Inexorablement, l’automne avance dans la chevelure des arbres. Les nuages galopent dans le ciel, poussés par un vent d’est violent et glacial. Je suis leur course des yeux. Ils font de grandes ombres mouvantes sur les champs paillés du plateau. Les rafales nous poussent, Fantôme et moi. Pas de vélo. Mon pneu arrière est à plat. Par jour de grand vent, tenir sur un vélo s’apparente à un numéro d’équilibrisme. C’est sur la côte ouest de l’île du Sud de la Nouvelle-Zélande que j’ai fait mes premières gammes. Bientôt seize ans que nous nous envolions pour l’autre bout de la terre. Je me demande parfois si ce n’était pas une illusion. Ce voyage a-t-il vraiment existé ?
Après deux jours et demi à Paris, j’ai retrouvé mon mari, nos enfants, Fantôme, le plateau, mes sabots de sophrologue et mon Ar-Men. Le drap que je déplie sur le divan est encore marqué par la trace du corps de la dernière patiente. Ce drap a conservé, intacte, l’odeur de l’échoppe du couturier de la ville de Leh, au Ladakh, qui l’avait cousu dans une bande de tissu. Quand je le repasse, son odeur me renvoie à cette partie de notre voyage et les images défilent assorties de sons et de parfums. Le vent d’est fait grincer les volets, craquer la maison et agiter nerveusement les branches du sapin. Parfois quand je tourne la tête en direction du plateau, je suis surprise de ne pas voir de hautes vagues venir se fracasser sur la vitre. Pas de vagues mais une armée de petits maïs malmenés par les inondations et la sécheresse.
C’est après que la Seine a longuement coulé sous le pont Mirabeau qu’on sait quels moments ont eu une action irréversible sur le cours d’une vie. Sans la mort de notre père, malade pendant de très longues années, je n’aurais pas renoncé à soutenir ma thèse, à briguer un poste de maître de conférences à l’université et n’aurais pas quitter Paris. En digne héritière d’une famille de professeurs, j’adorais transmettre. C’était un don qui ne s’apprend pas. Je savais capter un auditoire, rendre simple ce qui était complexe et dégager la substantifique moelle. Avoir un don est une grande chance mais sans travail, le don se perd. Je travaillais beaucoup pour arriver à posséder le mieux possible la matière que je devais expliquer. J’aimais changer de matières et tendre des ponts entre elles. J’ai toujours été animée par une recherche de transversalité. La mort de notre père m’a précipitée dans une autre vie et, durablement, je me suis laissée flotter. L’empathie, la capacité à me fondre en l’autre, à le capter intuitivement, c’étaient d’autres dons et ce sont eux que j’ai choisis d’entretenir. Derrière chaque patient se dissimule un petit bout de notre père.
En quittant Paris, j’ai renoncé à un très vieux rêve, un rêve d’enfant : celui de posséder un jour un appartement dans un immeuble haussmannien. Ayant passé une partie de mon enfance dans la plaine Monceau et ayant adoré « les Boussardel », j’aurais été heureuse d’habiter dans le dix-septième ou le dix-huitième arrondissement. Enfant, je me disais que lorsque je serais grande, je vivrais dans un appartement avec de hauts plafonds, des moulures, des cheminées, de grandes fenêtres, un balcon avec des géraniums, un long couloir-bibliothèque, un parquet dont les lattes craquent sous les pas et sur lequel on déroule des tapis tant pour son confort que pour celui de ses voisins du dessous.
Revenir à Paris m’est à la fois une joie et une peine. Joie de me nourrir de mouvements, de couleurs, de diversité, de culture. Joie de retrouver ceux que j’aime. Peine de ne pas avoir un chez soi, d’être condamnée à être toujours chez les autres. Peine de voir que le cercle des amis s’est considérablement réduit. Il y a les amis qui sont partis vivre à l’étranger et qu’on ne voit quasiment plus. Il y a ceux qui se sont détachés car les choix de vies n’étaient plus compatibles. « Peter’s friends » est un film qui m’a beaucoup marqué, un film servi par des acteurs remarquables et les musiques de notre génération, une génération qui n’aura jamais connu la légèreté. Ce film anglais offre l’image d’Epinal d’un groupe d’amis unis depuis l’université et qui réussit à se retrouver une fois par an et se reste fidèle en dépit des conjoints, de la distance géographique, des silences et des choix de vies différents. Un groupe d’amis comme une fratrie idéale dont on a pu choisir tous les frères et sœurs. C’est incroyable comme l’être humain peut arriver à ressentir de la nostalgie pour des choses qu’il n’a pas vécues !
Joie de retrouver ma sœur partie vivre avec les siens aux Etats-Unis en septembre 2013. Une joie très particulière car, je le savais, ils n’avaient pas vraiment envisagé de retour en Europe. Ils ne seraient revenus que le temps des grandes vacances. Finalement, le destin en a décidé autrement. Je profite de ce que nous pouvons vivre car je les crois en transit. Ma famille m’a beaucoup manqué et je n’ose pas trop le lui dire car, chez nous, la culpabilité est un poison redoutable et je ne voudrais jamais qu’elle ne se sente pas libre de repartir. Chacun s’attache à trouver le chemin qui le mène à son épanouissement et certains chemins sont infiniment plus contrariés que d’autres. Joie de se promener ensemble, d’échanger, d’entrer dans des boutiques où l’on nous reconnaît encore de longs mois après, de boire un thé dans le jardin des Tuileries, un café au « Café Beaubourg », de découvrir le travail de Magritte, de déjeuner dans un délicieux restaurant thaïlandais et de déguster des gaufres maison nappées de chantilly depuis le balcon ensoleillé de leur appartement de la rue Caulaincourt, un appartement sans vis à vis qui surplombe la canopée.
L’exposition Magritte nous plait beaucoup. A l’ouverture du musée et parce que ma sœur a réservé les billets, nous n’attendons pas du tout. Je ne cherche pas trop à décortiquer le travail de Magritte, sa quête philosophique inspirée du mythe de la caverne platonicien et de son travail sur l’union entre les mots et les images. Ce que j’aime chez Magritte, c’est ce qu’il montre à voir de l’autre côté du miroir et de la réalité, ses pieds de nez à la normalité et son humour. Magritte est vraiment un peintre à part qui s’est assez vite affranchi des courants de son époque pour trouver son propre style. La seule toile qui m’a vraiment touchée (le travail de Magritte demeure froid et intellectuel) s’intitule « les merveilles de la nature ». Elle représente la sculpture en bronze d’un couple d’hommes-poissons ou de poissons-hommes serrés l’un contre l’autre dans une posture qui évoque la douleur. En toile de fond, une illusion de voilier fondu entre mer et ciel, vagues et nuages.
Un matin, je laisse ma sœur me guider dans ce quartier qu’elle connaît bien pour l’avoir déjà habité trois ans. A l’époque, elle était logée rue Ordener, dans la cité des artistes. Nous remontons l’avenue Junot. Elle me fait entrer dans la villa Léandre et me fait admirer les immeubles art déco. Sur la place Marcel Aymé, je suis attirée par une sculpture. Elle représente l’écrivain en passe-muraille réalisé par Jean Marais. C’est une très belle œuvre qui me renvoie à la toile de Magritte sur laquelle une locomotive fumante sort de la cheminée d’un appartement bourgeois. Virginie me montre la vigne qui a été récoltée le week-end dernier. Place du Tertre, les peintres et les caricaturistes s’installent. On n’est pas très loin du bateau-lavoir et les ombres de Van Dongen, Juan Gris, Brancusi, Modigliani, Max Jacob et Picasso planent sur Montmartre. Je repense à la remarquable série « les aventuriers de l’art moderne » diffusée sur Arte et adaptée du roman de Dan Franck. Tous ces artistes furent attirés par ce bout de campagne dans Paris où l’air était léger et les loyers très bas. Comme ils aimaient les monts, ils quittèrent Montmartre pour Montparnasse.
Après un café au soleil près de la place des Abbesses, nous nous séparons au métro Le Peletier. Il fait un temps magnifique. Je rejoins une de mes amies boulevard des Italiens. Mon amie est anglo-libanaise. Nous nous sommes rencontrés au printemps 2001 sur les bords du lac Titicaca et nous avons coulé des jours très heureux dans la ville péruvienne d’Arequipa. Nous laissons le temps suspendre son vol pour nous retrouver vraiment, avec la même complicité, la même tendresse, comme hier, comme demain. Natalie a vécu de longues années en Asie, à Singapour, et le retour à Paris, avec ses deux fils, dans une ville où elle n’a pas de soutien familial et un poste très exigent, n’est pas facile. Elle est fatiguée, très fatiguée. Ma sœur et les siens l’étaient tout autant. Nos vies ne sont pas simples au quotidien et pourtant, comme le dira Nat, avec tant de justesse, on n’est pas à Alep…Nat sait de quoi elle parle. Dans quelques jours, elle rejoindra son père qui vit au Liban.
Le vent d’est ne faiblit pas. La maison gémit. Dans l’une de ses deux panières, Fantôme doit dormir. Vite, je déplisse le drap ladhaki. Une patiente va sonner et, dans ce cabinet, elle oubliera le temps qui passe et pourra plonger en elle-même emportée par la voix d’une sophrologue en sabots.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner