Les grandes vacances semblaient devoir durer toujours. Les nuits sous la tente, en famille, dans les Cévennes ou les Causses ou, avec les amis, dans le jardin de la maison n’avoir jamais de fin. Il ferait beau et chaud tous les jours. Les jours resteraient plus longs que les nuits. Etendus dans l’herbe, on compterait encore et encore les étoiles filantes dans un ciel d’août béni par les dieux. Les nouveaux cartables seraient déjà là et les fournitures scolaires bien rangées à l’intérieur, mais on n’y penserait pas, sauf pour jouer à l’école : « je serai la maîtresse et vous serez les élèves » déciderait Céleste depuis le petit salon de la bonne et vieille maison de famille, dans le Gard rhodanien. « Victoire, au tableau ! Louis, récite-moi ta poésie ! ». Les plus jeunes se prêteraient au jeu et la maman penserait qu’une partie du contenu des trousses aurait disparu avant le premier vrai jour d’école. Les mûres seraient gorgées de soleil. On aurait la langue, les dents et les ongles violets. Les hirondelles résisteraient aux chants des sirènes africaines. On se tacherait les doigts avec le brou de noix. On garderait les marques des maillots sur des peaux caramélisées par le soleil, des reflets d’or dans les cheveux. On continuerait de se baigner. La vase n’envahirait pas l’eau de la piscine. Les températures ne chuteraient pas. Dans les champs, le colza ne serait pas déjà semé. Le Moyen-Orient ne serait pas à feu et à sang. La Hongrie n’envisagerait pas d’édifier un mur pour arrêter la vague migratoire. Sous le tunnel de la Manche, des mineurs isolés ne tenteraient pas la traversée. Les vagues de la Méditerranée ne rouleraient pas les corps sans vie de petits êtres que leurs parents voulaient à tout prix sauver de la barbarie.
Et puis, sur le calendrier des postes, août s’en est allé. La date du premier septembre s’affiche. Le jour de la rentrée est là. Il balaie toutes nos espérances. On ne peut plus se défiler ! Certains ont mal dormi. D’autres ne pensent qu’à leurs copains qu’ils vont retrouver. Hier, Victoire avait installé ses vêtements sur le radiateur froid de la salle de bains et sorti sur la table de la cuisine ce qu’elle prendrait pour le petit déjeuner. Céleste avait décidé d’accompagner sa sœur et son frère. Elle y retrouverait une de ses amies. Les plus grands ne rentrent que demain matin. Depuis quelques années, les élèves de sixième ont le collège pour eux tous seuls le premier jour de la rentrée. Les élèves de seconde, eux, ont le lycée pour eux le temps d’une matinée.
Le trio quitte la chaleur du lit sans problème. Comme toujours, on slalome entre les playmobils, les livres et les peluches et les filles sont en quête de barrettes et de chouchous. Chacun retrouve ses habitudes autour de la table du petit déjeuner. De petits doigts grappillent le raisin blanc. Dans la nuit, la pluie est venue frapper avec vigueur les velux à l’étage. Les éclairs déchiraient le ciel. Ce matin, il pleut fort. C’est notre première rentrée sous la pluie. Par tradition, il fait très beau et chaud le premier jour de l’école. Avant de quitter la maison, Louis glisse un sac de billes dans son cartable. On arrive devant les grilles de l’école. Déjà, monsieur le Maire et deux familles. Monsieur le Maire est habillé tout en noir et il s’abrite de la pluie sous un parapluie noir. Je ne sais pas pourquoi, dans mon esprit, Pierre Richard s’invite en grand blond avec une chaussure noire ! Les enfants et leurs familles se massent sous le petit auvent. Les enfants nous ont vite laissés pour retrouver leurs amis. On s’embrasse. On se salue. On échange des souvenirs de vacances.
Madame la Directrice, entourée par les institutrices, quelques élus et les personnes qui encadrent les enfants à la cantine, à la garderie et pendant les T.A.P (temps d’activités périscolaires), prend la parole. Elle fait le traditionnel petit discours d’accueil à l’adresse des parents et des élèves et présente l ‘équipe au complet. Elle ne porte pas la robe de Mireille Darc dans « le grand blond avec une chaussure noire », cette robe noire dont le décolleté dans le dos plongeait vertigineusement jusqu’à la naissance des fesses. La pluie ruisselle sur ses cheveux. A mes côtés, Stéphane se penche vers moi et me glisse : « un des élus pourrait penser à l’abriter de la pluie ». Personne n’y songe ! Je sais qu’elle a une ascendance bretonne. Je me dis que la pluie ne la dérange pas ou qu’un parapluie la dissimulerait à la vue de l’assemblée. Sans sourciller, avec l’aplomb d’un militaire sous le soleil du défilé du 14 juillet, elle procède à l’appel des classes. La pluie redouble. Elle pénètre les vêtements. Les enfants rejoignent les classes avec leur nouvelle maîtresse. Les enfants qui sont restés dans l’autre école en CE1 et n’arrivent que pour le CE2 semblent un peu perdus. Leurs parents aussi. L’atmosphère est assez différente. La pluie n’arrange rien ! Collée contre son papa, une petite fille pleure en silence.
Alors que nous marchons en direction de la voiture avec Céleste et son amie, mon esprit et mon cœur reviennent à tous ces enfants jetés sur les routes, dans des camions, sur des bateaux de fortune avec leurs parents et leurs maigres affaires. Je songe à tous ceux qui passent les frontières de la Hongrie, de la Macédoine, à ceux qui empruntent le tunnel sous la Manche pour gagner une Angleterre qui se replie de plus en plus sur elle-même. Je pense à tous ces enfants qui ne feront pas leur rentrée à l’école et dont les images des corps inertes ont fait le tour du monde. Je pense aussi à ceux qui sont scolarisés chez nous et dont les parents n’ont toujours pas de papiers. Ces enfants qui ont commencé à s’enraciner en France vivent tous les jours avec la peur au ventre, la peur que leurs parents soient arrêtés et que toute la famille soit obligée de repartir en Azerbaïdjan, en Syrie ou en Lybie.
Je pense que l’Occident qui, de la grande époque de la découverte des Amériques jusqu’à la barbarie nazie, a fait disparaître des millions d’individus pourrait faire en sorte d’accueillir dans la dignité des hommes, des femmes et des enfants tous victimes, à l’heure actuelle, des conséquences de la fin de guerre du Golfe avec la chute de Saddam Hussein, des guerres civiles et de la folie de dictateurs et de chefs qui n’ont absolument rien de religieux. La veille de la rentrée, tout à fait par hasard, j’ai entendu le photographe iranien, Reza, dans une émission à la télévision. On peut, le long des quais de la Seine, en face du musée d’Orsay, admirer ses photos. Reza est un homme merveilleux. J’ai pu prendre la mesure de sa générosité lors d’un colloque au Sénat autour du thème de l’islam des lumières. Sans porter de jugement, Reza a donné des chiffres s’agissant de l’accueil des migrants ou des réfugiés. Quand le Liban a actuellement un million et demi de réfugiés sur son sol pour une population locale d’un peu plus de quatre millions d’habitants, l’Europe qui compte 514 millions d’individus se proposait en mai d’en accueillir 20 000 et deux ans ! A la fin de l’année, la République fédérale d’Allemagne aura enregistré 800 000 demandes d’asile.
Puisque nous sommes tous de vulgaires pièces que les grands de ce monde manipulent à loisir au gré de leurs intérêts, nous serions bien inspirés de nous entraider davantage. Ici, au milieu du colza et du maïs, mon action ne peut être que financière. Bien sûr, je peux écrire pour dénoncer ce que je vois mais je ne suis pas sur le terrain. Mon soutien est moral, mon aide strictement matérielle. Un de nos amis, guide de haute-montagne, ancien médecin urgentiste de l’hôpital de Briançon, prospecte pour offrir ses compétences aux migrants qui débarquent en Italie. Son initiative me touche énormément. Si je pouvais, je partirais aussi. Mais, contrairement à moi, Pierre est arrivé à un moment de sa vie où il peut, en toute indépendance, l’organiser comme il l’entend.
Nicolas Sarkozy avait dit qu’il rêvait de la présidence de la République pas seulement lorsqu’il se rasait devant sa glace. Pour moi, c’est la même chose. Il ne m’est pas possible de rester indifférente à ce qui se passe autour de moi, juste à côté de moi ou à des milliers de kilomètres, de ne pas y penser. Alors, à la campagne, depuis mon cabinet dont les fenêtres s’ouvrent sur des champs bordés de forêts, je me concentre sur ce qu’il est en mon pouvoir de faire : accueillir sans compter les heures des êtres souvent dans une grande détresse morale et ayant, parfois, de très faibles revenus et, quand je ne travaille pas, ne jamais fermer mes yeux, mes oreilles et mon cœur à ceux qui ont besoin qu’on les regarde, qu’on les écoute et qu’on les aime. Bien sûr, il y a eu le modèle parental associé à la génétique. L’insula paternelle était supra développée. L’insula est cette partie du cortex qui sert d’interface entre la douleur et l’empathie. Quand cette petite île du cerveau est très développée, elle permet au sujet de vraiment ressentir l’autre et de le comprendre sans avoir pour autant déjà traversé les mêmes douleurs que lui. C’est ainsi que, dès l’enfance, j’ai ressenti les souffrances des gens qui m’entouraient, les proches et les étrangers. Avec les années, j’ai appris à vivre avec ce don, car, je le considère comme tel. Un don merveilleux qui lorsqu’il n’est pas canalisé génère d’immenses souffrances.
Ce soir, les enfants rentreront, heureux. Ils auront retrouvé leurs amis, leur univers. Ils me tendront des cahiers à signer, des feuilles à remplir, de nouveaux emplois du temps. Je suspendrai avec des pinces à linge toute sorte de documents sur le fil tendu au-dessus de l’évier de la cuisine. Ma tête devra enregistrer un nombre incroyable d’informations délivrées par deux enfants en même temps. Surtout, je serai heureuse de les entendre me lire leur poésie de rentrée : « le jour de la rentrée » de Gwenaëlle Boulet pour Louis en CE2 et, pour Victoire, en CM2, « écolier dans la lune » d’Alain Baudet. La nuit déjà bien avancée, dans mon lit, espérant que notre aînée, demain, sera avec ses meilleures amies en classe de 5ième , je fermerai les yeux en essayant de me rappeler les vers de « l’école » de Maurice Carême. Jaloux, Jacques Prévert, mon second père, s’amusera à venir glisser quelques escargots partis à l’enterrement d’une feuille morte, une « page d’écriture » et son tendre « cancre » dans mes souvenirs de poésie d’enfance.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
L’école était au bord du monde,
L’école était au bord du temps.
Au dedans, c’était plein de rondes ;
Au dehors, plein de pigeons blancs.
On y racontait des histoires
Si merveilleuses qu’aujourd’hui,
Dès que je commence à y croire,
Je ne sais plus bien où j’en suis.
Des fleurs y grimpaient aux fenêtres
Comme on n’en trouve nulle part,
Et, dans la cour gonflée de hêtres,
Il pleuvait de l’or en miroirs.
Sur les tableaux d’un noir profond,
Voguaient de grandes majuscules
Où, de l’aube au soir, nous glissions
Vers de nouvelles péninsules.
L’école était au bord du monde,
L’école était au bord du temps.
Ah ! que n’y suis-je encor dedans
Pour voir, au dehors, les colombes !
Maurice Carême
magnifique tu m as fait pleurer a bientot je t aime
Merci Maman! Moi aussi, je t’aime! Ta « grande » fille