Cette chronique sera fracturée comme notre France dans cette période d’entre-deux tours. C’est une immense peine qui m’a saisie à l’annonce des résultats que nous attendions en famille sur le canapé de la mezzanine. Impossible pour moi de ressentir de la joie ! Mon mari, Stéphane, s’est très vite impliqué dans le comité local réunissant celles et ceux qui voulaient marcher ensemble. Il a laissé tomber quand la campagne est entrée dans sa phase militante avec distribution de tracts sur les marchés et encollage d’affiches. Stéphane a adhéré au mouvement « En Marche ». Il a envoyé de l’argent pour aider au financement de la campagne. De mon côté, avec l’une de mes jeunes patientes trentenaire et chef d’entreprise, j’ai assisté à une seule des réunions du comité portant sur le travail et j’avais aimé ce mélange des genres, ces hommes et ces femmes venus de tous horizons avec des sensibilités politiques aussi diverses. C’est cela qui m’a plu chez Emmanuel Macron, ce désir de transcender les clivages, d’unir des femmes et des hommes de bonne volonté et d’aller chercher des êtres d’une grande expérience de terrain dans la société civile.
Notre France est terriblement fracturée et je me demande comment Emmanuel Macron, s’il est élu au soir du dimanche 7 mai, réussira à réconcilier les Français. Voici quelques semaines, en réponse à une vidéo dans laquelle il s’adressait aux femmes en vue des législatives et s’étonnait que nous soyons si peu nombreuses à nous engager, je lui avais écrit. Je dois avouer que j’étais en colère qu’il n’ait pas compris tout seul les raisons qui empêchaient tant de femmes entre 25 et 60 ans de s’engager dans la vie politique. De toute évidence, quand on n’a pas été père et qu’on n’a pas été confronté à l’éducation d’enfants au sein d’un couple, on peut passer à côté de certaines réalités de terrain ! http://horscadre.blogs.courrierinternational.com/archive/…Pour être toute à fait sincère, je pense que la réconciliation entre des fractions aussi divisées dans notre pays sera difficile à moins de savoir s’entourer de gens capables de ressentir tous ces Français qui ont donné leur voix et accordé leur confiance à Marine Le Pen ou à Jean-Luc Mélenchon.
Cette France est dans une grande souffrance. Elle ne se sent plus soutenue, comprise. Elle vit dans la peur. L’Europe, dont les institutions, même après de longues années de droit, restent complexes est perçue comme un danger. Ses enfants grandissent dans des environnements parfois trop souvent peu porteurs. Elle ne peut que constater que l’ascenseur social est grippé. On l’a oublié mais, à la grande époque des Hussards noirs de la République, en une génération, les enfants des instituteurs devenaient universitaires. Démocratie rimait avec méritocratie.
Dans ce petite village de la région Centre où nous vivons, village fiché dans la terre argileuse du Gâtinais, village qui fait figure d’image d’Epinal avec son église, son lavoir, son école, ses champs à perte de vue et les chants de ses coqs, le vote FN a de quoi surprendre. Ici, on a peur de celui qu’on ne connaît pas et qu’on ne cherche surtout pas à connaître. La lecture de « l’étranger » de Camus devrait être obligatoire dans le collège en zone rurale où sont scolarisées nos filles.
La France est terriblement fracturée. L’électorat d’Emmanuel Macron est essentiellement composé de cadres et de professions intermédiaires quand celui de Marine Le Pen, lui, se compose d’ouvriers et d’employés. L’électeur d’Emmanuel Macron est urbain quand celui de Marine Le Pen habite une ville moyenne, la périphérie d’une grande ville ou la campagne. Comment un cadre supérieur, voire super super supérieur, un haut fonctionnaire ou le membre d’une profession libérale pourraient-ils comprendre ce que vit un ouvrier, un artisan, un postier ou un métayer ? Sauf à avoir eu des parents exerçant l’un ou l’autre de ces métiers ou à être doté d’une empathie naturelle forte, cela semble impossible ! Durablement, le service militaire a permis le brassage des milieux. C’était une excellente chose. Maintenant, on pratique l’entre-soi et si on ne se rencontre plus, comment se connaître ? La relation que nous entretenons depuis bientôt douze ans avec notre voisine directe en est la plus éclatante des illustrations. Une femme toute en préjugé qui plaque sur nous sa pensée toute faite et nous déteste, par principe, car nous sommes des étrangers, des gens de la ville, ville, ville…
Je considère comme une grande chance d’être venue au monde avec cette empathie naturelle qu’avec la maturité j’ai apprise à canaliser et à ne pas laisser se transformer en compassion. Quand cela m’arrivait, c’était terrible car souffrir avec l’autre, c’est dur. A cette empathie vient s’ajouter une autre chance, celle d’être le produit d’un métissage social assez fort, d’être née de parents n’ayant pas craint de sortir de leur milieu d’origine (pourtant cela fut une souffrance pour eux deux tant les incompréhensions de certains membres de leur famille respective ont été violentes) pour s’unir et tenter le pari fou d’une vie à deux. Si je vous parle des branches de mon arbre généalogique, c’est pour expliquer en quoi ce métissage, pour les enfants, est une richesse et que l’entre-soi, s’il est infiniment plus confortable, est limitant.
Toute la famille de notre père est bretonne, du Finistère Sud, « la seule vraie Bretagne » comme s’amusait à le dire celui qui a choisi la nuit voici bientôt dix-huit ans. Notre grand-père avait renoncé à ses études pour aider sa mère à élever les autres membres de la fratrie, à la mort de son mari, forgeron, ayant été élu maire de Clohars-Fouesnant. Sans lui, sans doute, ses frères ne seraient pas devenus instituteur et vétérinaire. Je ne sais pas si leur jeune sœur, Constance, amie d’enfance de l’auteur du « cheval d’orgueil » a fait des études supérieures avant de travailler à Concarneau. Notre grand-père va entrer à la SNCF. Il se marie avec la fille d’un boulanger de Quimper ayant quitté la ville dans le souci d’éloigner sa femme de certaines tentations. La malheureuse souffrait d’un alcoolisme trop installé pour que la verdure du bocage et la poésie des chemins creux ne l’en guérisse. La légende familiale (très contestée) raconte qu’un soir d’ivresse, elle aurait basculé dans un puits et s’y serait noyée.
Le personnage que j’aime le plus, certainement parce qu’il est le plus romanesque, est celui de la femme de Noël Guillou, le forgeron et maire, Marie Kergoat. Avant d’épouser son mari, elle fut très amoureuse d’un officier, un cuirassier dont elle conserva la photo toute sa vie. Sur la photo, il porte beau dans son uniforme impeccable et des moustaches magnifiquement taillées ornent sa lèvre supérieure. Devenue veuve, communiste dans l’âme comme la plupart des membres de cette famille dont certains connurent l’horreur de la déportation, elle fut tentée de tout quitter, ses enfants, sa Bretagne et de s’envoler avec un des proches de Trotski pour le Mexique. Cette arrière grand-mère que j’imagine forcément pleine de vie et de passion me plaît beaucoup ! D’après notre père qui adorait enjoliver les choses, c’est sur un quai de gare qu’elle aurait finalement renoncé à suivre l’homme qu’elle aimait.
Du côté de notre mère, les mélanges sont plus importants. La famille de son père était lorraine et provençale. En sortant de l’X, son père avait choisi l’armée comme la plupart de ses camarades à l’époque. Son grand-père était magistrat et avait achevé sa carrière comme Premier Président de la Cour d’Appel de Bourges. Le père de sa grand-mère était né à Paris de parents inconnus et avait été élevé par une Alsacienne ayant quitté sa terre après la guerre de 1870. Il devint président d’une banque après y être entré en qualité de « saute ruisseau » – A son mariage, avec la petite-fille d’un imprimeur et patron de presse toulonnais, il fut très richement doté. Ceci a toujours intrigué notre mère qui, à ce jour, espère pouvoir encore lever le mystère entourant la naissance de Lucien Dumesnil. Dans la famille de notre grand-père paternel, on avait l’esprit voltairien et beaucoup d’hommes appartenaient à des loges maçonniques. Une forme de liberté régnait et la mère de notre grand-père, alors qu’elle séjournait à Londres, chez l’une de ses amies peintre, Violet, s’était fait tatouer. Notre mère n’a jamais osé demander à sa grand-mère ce que représentait son tatouage.
La mère de notre mère était le deuxième enfant d’une fratrie de quatre. Le grand-père de notre mère était né dans le Gard, dans la ville de Pont-Saint-Esprit. Son père avait eu, comme frère de lait et plus tard ami, Georges Bonnefoy-Sibour, maire de la ville, député de la Gauche démocratique et rapporteur du projet de loi sur la réhabilitation du Capitaine Dreyfus. Le père de notre grand-mère maternelle avait choisi d’étudier l’allemand et c’est ainsi que jeune assistant à l’université en Allemagne, il fit la connaissance de sa future femme, une Vosgienne, venue travailler en qualité de répétitrice pour les enfants d’une famille juive, les Jacobi. Pour que la vie soit plus facile et parce que sa femme souhaitait avoir plusieurs enfants, notre arrière-grand-père renonça à son poste de professeur agrégé d’allemand pour devenir proviseur. Sa femme était la troisième fille d’une fratrie de quatre. Leur père, officier des douanes, avait quitté avec les siens sa terre passée entre les mains des Allemands après la défaite de 1870.
Ma sœur et moi sommes donc vraiment issues d’un métissage social, culturel, géographique et religieux. Sans ce mélange, je ne pense pas que je pourrais être la sophrologue que je suis aujourd’hui. Toutes ces histoires qui coulent en moi sont autant de clés de compréhension de la psyché de mes patients. Si nos parents ont pu souffrir d’avoir choisi la voie de la complexité, ma sœur et moi n’avons pu que nous féliciter de pouvoir nous rattacher à des familles différentes qui, je pense, arrivaient à communier autour d’une recherche d’indépendance d’esprit et de curiosité intellectuelle.
J’espère de tout cœur qu’au soir du dimanche 7 mai, avec nos enfants, nous verrons se dessiner le visage d’Emmanuel Macron. A 47 ans, je n’en suis pas à ma première élection présidentielle et, chez nous, métier de notre père oblige, nous avons baigné très jeunes, ma sœur et moi, dans la vie politique et suivi de très près les temps forts d’une année républicaine française. Il me semble que jamais les attentes et les dangers n’auront été aussi forts pour le futur chef de l’Etat. Si Emmanuel Macron l’emporte, il sera l’homme à abattre par tous ceux qui ne lui auront pas pardonné d’avoir voulu exister en dehors des appareils politiques traditionnels et d’avoir, d’une certaine manière, marché sur les traces du Général de Gaulle à la fin de la seconde guerre mondiale quand celui-ci, en 1947, fondait le Rassemblement du Parti Français. Emmanuel Macron sera scruté comme un insecte. Ses discours, ses déplacements, ses costumes, ses chaussures, sa coupe de cheveux, les tenues de sa femme, tout sera disséqué par une légion de journalistes légistes. Les enjeux pour les cinq années à venir sont himalayens. La campagne en vue des législatives sera déterminante pour la gouvernance à venir. Nous le savons tous, si Emmanuel Macron et son gouvernement font fausse route, si une majorité législative forte ne se dégage pas en sa faveur et si les Français qui se sentent abandonnés ne sont pas compris alors, dans cinq ans, c’est le Front National qui l’emportera et toute sortie de l’Union Européenne et tout retour au franc seraient pour notre pays un suicide.
Dans cette période de l’entre deux-tours et parce que je suis résolument optimiste, je voudrais vous inviter à aller voir au cinéma un documentaire sorti en février de cette année « un paese di Calabria ». Ce film raconte comment l’arrivée de deux cents Kurdes dans le village de Riace en Calabre, village en partie moribond, a permis la réouverture de commerces et des écoles et a permis aux uns et aux autres à apprendre à vivre dans un vrai respect mutuel. En vingt ans, le village est passé de 900 à 2100 habitants.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner