Il en va de la vraie liberté comme du bonheur et de l’amour. Ces trois capacités humaines requièrent persévérance et volonté, travail et remise en question. En général, leur prix est élevé et les raisons de renoncer à les atteindre ou les motifs de se complaire dans le chagrin, les échecs, une forme de dépendance, voire la croyance en une naissance sous une mauvaise étoile, nombreux.
Les cérémonies commémoratives de la fin des deux guerres mondiales que l’histoire contemporaine a traversées sont là pour nous rappeler, justement, le prix de la liberté. Voici quelques années, j’ai écrit un texte pour rendre hommage à notre grand-père paternel, un homme qui, au travers des dizaines de cahiers noircis en quatre ans de captivité, apparaît profondément humain, animé d’une compassion extraordinaire et porté par des idéaux forts que, je crois, les générations les plus jeunes, les générations qui ont été trop gâtées, peuvent difficilement partager.
Les cahiers écrits au crayon à papier s’effacent. Ils sont très difficiles à lire. Ce qui trouble le lecteur, c’est que cet homme qui, d’un bout à l’autre, s’adresse à sa femme et lui écrit au printemps 1941: « Je voudrais que ces cahiers constituent quelque chose d’important pour toi. Je voudrais que si, par hasard, je mourais sans te revoir ce cahier te transmette toute ma vie, tout mon cœur, toute ma conception de l’existence, tout mon amour pour toi » est, au début, un homme fait de chair et de sang, un homme qui souffre de ne pas voir sa femme, sa fille, ses parents, son frère, son meilleur ami, qui endure les tourments de la faim et du froid et qui, mois après mois, année après année, s’élève vers le ciel, quitte le monde des appétits terrestres et ne semble plus qu’un esprit dans un grand corps sec et désincarné.
Bien sûr, cet homme avait connu, petit garçon, l’horreur de la première guerre mondiale. Son père avait été prisonnier pendant quatre ans. Il avait un an quand l’attentat perpétré par le Serbe Princip contre l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche , mettait le feu à la poudrière balkanique. Sur les photos, le petit garçon pose à côté de sa mère. La mère est en noir. Le petit garçon, très sérieux, porte une tenue de marin. Ils ne sourient pas au photographe. Tous deux attendent le retour du mari et père. Il reviendra. La vie reprendra son cours mais un cousin, lui, ne rentrera pas. C’est un X et comme presque tous les X de cette époque, il est militaire. Le petit garçon grandit dans l’admiration de ce cousin de son père dont on évoque le souvenir à l’occasion des réunions de famille. Certainement, ce cousin a-t-il orienté les choix d’avenir du petit garçon. Alors que c’est un littéraire, un vrai, un pur comme son meilleur ami, son alter-ego, et que Normale semblait la voie toute tracée, il entre à l’X, école militaire au même titre que Saint-Cyr. Quand la guerre éclate, capitaine de la 61ième artillerie, le régiment à fourragère rouge, il accomplit ses fonctions sous le feu et est fait prisonnier dans les environs de Montbard alors qu’avec ses hommes, il refuse, en pleine débâcle, de se rendre. Il est mis aux arrêts en arrivant chez sa grand-mère. Les officiers allemands ont investi la propriété. Il est autorisé à partager le dîner de sa grand-mère mais devra se constituer prisonnier après, ce qu’il fait car comme tout officier qui se respecte, il n’a qu’une parole !
Dans les archives familiales se trouve la lettre écrite par sa grand-mère et adressée à ses parents. Elle y raconte, par le menu, son arrivée chez elle, le dernier dîner partagé ensemble et l’arrestation par les Allemands qu’elle dépeint comme des hommes pleins de tac et d’une grande courtoisie. Dans cette famille comme dans tant d’autres à cette époque, on est germanophile. Les liens qui unissent les peuples des deux côtés du Rhin étaient très forts avant qu’une armée de casques à pointe n’arrache à la France l’Alsace et la Lorraine. Dans cette famille, tout le monde parle l’Allemand et le parle très bien. On lit les grands auteurs germaniques tel Goethe et Schiele, Hesse et Mann. On lit aussi les philosophes Kant et Nietzche, Hegel et Schopenhauer. Dans sa future belle-famille durement touchée par la première guerre mondiale, les parents s’expriment en Allemand quand ils ne veulent pas que les quatre enfants comprennent la conversation dont sa future femme, numéro deux et son meilleur ami, numéro un. Et pus, un jour, les enfants parlent à leur tour l’Allemand et les échanges se font dans la transparence. De toute façon, ils ont passé l’âge d’être tenus à l’écart des conversations les plus sérieuses ou douloureuses. Dans la bibliothèque, les livres et dictionnaires de ses futurs beaux-parents sont imprimés en écriture gothique et ie couple qui s’est rencontré à Postadm écrit en sütterlin.
Pendant ces quatre années de captivité à Colditz puis à Lübeck, il travaillera sans relâche les langues étrangères. La guerre finie, il aspirait à devenir attaché militaire d’ambassade. A la pratique courante de l’Allemand et de l’Anglais, il voulait ajouter une bonne maîtrise du Russe. Les camps où les officiers des pays en guerre contre l’Allemagne et son troisième Reich étaient emprisonnés étaient de véritables tours de Babel. Polonais, Anglais, Néo-Zélandais, Australiens, Hollandais, Belges, Américains et Russes vivaient ensemble et n’avaient qu’un seul et même but: s’évader! Pendant notre grand périple autour de la terre, je rencontrerai, sur l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande, un vieux monsieur au caractère insupportable mais pour moi charmant. Ce vieux monsieur à belle barbe blanche, admirant son jardin depuis la fenêtre de son bureau, suivant les documentaires historiques sur la BBC, et buvant des verres de cherry, le soir venu, au coin du feu de cheminée, me fera le récit de tous ses camarades embraqués avec lui sur un énorme bateau et débarqués de longues semaines plus loin sur des côtes normandes dont le sable, très vite, deviendrait aussi rouge qu’un coeur qui palpite. Il me raconterait leur mal de mer pendant la traversée, leur peur de mourir à peine arrivés sur les rives de la vieille Europe. Et,en même temps, il me dirait que ne pas venir, ne pas oeuvrer à la fin du nazisme et à la libération d’un continent que leurs grands-pères avaient souvent quitté car il ne leur valait rien eut été inconcevable. Il me raconterait, également, l’histoire de l’un deux, captifs comme notre grand-père à Colditz, et qui était rentré au pays vivant. Il avait eu de la chance. John aussi. Plus de la moitié des jeunes gens de sa classe d’âge étaient en
trerrés quelque part dans un grand cimetierre militaire.
A la date du 23 février 1944, quatre jours avant l’ultime évasion, il écrit dans ses cahiers : « L’individu doit être sacrifié à la tribu et trouver son bonheur dans ce sacrifice. » Est-ce que cette affirmation serait vraie au même titre qu’une loi physique ? L’homme trouve une satisfaction d’ordre spirituel, appelée Bonheur, en se sacrifiant au groupe dont il fait socialement partie ».
Cher grand-père, tu avais placé ta foi en Dieu et en l’homme. Tu l’avais déposée au pied d’une croix de Lorraine. Tu as cru en ce grand homme servi par une stature de géant qui, depuis sa retraite anglaise, faisait de l’ombre au gouvernement de Vichy, fragilisait l’étau nazi, redonnait sa dignité à un peuple honteux et faisait avancer ces armées masquées, immortalisées par Kessel.
Cher grand-père, aujourd’hui, nous relisons tes cahiers noircis au crayon de papier. Ton écriture trahit la faim, le froid, la fatigue mais jamais le doute. Ils témoignent de ta soif de connaissance, de tes passions d’homme universel, de ton amour pour tout être humain, y compris le plus mauvais chez lequel tu voulais trouver une parcelle de bonté et ta quête éperdue d’absolu.
Cher grand-père, aujourd’hui, presque soixante-dix ans après ta mort, les lignes de tes cahiers que le temps efface, que les larmes lavent, sont là pour que nous n’oublions jamais que la liberté a un prix et que tu n’as pas hésité à le payer de ta vie.
Cher grand-père, la liberté valait-elle que ta vie s’achève dans des conditions si inhumaines ? La liberté valait-elle le regard lointain d’une jeune enfant qui cherche son père au pays des fantômes ? La liberté valait-elle les années d’attente douloureuse et d’espoirs déçus de ta femme, la tristesse inconsolable de ta mère, les remords de ton père pour t’avoir envoyé de quoi cisailler, en plein jour, les lignes de barbelés, au nez et à la barbe des militaires armés, le sentiment d’impuissance de ton frère à pouvoir jamais ressembler à ce héros aîné et bien-aimé et la peine de ton meilleur ami d’avoir perdu un frère et un alter ego ?
Aujourd’hui, cher grand-père et aussi lourd que puisse être l’absence que tu as laissée dans notre chêne généalogique, je te dis oui , car c’est pour Elle que nous devons vivre, aimer, combattre et, parfois, apprendre à mourir.
Cher grand-père, un jour prochain, tes deux petites-filles iront se recueillir à Metz, devant la plaque déposée dans l’eneceinte du lycée Fabert dont ton futur beau-père était le proviseur et grâce auquel le destin de deux familles fût irrémédiablement mêlé.
Enfin, cher grand-père, j’espère que certaines histoires ne s’écriront plus: les filles ceseront de se marier sans leurs pères et leurs enfants de grandir sans leurs grand-pères.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner