La pluie s’invite à nouveau dans leur ciel. Elle écoute un morceau de Stacey Kent « one note Samba ». Il est minuit et demi à Los Angeles, 15h35 à Manille, 3h35 à Fort-de-France et 20h35 à Auckland. Au bout des branches du sapin, elle n’a pas encore vu ces jeunes pousses d’un vert si tendre qu’il faut qu’elle se fasse violence pour ne pas les croquer. Sous le petit auvent de la porte d’entrée, un couple de tourterelles a fait son nid. Les tulipes poussent leurs têtes jaunes à côté du prunus dont les fleurs s’envolent. Les jacinthes sont sorties. Une rose a fleuri sur le pied le plus ancien. Celui qui donne les roses au parfum le plus merveilleux qu’elle connaisse. Traditionnellement, elle en apporte à l’une des anciennes institutrices des enfants, quelques jours après la rentrée des classes, le jour de son anniversaire.
Hier, elle a pensé à elle et à sa fidèle assistante. A 7h45, les parents et les enfants de la classe de grande section de maternelle étaient réunis sur le parking de l’école. L’heure du premier départ loin des siens avait sonné. Les enfants allaient prendre place dans un autocar pour gagner la Vendée, les sables d’Olonne. Dans le lot, un petit garçon ne voulait pas partir. Ses parents et son frère lui avaient tous dit que ce séjour serait génial, qu’il vivrait plein de choses et reviendrait heureux avec tout un album de souvenirs mais, la veille, dans son lit, il pleurait et sa maman avait le cœur lourd comme toutes les mamans qui font face au chagrin de leurs enfants et ce, à tous les âges de la vie.
Hier, elle n’avait plus d’enfant qui partait. Les trois avaient déjà vécu cette expérience. La dernière fois, pour elle, c’était l’an passé et c’était son dernier enfant, son fils, qui s’en allait. Le petit bonhomme était parti heureux, pressé même de monter dans le car et de s’installer à côté d’un de ses camarades. Au troisième départ, la maman se sentait comme une vieille baroudeuse et, en même temps, ce départ résonnait en elle d’une manière singulière car ce serait le dernier. Elle savait déjà, par le menu, toutes les étapes du séjour : la pêche à marée basse, la visite d’un aquarium, du port de pêche et de plaisance, la bataille contre la mer qui monte vite, les bottes qui prennent l’eau, les rires et les cris des enfants, les photos floues prises avec les appareils jetables, le buffet dégustation fruits de mer, les mines horrifiées de certains découvrant des huîtres et des bulots, la boum la veille du départ et, parfois, un chagrin étouffé dans un oreiller en serrant fort ce doudou qui sent fort la maison, les câlins des mamans, des papas et les rires des frères et des sœurs.
Le samedi de l’année dernière, quand ils avaient été accueillir les enfants à la descente du car, le benjamin s’était avancé vers elle et avait dit « maman » en se serrant très fort dans ses bras. A cet instant précis, il prenait la mesure du manque. On avait partagé un goûter apéritif gentiment offert par l’APE et tous les parents avaient pu échanger avec la maîtresse et son assistante. Après une petite semaine à veiller sur une classe entière d’enfants encore très jeunes, on est légitimement fatigué, très fatigué et le retour avait ressemblé à une douche écossaise. La maîtresse était remontée contre leur fils. Leur benjamin n’avait pas écouté grand chose. Il avait été globalement dissipé et, pour faire bonne mesure, le matin du départ, après avoir consciencieusement rangé toutes ses affaires dans sa valise, que les valises avaient été chargées dans la soute de l’autocar, que les enfants étaient prêts à prendre place, il n’avait pas son manteau. Forcément, le manteau, il l’avait rangé dans sa valise. Il n’avait pas écouté les instructions. La maman ne doutait pas qu’il avait cru bien faire en mettant vraiment tout dans sa valise mais, par sa faute à lui, le départ avait été différé d’une bonne demie heure car sa valise était (et c’est toujours comme ça) la première a avoir été glissée dans la soute !
Dimanche, quand son mari et elle avaient ouvert les yeux, cinq enfants sommeillaient encore après une soirée pleine de gaieté et de couleurs passée sous le signe du Vietnam. Une amie, maman d’un petit garçon, au sang mêlé de Bretagne, Vietnam, Cambodge et Chine était arrivée avec des nems croustillants, des rouleaux de printemps, des branches de menthe et des feuilles de batavia grandes comme des oreilles d’éléphanteau. Une autre amie, maman de trois, avait passé la porte d’entrée avec un plateau contenant un gâteau au chocolat fondant et un cheese-cake accompagné d’un coulis de fraises maison. La pina colada aidant, on avait beaucoup ri tout en se délectant de bonnes choses. On était montés s’installer dans le grand canapé de la mezzanine et le papa amoureux des voyages avait projeté les diapositives de ses deux séjours au Vietnam remontant à vingt-cinq ans.
Les photos étaient magnifiques. La maman de trois n’en avait jamais vues qu’une infime partie tant les photographes portent un œil sévère sur leur travail et ne sélectionnent que celles qu’ils estiment dignes d’être partagées. Les enfants étaient heureux de découvrir ce pays, les quatre plus jeunes car les filles, elles, préféraient suivre « the voice ». Un petit garçon, en particulier, était heureux de voir son papi et sa mamie, un papi souvent facétieux et une mamie qui ressemblait à une étudiante en histoire de l’art (ce qu’elle avait été) quand elle observait de près une magnifique porte en bois sculptée. La maman dont le fromager généalogique plonge ses racines profondes dans la terre rouge et humide de l’Asie du Sud-Est commentait tous les fruits, les légumes et les herbes des étals des marchés.
Dimanche, après le petit-déjeuner, il avait été décidé qu’on marcherait jusqu’au bureau de vote à pied. Trois filles étaient parties sur les vélos et les garçons, eux, avaient suivi à pied. L’un tenait dans sa main une sorte d’arme tout droit sortie de la guerre des étoiles et le second un sabre laser. Fantôme, le berger australien allait et venait des cyclistes aux marcheurs veillant à ce qu’aucune de ses brebis ne s’égare. On avait marché sur le chemin de l’école, le chemin rigolo, le chemin caillouteux que la maman aimait emprunter avec les enfants quand elle avait encore sa vieille golf. Les enfants adoraient être secoués dans la voiture. C’est par ce chemin qu’elle les avait conduits à l’école le jour du départ en classe de découverte en Vendée ou dans le Morbihan pour les deux plus jeunes et à Combloux, pour son aînée qui était la seule qui aura eu la chance de vivre deux séjours longue durée pendant ses années d’école.
En arrivant à la mairie, les enfants avaient été s’installer sous un auvent et les parents étaient entrés dans le bureau de vote numéro deux. Une de leurs amies était là. Elle vérifiait les cartes avant que le bulletin ne soit glissé dans l’urne. Pour la première fois, la maman votait pour une voisine. Dans leur petite commune de 1926 habitants au 1er janvier 2013, trois listes étaient représentées et, sur les trois listes, elle a des amis chers, des personnes dont elle sait le degré d’engagement citoyen et l’envie d’œuvrer pour le bien-être de tous. La plupart d’entre eux était là pour les trois jours de scorpionnade, ensemble, et elle en était heureuse. Un jour, quand elle aura assez de disponibilité, que ses projets auront abouti et sachant qu’ici elle n’aura pas, à portée de main, une grand-mère, une mamie pouvant la remplacer, parfois au pied levé, auprès des enfants et avec un mari appelé à voyager au loin, elle s’engagera. L’engagement citoyen, l’intérêt porté à l’autre, ce sont des vertus cardinales dans sa famille, une famille dans laquelle « on ne roule pas pour soi », mais pour les autres et où le « pour soi » se satisfait de l’image valorisante que l’on a de soi, le soir venu, quand on se couche d’avoir la journée pensé aux autres. Pour l’heure, il faut encore travailler pour consolider son activité, aller au bout de la Maison des Femmes, écrire son roman, faire des crêpes pour les manifestations de l’APE, suivre la mise en route de la réforme des rythmes scolaires en tant qu’élue des parents d’élève et voir grandir ses enfants.
« A voté ». Voilà, c’est fait ! On rentre. Les filles font la course en tête. Les garçons courent derrière elles. Fantôme s’en donne à coeur joie. La maman a hérité du sabre laser, d’une énorme pierre, d’un bouquet de pâquerettes, de papiers de bonbons et du pain pour le déjeuner. Le papa marche à ses côtés. Il se moque d’elle avec sa pierre et son sabre laser. Elle sourit. Marcher sans rien porter, le nez au vent, cela fait longtemps qu’elle ne sait plus trop ce que c’est et, en réalité, elle aime bien porter !
Anne-Lorraine Guillou-Brunner