La voiture vient de quitter l’autoroute à Bollène, Bolenou, dans la langue de Mistral. La nuit est tombée depuis Valence. Les lumières rouges des éoliennes font penser à des insectes tout droit sortis de l’un des opus de « la guerre des étoiles ». En six heures, les enfants sont venus à bout des quatre épisodes de la saison dix d’Hercule Poirot. David Suchet aura campé avec maestria, vingt-quatre ans durant, le brillant et débonnaire détective dont Agatha Christie imagina la mort. Il n’est pas banal de voir un auteur tuer le personnage qui lui a valu la célébrité.
Au passage de Lamotte-du-Rhône, je me rappelle ce TER que nous avions pris, Farida et moi, en juillet 2005. Nous allions en Avignon nous promener dans les rues si animées pendant le festival, retrouver une ambiance assez proche de celle de la cour des miracles, façon « Notre-Dame de Paris » et applaudir ma sœur, Virginie Guillou, et ses camarades qui, dans le cadre du « off » jouaient « le lifting de madame Benichou » co-écrit par Camille Cottin et Alexandra Chouraqui et mis en scène par Bénédicte Budan. La plupart des comédiens s’étaient connus au cours de Jean Périmony, cours dont sont sortis, entre autres, Sabine Azéma et Pierre Arditti. Tandis que ma sœur jouait et tractait en plein soleil toute la journée, avec tous les membres de la troupe, pour assurer la promotion de la pièce, notre mère et notre grand-mère veillaient sur ses deux enfants, Margot et Valentin. Ma seconde fille, Victoire, était née en avril et comme je l’allaitais nous l’avions emmenée avec nous. Elle n’avait pas bronché pendant la représentation. Je la tenais contre moi.Ma sœur était merveilleuse. Comme toujours ! Elle était épuisée et avait beaucoup maigri mais, dès qu’elle entrait sur scène, la fatigue s’évanouissait et elle sublimait tout ! Ma sœur était faite pour la scène mais sa personnalité ne la prédisposait pas à un métier dans lequel il faut savoir se mettre en avant, se hausser du col, dissimuler les castings à ses amies, caresser les réalisateurs, les metteurs en scène et les producteurs (surtout eux !) dans le sens du poil. Ma sœur n’a jamais su, dans la vraie vie, faire semblant et c’est pourquoi elle n’a pas pu se tracer la même route que ses camarades. Camille Chamoux (notre cousine) et Camille Cottin (amie de cours de ma sœur), elles, ont su jouer les roseaux. Dans ce milieu hautement concurrentiel, le talent ne suffit pas. En plus d’un caractère « char d’assaut », il faut de la chance et cette dernière a manqué à ma sœur. Maintenant, Camille Chamoux joue au côté de Jean Reno et Camille Cottin partage l’affiche avec Juliette Binoche.
Ma sœur a monté sa compagnie, co-écrit avec Jean-Luc Bertin et mis en scène des spectacles, notamment pour les jeunes enfants axés sur la découverte du langage et du monde des lettres. Elle le sait, je ne lui ai jamais caché, j’ai en moi le regret qu’elle ne se soit pas réalisée en pleine lumière. Je n’oublierai jamais l’émotion de notre père, quand, le soir de la générale, au Dejazet, devant une salle comble, ma sœur apparaissait sous les traits de Madame de Mortemouille dans les « Branquignols ».
La pièce, jouée pour la première fois en 1948 au théâtre La Bruyère, avait été revue et corrigée par le petit-fils des auteurs, Robert Déry et Colette Brosset, Mathieu Mathelin qui allait entrer dans notre famille, une vraie famille « Fenouillard », une famille marquée par une mère d’une autre époque, d’un temps qui pourrait se situer entre « ma Loutre » et « le guépard », une mère décalée, aussi rigide que déjantée, qui, le jour de Pâques est capable, alors que tous ses petits-enfants ont eu la gentillesse de l’accompagner à la messe et d’y endurer, avec courage, la neurasthénie d’un père polonais, de ruiner l’apéritif que l’une de ses petites-filles a préparé car elle n’aura pas bien présenté les choses !
Le jour des auditions pour « les Branquignols » lorsque Virginie était arrivée sur la scène et avait chanté, Colette, la grand-mère de Mathieu, avait regardé son petit-fils et, avec un sourire entendu, lui avait dit : « c’est elle ! ». Micheline Dax, grande amie de Colette, venait de trouver un successeur à sa hauteur ! La pièce fut un succès. Elle se jouait tous les soirs à guichet fermé. Elle aurait dû mettre sur orbite la plupart des comédiens mais, tristement, le directeur et le producteur détournaient le montant des recettes et, Mathieu dût se battre en justice pour obtenir que sa troupe soit payée. Après cet épisode douloureux, il a tourné la page de ses années théâtre.
Quand ma sœur était sur scène, on ne voyait plus qu’elle. Elle captait la lumière. Elle était toujours juste et n’a jamais connu le trac. J’ai vraiment été malheureuse qu’elle renonce à son métier. J’ai conscience que cette approche est hautement égoïste et, Virginie, si tu me lis, pardonne-moi car je sais que, finalement, tu préfères mettre les autres dans la lumière, leur écrire des textes sur mesures et les diriger. C’est une grossière erreur et un manque de respect évident que de projeter sur l’autre les attentes qu’on avait pour lui !
Comme toujours, lorsque nous nous engageons sur la route qui conduit à Pont-Saint-Esprit, je suis fascinée par la taille des platanes qui la bordent. On dirait une sentinelle montant la garde, immobile, depuis plusieurs siècles. C’est toujours la même émotion qui m’étreint quand la voiture passe sur le vieux Pont dont les vingt-six arches permettent d’enjamber le Rhône. Sa construction a été souhaitée par le frère de Louis IX, le comte de Poitiers et de Toulouse, Alphonse de Poitiers. Elle a démarré en 1265 pour s’achever en 1309. C’est le plus vieux de tous les ponts encore en activité sur le Rhône. Comment ne pas penser, en effet, que le Saint Esprit a inspiré les hospitaliers qui ont travaillé à l’édification d’un tel ouvrage au-dessus d’un fleuve qui, à l’époque et jusqu’à la mise en service du barrage de Mondragon, était aussi fougueux qu’un cheval sauvage de Camargue !
C’est avec joie que j’entre dans ma maison, vieille et bonne maison, qui se transmet dans notre famille depuis son acquisition par un arrière arrière-grand-père confiseur et traiteur. J’écris « ma » maison mais elle n’est pas mienne. Elle n’est pas davantage celle de notre mère. Cette maison est transmise avec toutes ses précieuses archives familiales à celui ou à celle qui consent à en assumer la charge pour les générations à venir. La veille de notre départ, alors que je venais l’embrasser dans son lit, Céleste m’a glissé au creux de l’oreille : « je suis heureuse. Demain, je retrouve ma maison ». Céleste et Victoire sont toutes deux nées dans le Gard. Stéphane et moi avons été les premiers à lui redonner une vie à l’année. Depuis la mort de Louise, la femme du monsieur qui l’avait achetée, elle était devenue une maison de vacances et, pendant les années de la guerre, était restée fermée. Si leur troisième fils, Auguste, qui devait prendre la suite de son père, n’était pas tombé aux Dardanelles, c’est lui qui l’aurait habitée. J’ai déjà beaucoup écrit dans mes chroniques sur cette maison à laquelle je suis tant attachée et que nos enfants et leurs cousins aiment beaucoup également. Une vraie maison de famille !
Quand nous arrivons, Valentin nous attend. Il est si heureux de retrouver ses cousins ! Dans l’escalier à vis qui dessert les étages, il me dit « je suis si content ! Cela fait cinq ans que nous n’avons pas été ensemble dans la maison de grand-mère ! ». Et oui, cinq années ont filé sans que nous nous y retrouvions. L’Amérique nous avait tenus éloignés les uns des autres. J’imagine que notre mère est contente, elle aussi, d’avoir ses deux filles et quatre petits enfants sur bientôt six. Margot est restée à Paris où elle révise assidument en vue du bac et une vie en devenir pousse en avant le ventre de ma sœur. Une petite fille est attendue pour la fin juin et tout le cercle de famille applaudit à grands cris !
Nous allons rester une semaine. C’est bien court quand on ne vient qu’une fois par an et qu’on y connaît des personnes depuis la naissance. Comment parvenir à tout concilier ? Le temps partagé avec la famille réunie, les amis chers qui sont cette famille qu’on s’est choisie, les sorties, les visites aux personnes qui nous ont vues grandir ma sœur et moi et dont les plus âgées se rappellent notre grand-mère, les promenades avec Fantôme au point du jour, dans un soleil naissant jetant sur les eaux du Rhône, les arches du Pont, les clochers des deux églises, la maison du Roy et la chapelle des pénitents, une lumière dorée et, enfin, la logistique d’une maisonnée de huit personnes.
Pas facile, alors chaque instant compte et du chant des hirondelles à celui des chauves-souris, je m’efforce de tenir ce programme. Quelle joie de retrouver des amis qu’on ne voit que trop peu et de constater que nos enfants grandissent, nous poussent et sont ravis d’être réunis ! Quel bonheur pour moi de renouer avec la liberté d’une vie sans voiture, l’ambiance légère d’un comptoir de café le matin à l’heure de la lecture du « Midi Libre », des visages souriants dans la rue, des dames d’âge qui s’arrêtent pour caresser Fantôme, des vieux messieurs plein d’humour, les allées du marché où les fraises et les asperges sont les reines du moi d’avril, tous ces êtres que j’embrasse comme du bon pain, les odeurs des aromates, des olives, des fromages de chèvre, des fleurs, des saucissons de l’Ardèche et des savons de Marseille.
Du dimanche des Rameaux au dimanche de Pâques, la Semaine Sainte passe à toute vitesse ! Sur la grande plage de l’Espiguette, en Camargue, les enfants s’en donnent à cœur joie dans les dunes et ils prennent leur premier bain de l’année. Un voile blanc dissimule le rivage. Un vent frais nous retient nous, les adultes, de nous mettre en maillot. Assise sur un petit fauteuil tendu de tissu jaune, ma sœur, avec son chapeau de paille, ses cheveux blonds qui flottent au vent m’évoque l’un des personnages des « dames de la côte ».
Dans les carrières des lumières, aux Baux de Provence, nous entrons dans la magie d’un son et lumière sur la peinture de Bosch, de Brueghel et d’Arcimboldo. En prime, les visiteurs ont droit à un hommage rendu à Georges Méliès qui me rappelle combien j’ai aimé « Hugo Cabret » le film tourné par Scorsese. Le village d’Aiguèze qui surplombe l’Ardèche est toujours aussi charmant.
Qu’il s’agisse d’un accrobranche ou de swing-roller, les enfants sont partants et quand leurs muscles sont endoloris, notre amie Virginie Peyric les accueille dans son ateliers où, toute l’année, au milieu de ses tableaux et de ses photos de voyage, les grands et les petits apprennent l’art du dessin et de la peinture.
Par jour de grand mistral, la promenade qui consiste à faire le tour de la chartreuse de Valbonne est vraiment agréable. Encaissée dans un vallon entre la Cèze et l’Ardèche, elle est à l’abri du vent qui s’engouffre avec force le long du couloir rhodanien. Fondée en 1204, la chartreuse a abrité une communauté monastique jusqu’en 1901. Il s’agissait de la quarante et unième maison de l’ordre des Chartreux. Laissé à l’abandon, le monastère fut racheté en 1926 par le Pasteur Philadelphe Delord qui y fonda l’Association de Secours aux Victimes des maladies Tropicales afin d’y soigner, à l’époque, les malades atteints de la lèpre. Par la suite, elle a permis d’aider des personnes souffrant de troubles psychiatriques. L’association avait mis le domaine en vente et il s’en est fallu de peu que la chartreuse, fondée par des moines, rachetée par un pasteur, ne passe entre les mains d’un groupe d’investisseurs qataris qui entendait la transformer en hôtel de luxe. Il semblerait que le Conseil Général en ait fait l’acquisition. Je m’en réjouis tant la chartreuse de Valbonne est un endroit merveilleux où toute l’année on est assuré de trouver la sérénité et un accueil chaleureux dans le petit café et dans la boutique où sont vendus tous les bons produits de la région.
Quelle joie de marcher jusque chez une amie avec Fantôme et d’y prendre le petit-déjeuner dans son jardin face au soleil ! Quel bonheur que de partager des moments avec un couple d’amis installés sur l’herbe chaude tout en regardant nos enfants qui disputent une partie de ping-pong avec un ballon ! Quel sentiment de bien-être ressenti sur la rive gauche du Rhône non loin de l’endroit où l’Ardèche le rejoint ! Le pollen tombé des platanes et des bouleaux forme un tapis blanc et duveteux. Un groupe pêche. Les enfants du marais ne sont pas loin. A la nuit tombée, on doit entendre les grenouilles chanter et réveiller les âmes des mariniers noyés dans les flots tumultueux du fleuve.
Le vendredi matin, nous quittons avec ma sœur, son fils, mon mari et le chat la maison à pas de loup. Il est un peu plus de sept heures. Virginie et Valentin ont leur TGV en gare d’Orange à huit heures. Dans quelques jours, dans la presse, je lirai que, cette nuit-là, le gel tardif a fusillé toutes les vignes dans les villages aux alentours de Pont-Saint-Esprit et que, dans la vallée du Rhône, les heures passées par les producteurs à tenter de réchauffer l’atmosphère dans les vergers n’auront servi à rien. Les abricots et les pommes sont gelés jusqu’au cœur !
Pour le moment, je ne sais rien de ce nouveau drame qui se joue pour les producteurs. Je regarde le train partir. Stéphane, Fantôme et moi nous garons au-dessus du village de Gigondas et faisons le tour des dentelles de Montmirail. A cette heure matinale, le ciel est encore plus limpide et l’air incroyablement pur. Sur le chemin du retour, nous marquons des arrêts à Sainte Cécile des Vignes, Cairanne et Rochegude. Nous apprécions ces quelques heures sans les enfants !
La veille du départ de Virginie et de Valentin, Victoire fête ses douze ans dans la maison entourée d’une partie de sa famille proche. Elle a tenu à faire elle-même son gâteau. Je me rappelle l’arrivée de Farida à quelques heures de sa naissance. Farida avait accepté de venir veiller sur le sommeil de Céleste. Et, tandis que Céleste dormait comme un ange dans le lit en fer forgé blanc ayant recueilli tous les rêves et tous les soupirs des enfants de la famille, je luttais pour aider ma petite Victoire à quitter mes entrailles. Ce fut un vrai combat ! Au moment où je croyais avoir épuisé toutes mes forces, la sage-femme me disait que les battements du cœur de Victoire commençaient à donner des signes de faiblesse et, en une fois, elle était là, un peu bleue mais si belle. Céleste ne s’est pas aperçue de l’absence de son papa. Victoire étant née à 5h43, il a pu partager avec Farida le petit-déjeuner.
Au moment de quitter la maison, dans ma chambre, je me recueille devant le portait qui me représente petite fille à l’âge de trois ans. Mes yeux de quarante-sept ans plongent dans les siens et je lui demande pardon si je n’ai pas su tenir toutes les promesses qu’elles s’étaient faites. Je sais que, malgré tout, je lui demeure fidèle car, en moi, elle continue de pousser ses ailes et de nourrir ma créativité.
Avant de retrouver mon océan céréalier, ma ligne d’horizon jaune colza, mes sabots de sophrologue, mes cafés solitaires pris en la seule compagnie des chroniqueurs de France Inter, mon Ar-Men suspendu au-dessus d’un plateau, nous faisons une halte chez la mamie des enfants, la maman de Stéphane, Claude. Comme toujours, ses petits-enfants lui sautent au cou et chacun ne la voudrait que pour lui. Les filles s’effacent devant la nature exclusive de leur frère. Les enfants devaient passer cette semaine avec leur mamie. Ils s’en faisaient une joie et nous, parents, nous étions heureux à l’idée de souffler un peu, de changer de rythme, de mettre la machine à laver le linge et la vaisselle au repos. Et puis, un problème de santé qui aurait pu être dramatique nous a tous amenés à reconsidérer ce temps de partage tant attendu. Claude a eu la gentillesse de réserver dans un restaurant pour que Victoire, Louis, Stéphane et elle s’adonnent à leur passion des grenouilles.
Mon refus de manger des grenouilles lors d’un déjeuner chez un successeur de notre père, déjeuner qu’on m’avait imposé quand je ne voulais pas retourner dans la maison où j’avais vécu, avait presque causé un incident diplomatique. C’était sans doute la seule fois que je m’autorisais cette liberté arrachée à l’un des principes éducatifs martelés depuis que je suis en âge de me tenir assise dans une chaise haute ! Du haut de mes dix-sept ans, je crois avoir pensé que c’était une sacrée faute pour une hôtesse que de servir des grenouilles à sa table. Ne doit-on pas s’assurer que ce qu’on offre à ses invités ne risque pas de les dégoûter ? On m’aurait servi de la cervelle d’agneau, le résultat aurait été le même !
Deux de nos enfants sur trois adorent les grenouilles et leur mamie est heureuse de leur faire ce plaisir. La propriété de mes beaux-parents est en travaux et ma belle-mère s’est installée dans une des ailes de la maison que possédaient ses grands-parents paternels. C’est un lieu très clair dont les baies vitrées s’ouvrent sur un grand parc dans lequel des arbres centenaires ont d’incroyables histoires à raconter. Je pleure la très belle glycine qui s’enroulait lascivement autour de l’auvent. L’arrachage des végétaux m’est toujours pénible. Je songe toujours au temps qu’il leur a fallu pour grandir. Ce temps qui passe et qui, plus jamais, ne revient.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner