Comme cela m’arrive souvent, je m’offre un petit voyage dans la machine à remonter le temps. Je descends à la date du treize juin 2013. Comme les enfants ont grandi en six ans! A l’époque où j’ai écrit cette chronique, Céleste et Victoire étaient à l’école primaire et Louis serait en CP à la rentrée. Un des grands éléphants de la gauche venait de s’éteindre: Pierre Mauroy. Après des décennies de lutte, Nelson Mandela donnait des signes de faiblesse. La guerre, en Syrie, faisait rage. C’était le début de la crise migratoire. Des associations se portaient au secours des migrants. Des bateaux patrouillaient dans les eaux de la Méditerranée. En Italie, des maires allaient mener des combats exemplaires pour accueillir hommes, femmes et enfants et leur redonner une vie normale. On parlait déjà beaucoup du réchauffement climatique, de la fonte des glaces, de l’incapacité à faire face aux déchets en plastique.
Notre aînée ne montrait pas encore des signes de sa peur de grandir, de franchir les étapes menant à une vie d’adulte. Notre benjamin n’était pas sujet à ces crises de colère auxquelles, trop souvent, parce que ma résistance est largement entamée, je réponds par des cris. Notre cadette ne vivait pas retranchée dans sa chambre n’en sortant plus que pour les repas. Les téléphones portables et la PS4 n’étaient pas entrés dans leur vie. Je leur lisais des histoires tous les soirs. Louis ne piquait pas de véritables crises de nerf quand son père et moi lui retirons sa console de jeux car il n’est plus dans un état normal. Les enfants étaient friands de ce temps de lecture à la fois calme et tendre. Souvent, ensuite, je faisais le tour de leur corps avec un bâton tordu trouvé sur une plage en Corse ou alors je faisais la tarte aux pommes. Sur leur dos, je mimais la fabrication d’une pâte à tarte et, bien sûr, à la fin, quand elle était cuite, je la dévorais!
13 juin 2019: la gauche a presque complètement disparu. Le siège du PS de la rue Solférino a été vendu. Les bateaux ne peuvent plus assurer le sauvetage des migrants. Les bénévoles et maires qui les ont secourus sont poursuivis en justice. A la tribune de l’OIT, Emmanuel Macron a prononcé un discours qui fait frémir. Face à la montée croissante de la xénophobie, de la colère, devant le délitement de notre Europe politique née des cendres fumantes de la seconde guerre mondiale, notre Président redoute la guerre. En six ans, l’état global de la planète s’est détérioré et, au Brésil, l’actuel président envisage de raser la forêt amazonienne pour cultiver du soja. On a découvert une île de déchets plastiques au large de la Corse. Comme me l’écrivait un de mes amis, grand spécialiste du Moyen-Orient, dans quelques années, Bachar El Assad sera vu comme un despote éclairé!
La bâche verte tendue sur le bout de toit de mon cabinet occulte le velux. Quand le vent souffle sur le plateau, elle claque comme une grand voile. A mes patients qui ont le pied marin, je dis de s’imaginer sur un voilier naviguant au large des côtes bretonnes ou à quai d’un petit port à la façade de maisons colorées. Céleste dort encore. Le lycée est fini jusqu’au deux septembre. Ce matin, je n’ai pas descendu Céleste dans le coeur du village, en face de l’ancienne gare de voyageurs, où, à 6h50, Pauline, ma troisième filleule nous rejoignait avant que le car arrive. Victoire et Louis, eux, termineront les cours la veille du début des épreuves du brevet des collèges. Les enfants seront ensuite dans l’Ain, dans le Gard et, peut-être, aussi un peu, pour les filles et leur cousine, en Haute-Corse avec leur mamie. Que ferai-je alors de Louis? C’est la grande énigme que j’espère avoir résolue avant les vacances.
Ce matin, après avoir débriefé avec mon mari sur ce que notre aînée avait vécu la veille et sur les solutions à mettre en place, je suis partie avec Fantôme et mon vélo. Le chemin était moins humide qu’hier. Muguette avait consigné dans l’étable ses deux moutons, Kiki et Nénette. Demain, son fils Christophe vient les tondre. Muguette s’était fait livrer du bois. A la campagne, on prépare l’hiver en avance comme chez les grands couturiers! Muguette m’a offert une part de gâteau à la rhubarbe préparé par son second fils, Franck. Il était délicieux et avait cette étonnante couleur jaune paille que seules peuvent donner les oeufs des poules vivant heureuses en pleine nature.
Et, maintenant, la chronique du 13 juin 2013.
Comme au mois de décembre, en juin, les semaines filent aussi vite que les éclairs zébrant le ciel lors des gros orages du 15 août. On n’a pas le temps de souffler que l’année scolaire est terminée, que les listes des fournitures pour la rentrée sont affichées en bonne place sur le réfrigérateur, que les enfants ont récupéré, glissé dans des pochettes, toutes leurs œuvres réalisées à l’école et à la garderie, qu’il a déjà fallu procéder à la réinscription à la gym, au poney, au judo, à la chorale et au transport scolaire.
Les élèves de CE1 sont en pleine évaluation nationale. Les derniers conseils de classe ont eu lieu. Les collégiens de troisième passeront bientôt leur brevet. Les bacheliers commenceront à plancher sur les sujets de philosophie dés lundi prochain et les résultats seront connus à partir du 5 juillet. Tandis que, dans les jardins du nord de l’hexagone, les pivoines et les rhododendrons déploient largement leurs pétales, en Hongrie, le Danube est sorti de son lit, en Syrie, la guerre continue, en Turquie, la police a pénétré dans le parc Gezi occupé par les manifestants, en Afrique du Sud, la santé de Nelson Mandela est très préoccupante et, en France, un hommage national est rendu à Pierre Mauroy.
Les enfants de la maman ne savent pas encore qui sont Nelson Mandela et Pierre Mauroy. On leur a parlé de cette terrible guerre qui ravage la Syrie, fait tant de morts. On leur a dit leur chance de vivre dans un pays en paix, de pouvoir aller à l’école pour s’y instruire et y jouer. Ils demandent si, un jour, ils connaîtront eux aussi la guerre. La maman ne peut que leur répondre qu’elle espère que cela ne sera jamais le cas. Elle se rappelle alors les propos d’un grand-père, lequel parce qu’il était excédé devant l’insatisfaction chronique des Français, disait, tout en mâchouillant une feuille pour ne pas fumer, « il nous faudrait une bonne guerre ! ». Si elle arrivait à comprendre ce qu’il voulait exprimer, elle ne pouvait pas le suivre sur cette voie. A dix-sept ans, il était entré dans la Résistance comme on entre dans un grand jeu scout. Il était porté par l’insouciance de sa jeunesse. Il était trop vert alors pour mesurer les dangers, la valeur d’une vie. La Résistance avait besoin de ces jeunes hommes qui donnaient tout car ils ne se posaient pas la question de ce qu’ils avaient à perdre. Elle pensait à son grand-père, au père de sa mère, qui, lui, n’était jamais revenu, était mort à l’âge de trente-trois ans et qui, s’il était rentré, aurait pu voir grandir sa fille. On peut se désoler devant l’incapacité des gens à se réjouir de ce qu’ils ont. On ne peut pas, pour autant, souhaiter la guerre pour les guérir de leurs caprices et leur redonner le goût des bonheurs simples.
Tout à l’heure, si le soleil réussit à percer, les enfants, en rentrant de la garderie, voudront enfiler leur maillot de bain et aller barboter dans les quinze premiers centimètres d’eau au fond de la piscine nettoyée de ses alluvions rouges la semaine dernière. Ils s’amuseront à tenir en équilibre sur le matelas gonflable. Le benjamin ne pensera plus, depuis longtemps, à ses deux agrafes qui brillent au milieu de ses cheveux et que lui a values une chute depuis le trampoline resté ouvert. Ils riront, parleront fort, trop fort, comme tous les enfants dans les piscines même s’il n’y a que quelques centimètres d’eau. Ensuite, ils se sécheront et disputeront des parties de badminton. Parfois, le volant restera accroché dans les hautes branches du prunus. Les filles le secoueront pour libérer le volant prisonnier. La partie repartira de plus belle. La maman jouera avec ses enfants à tour de rôle et, il faudra compter les échanges pour garantir la plus parfaite égalité de temps de jeu !
Tout à l’heure, le petit garçon voudra regarder le film de son séjour de la classe de mer monté par la maman de son meilleur ami à partir de ce que la maîtresse et sa fidèle assistante ont tourné aux Sables d’Olonne. Toute la famille s’installera devant la télévision. Bien sûr, on n’aura pas pu faire autrement que de se battre pour l’attribution des places. Très vite, les filles auront décroché et auront été suivre une toute nouvelle émission de téléréalité mettant en scène le quotidien d’hommes chargés de veiller, sans leur compagne, sur leurs enfants et de garantir la bonne marche d’une maisonnée. Le petit garçon ne fera pas attention au départ de ses sœurs. Il sera assis sur les genoux paternels. Il sera tout simplement heureux de revisiter avec ses deux parents un séjour datant de la mi mars. Le film s’ouvrira sur la capture, à marée basse, entre les rochers, de petites bêtes replongées, ensuite, dans l’aquarium de la salle de classe. On continuera par la visite des ports de pêche et de plaisance, la découverte des fresques réalisées, depuis vingt ans, par une artiste locale sur les murs des maisons du quartier de l’île Penotte, les moments passés à observer la vie aquatique des trois cents espèces de l’aquarium « le septième continent », la course organisée sur la plage, la soirée pyjama et la dégustation de fruits de mer.
Les parents souriront devant les mines plus ou moins catastrophées des enfants découvrant des montagnes de crustacés, mollusques, arthropodes, gastéropodes marins et autres bivalves. Les plus courageux accepteront de goûter les huîtres, les moules, les bulots et les bigorneaux. Les moins téméraires dîneront de crevettes roses et de langoustines. Le film s’achèvera sur un diaporama de tous les enfants de la classe, accompagné en fond sonore par la voix douce d’un Laurent Vouzyl chantant « Le rêve du pêcheur » et « Derniers baisers ». Sans doute emportée par la nostalgie du chanteur aux dents du bonheur, la maman sera émue devant cette palette de sourires : les larges sourires dévoilant les espaces laissés par les dents de lait récemment tombées, les sourires timides, les sourires à trouver plus dans la lumière des prunelles qu’au niveau de la bouche, les sourires farceurs, les sourires tendres et les sourires manquant comme celui de leur fils, très dissipé pendant cette classe de mer et, manifestement, occupé ailleurs.
https://www.youtube.com/watch?v=JKzXsP3MoHE
Comme à chaque fois, quand elle observe des visages d’enfants, elle espérera de tout son cœur, que leur enfance ne leur soit pas volée, qu’ils sourient encore longtemps avec cette belle innocence et cette insouciance légère. Quand le film sera fini, le petit garçon se sera endormi dans les bras maternels venus se substituer aux genoux paternels. Doucement, elle lui retirera ses lunettes, l’emportera dans ses bras et ira le glisser dans son lit. C’est à peine s’il ouvrira les yeux. Elle l’imaginera reparti, là-bas, aux Sables d’Olonne, face à l’océan, les pieds nus dans le sable humide d’une grande plage. Elle pourra ranger le DVD de la classe de mer édition 2013, à côté de celui de leur aînée de 2008 et de leur cadette de 2010. Dans trois semaines, maintenant, avec la fin de la grande section de maternelle, leur fils quittera les années dédiées à la petite enfance et, pour eux, un grand chapitre de leur histoire familiale aura fini de s’écrire
« On ne guérit jamais de son enfance, soit parce qu’elle fut heureuse, soit parce qu’elle ne le fut pas ». Ces mots sont de Robert Mallet. La maman ne partage pas tout à fait cette approche. Après y avoir longuement réfléchi, elle pense qu’on ne guérit jamais d’une enfance volée et qu’on ne nourrit pas de nostalgie d’une enfance vraiment habitée. C’est la raison pour laquelle il revient aux parents, autant que faire se peut, de préserver leurs enfants, de ne pas leur parler comme à des adultes, de ne pas leur demander d’arbitrer leurs différends, de ne pas revivre ou essayer de vivre leur enfance à travers eux et de respecter le rythme auquel ils veulent devenir grands.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner
Nul ne guérit de son enfance (Jean Ferra)
N’en déplaise à Jean Ferrat, je ne vois pas l’enfance comme une maladie. En revanche, elle peut avoir été blessée, volée, abusée ou devenir un refuge nostalgique quand la vie adulte ne tient pas ses promesses.
L’enfance, l’adolescence, malgré des moments difficiles, voire très difficiles, on peut en sortir plus fort, plus grand, plus apaisé, je le sais, je l’ai vécu.
Certainement…mais cela n’est pas donné à tous les jeunes. Tu portais en toi une volonté hors du commun. J’imagine qu’il y a pu aussi y avoir de la colère et la colère peut s’avérer un moteur puissant pour se réaliser en grand.