Comme un après-midi de printemps à Paris

Mercredi 22 avril. Paris au printemps. 13 heures et des chants de rossignol. Avec Margot, nous sortons du métro Trocadéro. Des drapeaux rouges qui claquent au vent, des voix qui crient dans une langue qui nous est étrangère. La Tour Eiffel n’en a rien à faire. Elle garde la pose et s’abandonne entre les mains légères des peintres funambules qui grisent son corps d’acier. Margot se rapproche de moi. Sa main se ressert un peu plus sur la mienne. Les cris se font chant. Monte alors sur l’esplanade des droits de l’homme la complainte des tamouls. Ils en arrivent de partout : avenue du Président Wilson, avenue Kléber, rue Pierre premier de Serbie. Dans le golfe d’Aden, des migrants tombent à la mer. Au Pakistan, les talibans marchent sur Islamabad. Du côté de Calais, des yeux sombres scrutent la Manche et essaient, comme dans un rêve, de deviner les contours ascétiques de la perfide Albion. Les médias n’ont pas encore commencé à relayer le degré de propagation de la grippe porcine et les moyens mis en œuvre pour y faire face. Dans les Abruzzes, les corps des victimes fraîchement enterrés commencent lentement leur travail de désincarnation. On ne parle déjà plus de ce drame. Place à un autre ! Le lecteur se lasse vite. Le téléspectateur qui s’acquitte rarement de sa redevance annuelle, aussi. Consommation d’images, de mots, de yaourts, compotes et fromages élus « produits de l’année », de « nouvelle star ». Somation des cons à consommer !

Margot rejoint un atelier de couture au musée Galliera. L’animatrice, une jeune costumière de théâtre, est charmante. Dans le groupe d’enfants, une petite fille rousse. Je confie à ma nièce que c’était mon rêve : être rousse aux yeux verts avec des tâches de rousseur. Comme elle semble dubitative, je crois la convaincre en lui glissant que nombreux sont les enfants qui se voudraient autrement qu’ils le sont. Une seconde s’écoule et ma nièce de me répondre : « eh bien moi, non ! ». Tant mieux ! Je descends la rue Galliera. Je débouche sur l’avenue du Président Wilson. Je passe devant les hautes façades de l’OCDE. Ces grosses lettres capitales ont longtemps été une énigme pour moi. Une énigme dont le mystère a été levée sur les bancs de l’université de Paris 2, sans doute en cours de droit international public. Je revois encore parfaitement notre professeur, un homme sec et nerveux compensant sa petite taille par un humour aussi grinçant que celui d’un Jouvet qui dirait du Guitry. Il s’agitait comme un beau diable. Il ne s’asseyait jamais. Le pantalon de son complet était trop court. Il n’aimait pas les SDF. Il avait découpé sa matière en deux. Il y avait le DPI 1 et le DPI 2. Au 1, les instruments du droit international public et au 2, les conventions internationales les plus importantes. Dans la précipitation des passages des matières orales que nous n’arrivions jamais à réviser avant de savoir si nous étions admissibles ou pas, nous étions assez nombreux à faire l’impasse totale sur l’un ou l’autre des DPI.

Le long de l’avenue du Président Wilson, les maraîchers remballent. L’équipe municipale de nettoyage aura bientôt chassé jusqu’à la plus infime odeur de poisson dans l’air. Au musée d’art moderne, le grec Giorgio De Chirico me laisse de marbre. Sa peinture est trop métaphysique pour moi. Son œuvre est froide comme ses statues classiques qui errent dans des décors géométriques. De toute manière, le précurseur des surréalistes, l’ami de Cocteau est triste, triste comme un cocker privé de son os à moelle. Je traverse les salles au pas de charge. Dehors, le printemps n’a pas bougé. Les frondaisons des marronniers sont si belles qu’elles arrivent à faire oublier le caractère impersonnel et déshumanisé de ce bout de Paris. Il est encore bien trop tôt pour aller chercher ma nièce, apprentie styliste. Je me laisse glisser le long de la rue de Longchamp. Je re-découvre la placette de Mexico. Pas un café qui me donne envie de m’y installer. Aucune Frida, aucun Diego dans mon champ de vision. Je ne savais pas la rue de Longchamp aussi longue. Je commence à m’ennuyer ferme. Les marronniers et toutes les glycines du monde n’y pourront rien changer. Aujourd’hui, pourtant, j’étais d’humeur à me laisser séduire. C’est foutu. Ce seizième-là n’est décidément pas fait pour moi. Il ressemble trop à certains coins du huitième ou du septième. Je ne connais rien de plus désespérant que le triangle quai d’Orsay-tour Maubourg-avenue Bosquet. Quelle femme n’a-t-elle jamais senti son cœur accélérer au son de ses talons battant la mesure dans le silence de mort de ces grandes avenues trop bourgeoises pour être honnêtes ?

Encore une demi heure avant de pouvoir aller chercher Margot. Dieu que le temps paraît long ici ! De guerre lasse, je m’installe à la terrasse sans charme d’un troquet situé à l’angle de la rue Pierre premier de Serbie et de la rue Galliera. Le garçon est charmant. D’ailleurs, j’ai même le droit de m’installer à une table de quatre. C’est dire ! Je commande un café double. Tandis que je le bois, ma mémoire se rappelle à moi et m’entraîne quelque part du côté de mes 20 ans et de mon premier gros chagrin d’amour adulte. A cette époque, je suis plongée dans les textes de Aragon, Cocteau et Prévert. Il a les yeux d’un bleu azur qui contrastent avec ses cheveux noirs. De sa mère d’origine irlandaise, il a hérité des tâches de rousseur. Il porte le prénom d’un grand poète latin. Le printemps nous unit. Les examens nous séparent. Il les réussit. Je suis bonne pour septembre. Un été raté, des parents furieux et la première vraie envie de mourir.

Margot aura achevé sa jolie robe dans deux jours. Sur l’esplanade des droits de l’homme, les voix des tamouls se sont tues. Dans le golfe d’Aden, les clandestins tombés à la mer se sont noyés. La mer recrachera peut-être leurs corps sur le rivage. Une maman somalienne n’aura pas eu le temps de donner la vie à son enfant. Dans le RER, un couple de Roms nous embarque dans son univers. L’homme joue de l’accordéon et la femme du tambourin. Margot leur donne son sourire et une pièce. Ma main passe sur les cheveux de ma nièce et je fais une prière pour que la vie tienne toutes ses promesses et soit belle comme un après-midi de printemps à Paris.

Anne-Lorraine Guillou-Brunner


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