Je connais une personne qui aurait été toute surprise si, quand elle avait vingt ans, une diseuse de bonne aventure avait vu se dessiner, dans les lignes de sa main, toutes les cartes et tous les chemins, tous les visages et toutes les péripéties d’un voyage autour du monde. Et pourtant, elle vouait aux gares et aux aéroports une tendresse toute particulière. Avec un de ses amis, il leur arrivait de quitter Paris, tard dans la nuit. Quatorze kilomètres plus loin, ils étaient arrivés à destination.
A Orly, ils déambulaient dans les halls immenses, les couloirs sans fin de l’aéroport. Après une course trépidante en chariot, ils s’installaient devant les grands tableaux d’affichage. Ils jouaient à choisir une destination.
Plus que tout, elle aimait le bruit des plaques tournoyant sur elles-mêmes, emportées dans une valse folle quand les informations sur les vols, au départ et à l’arrivée, se mettaient à jour. Au cœur de l’hiver, ils rêvaient à des destinations exotiques. Lui, s’imaginait, quelque part, au beau milieu de l’océan Indien, un cocktail à la main, barbotant dans des eaux chaudes et turquoises. Elle, s’imaginait, quelque part, dans le désert saharien, étendue sur une épaisse couverture, à côté d’un feu et plantant son regard dans l’immensité du ciel. Ses lectures adolescentes et son roman familial la prédestinaient aux couleurs du Maghreb, aux méandres du Mékong, aux sites archéologiques libyens et aux contours de la mer Rouge.
Elle aimait voir, assis, dans la même salle d’attente, un homme d’affaires, fatigué, dont l’avion pour Londres était cloué au sol, en raison des mauvaises conditions atmosphériques au-dessus de la Manche, un couple d’Algériens avec leurs trois enfants regagnant Alger la blanche, des retraités martiniquais pressés, après un grand bol d’air métropolitain, de retrouver leur île, et une trentenaire libanaise, soucieuse de la tenue de son mascara, malgré l’heure tardive. Les enfants s’étaient endormis sur les genoux ou contre l’épaule de leurs parents. La voyageuse libanaise jetait, parfois, des coups d’œil rapides en direction de l’homme d’affaires anglais mais ce dernier ne la voyait pas. Une fois encore, il était triste de ne pas arriver chez lui assez tôt pour embrasser ses enfants avant qu’ils ne basculent dans le sommeil. Cela faisait déjà longtemps que ce papa-là ne se risquait plus à faire des promesses. Les exigences liées à son métier l’avaient, trop souvent, contraint à ne pas les tenir.
Il espérait ne pas être obligé de passer une nuit dans un de ces hôtels au confort moderne, aux lumières froides, à l’ambiance aseptisée et au lit si démesurément large que le corps a du mal à y trouver sa place.
Les deux étudiants aimaient regarder les avions décoller, plus qu’atterrir. Ils les voyaient prendre de la vitesse, soulever le bout du nez puis, tout leurs grands corps, rentrer leurs roues et disparaître. A leur bord, elle imaginait des passagers cherchant à s’installer aussi confortablement que possible. Certains s’abstrayaient, s’enfermaient dans un monde intérieur et finissaient par s’endormir. D’autres branchaient leurs écouteurs pour regarder un film ou se détendre en musique. Des mamans espéraient que leurs enfants trouveraient le sommeil. Des nourrissons pleuraient. Ils avaient mal aux oreilles. Les hôtesses et les stewards allaient et venaient dans les allées pour veiller au bien-être des passagers.
Au bout d’un moment, la fatigue rattrapait nos étudiants. Le rêve d’un départ se diluait dans les arrivées tardives de passagers éprouvés par plusieurs heures de vol et pressés de heller le taxi qui les conduirait à leur hôtel. Alors, ils refaisaient les quatorze kilomètres en sens inverse. Chacun regagnait son chez lui. Le lendemain, ils se retrouveraient dans le hall, tout en noir et blanc, aussi grand et profond qu’un aérogare, de leur faculté de droit.
Quand elle cherchait l’inspiration, cette étudiante allait s’installer à la terrasse d’un café de la gare
de Lyon. Le plus souvent, elle s’y rendait à pied, un dimanche de printemps, un dimanche où elle cherchait une solitude habitée par la vie des étrangers. Dans la gare, il soufflait toujours un air léger. Elle commandait un jus de fruits ou un thé, sortait calepin et stylo et donnait libre cours à son imagination. Elle aimait entendre les chants des moineaux transformant l’intérieur de la gare en une sorte de volière ferroviaire. Ils n’étaient pas du tout farouches. Ils n’hésitaient pas à s’inviter aux tables des voyageurs pour y picorer, dans les assiettes, des miettes de croissant et de pain. Elle observait, sur les quais, les personnes guettant l’arrivée des trains. Quand le train s’était immobilisé, que les portes étaient ouvertes, elle voyait des couples se reformer, dans des gestes de tendresse plus ou moins démonstratifs.
Certains se mettaient à courir avant de se jeter au cou de l’être si chèrement attendu. D’autres ne pressaient pas le pas, entouraient sobrement un cou ou une taille et abandonnaient un baiser furtif. Des enfants se précipitaient dans des bras largement ouverts. Des grands-parents avaient bien du mal à ne pas laisser totalement submergé par la joie de retrouver leurs enfants et petits- enfants.
Au milieu de cette foule heureuse, émue, réunie, il se trouvait toujours quelques voyageurs que personne n’était venu attendre à l’arrivée. Sans trop y croire, ils cherchaient un visage connu et puis, finalement, ils baissaient la tête, accéléraient le pas, se dirigeaient vers les escalators et se laissaient glisser dans les entrailles du métro ou du RER. Il lui était arrivé de penser qu’elle aurait pu marcher à la rencontre de l’un ou l’autre de ces voyageurs solitaires. Elle aurait pu, ainsi, lui donner l’impression qu’il n’était pas seul, que lui aussi, on l’attendait. Elle avait joué avec cette idée sans jamais franchir le pas.
Pendant plus d’un an, son mari et elle étaient passés d’un continent à un autre, redécouvrant la durée dans le temps. Elle n’avait rien oublié de ce soleil rose se levant au-dessus des ailes de papillon géant de l’aéroport Saint Exupéry. Le 21 novembre 2000, le voyage commençait. Ils s’envolaient vers la Nouvelle-Zélande avec quelques affaires et leurs vélos. Elle avait été très émue en quittant sa mère. En se retournant, une fois encore, elle avait adressé un au revoir imaginaire à sa famille proche, à ses amis, à la tombe de son père, à ses étudiants, au fantôme de sa thèse. Dix ans plus loin, elle se rappelle le sentiment d’opulence et de propreté qu’elle avait éprouvé en foulant le sol de l’aéroport de Kuala Lumpur, le bonheur tranquille de voyager à bord des trains indiens et de partager le quotidien d’une classe moyenne composée, pour l’essentiel, d’ingénieurs. Elle avait aimé que les magasines achetés par les passagers, avant de monter dans les wagons, deviennent des biens publics. Ils se promenaient d’un bout à l’autre du compartiment, avant de retrouver leur propriétaire initial. Elle avait été très surprise de découvrir, dans l’aéroport d’Abu Dhabi, des voitures de sport.
En quittant l’aéroport de New Delhi, ils mettaient un point final à leur grande respiration. Ils ne pensaient pas devoir attendre cinq ans avant de renouer avec l’atmosphère cosmopolite de l’aéroport d’Orly et de remonter à bord d’un avion, à destination de Budapest. Elle avait fait seule, le voyage en sens inverse, son mari ayant, de son côté, pris un train pour rallier la ville roumaine de Cluj-Napoca. En arrivant à Orly, il était déjà tard. Il régnait une ambiance étonnante, celle des jours de fête. Des familles entières étaient venues accueillir le retour des leurs qui venaient d’accomplir le pèlerinage à la Mecque. Les tout-petits s’accrochaient aux robes de leurs mères, sans bien comprendre cette joie et son caravansérail de cris et de pleurs. Des femmes portaient, devant elles, de grands plateaux couverts de gâteaux. Les pèlerins étaient fêtés comme le Messie. Souvent âgés, on devinait à leurs traits tirés et à leur mine pâle, que gagner la Mecque avait été une véritable épreuve physique.
La tête pleine de leur séjour hongrois, elle avait attendu, sur un quai froid, l’arrivée silencieuse d’un Orly val.
Elle continue d’aimer toujours autant la gare de Lyon, pour elle, porte du Sud à Paris. Quand un avion passe dans le ciel, elle s’amuse à deviner sa destination et, parfois, si la routine du quotidien devient trop pesante, elle programme sa mémoire et se retrouve, en quelques secondes, à passer de hauts cols dans les montagnes ladakhis, nager avec des dauphins dans la mer d’Oman, pédaler le long de la côte ouest de la Nouvelle-Zélande, partager, en Bolivie, des moments exquis avec un couple de Canadiens, apprendre les vertus médicinales des plantes avec un guide de haute montagne péruvien, organiser des parties d’épervier avec des enfants, chercher les endroits qu’affectionnait Borges à Buenos Aires, contempler la lave en fusion dans le cratère d’un volcan chilien et fêter son anniversaire, dans un petit village népalais.
Elle sait que les voyages reviendront. Elle espère faire découvrir à leurs enfants certains des endroits que son mari et elle ont le plus aimés. L’aînée rêve Nouvelle-Zélande, la deuxième Népal ou Nord de l’Inde et le troisième, à deux ans, est encore trop jeune pour se prononcer ! Mais une chose est sûre: même s’ils n’ont pas vécu ce long voyage, son existence est inscrite dans leurs gènes.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner