à se laver les mains avec le savon liquide parfumé à la fleur de tiaré. Bien sûr, les filles, en entendant pleurer leur frère, s’étaient précipitées et avaient eu envie, elles aussi, de se laver les mains. Toute la famille était donc réunie dans les toilettes quand le médecin raccompagnait le deuxième patient et invitait le troisième à pénétrer. Dans la salle d’attente, ils n’étaient plus que six. Elle songeait aux dix petits nègres et, par un détour original, à l’ethymologie du mot « patient », apprise l’année du DEA, en cours d’éthique médicale. Le mot patient vient du latin « patiens », participe présent du verbe patior signifiant « souffrir », « supporter ». Ce matin-là, même si ce n’était pas elle dont les sinus étaient infectés et la toux délicieusement grasse, elle se sentait vraiment dans la peau de la patiente !

 

francoise-dolto.jpgNuméro trois avait repéré une grosse boîte de légos laissée là pour les petits enfants. Ses sœurs l’entouraient. Il avait commencé par renverser tout le contenu de la boîte et, maintenant, s’amusait à détruire les constructions des filles à grands coups de pieds. Numéro un trouvait cela drôle mais numéro deux se révoltait. Le ton montait entre numéro deux et numéro trois. La maman perdait d’autant plus patience qu’elle voyait bien quelles conclusions des personnes extérieures pourraient tirer du comportement de sa progéniture. Ces enfants devaient forcément avoir des parents totalement laxistes, pire des parents copains, des parents n’ayant absolument rien compris à la pensée de Dolto, des parents ayant opté pour un mode de vie commnautaire, quelque part sur les hauts plateaux ardéchois. Ces enfants devaient pousser, sans tuteur, telles des herbes folles. nos_jours_heureux_m6_interactions.jpgEt pourtant ! Ces deux petites filles et ce petit garçon débordant de joie de vivre, d’énergie et épris de liberté étaient élevés selon un mode éducatif, revu et corrigé, assez « old England» par des parents farouchement individualistes, ayant détesté, enfants, les rassemblements scouts et autres colonies de vacances ; des parents ne supportant pas que leurs enfants se donnent en spectacle et deviennent une source de nuisance pour les autres ; des parents ayant donc abandonné durablement toute possibilité de voyager par le train.

 

dna_1.jpgAlors, franchement, la maman ne comprenait pas pourquoi ses enfants pouvaient, de la sorte, se transformer en électrons libres. Et puis, tout d’un coup, elle s’était rappelée le discours, plein d’humour et d’amour que sa mère avait écrit et prononcé le soir de son mariage. La maman qui, ce soir-là, remplaçait, à la demande expresse de sa fille, dans cet exercice auquel elle n’était pas du tout rompue, son mari mort depuis deux mois, s’adressait à son tout nouveau gendre. Elle lui expliquait ce qui l’attendrait le jour où sa femme et lui se décideraient à fonder une famille. Elle revenait sur les plus incroyables bêtises nées dans l’esprit hautement imaginatif de sa fille, enfant. (Les dites-bêtises seront passées sous silence de peur de donner des idées à certains!). Son gendre souriait sans prendre, ce soir-là, toute la mesure de ce qu’avoir des enfants avec une femme hors cadre impliquait réellement. Ceci dit, il était sans doute préféférable qu’il ne le sache pas!

 

docteur_patch.jpgTout s’éclairait ! Il n’était pas nécessaire de douter de son modèle éducatif, de passer par une remise en question radicale de sa manière d’être mère. Non ! Il suffisait d’assumer la chair de sa chair, sa double hélice génétique, tout en maintenant le cap. Le médecin venait de faire entrer le dernier patient. La prochaine fois que la porte s’ouvrirait, ce serait leur tour. Comme toujours, numéro trois voudrait tout voir, tout comprendre. Numéro deux s’exécuterait de bonne grâce. Numéro trois serait en colère car on ne l’aurait pas examiné et on ne lui aurait pas prescrit d’antibiotique au  bon goût chimique de banane ! Rassérénée, se souvenant aussi combien les enfants trop lisses, trop calmes, bref, les enfants parfaits l’effrayaient avant qu’elle ne devienne mère, il ne lui restait plus qu’à demander à son trio de ramasser légos et bouts de papier !

 

Anne-Lorraine Guillou-Brunner