C’est l’histoire de deux poissons rouges. Ils avaient été offerts à un papy par une amie et sa fille. Elles étaient venues lui rendre visite à l’hôpital où les médecins avaient diagnostiqué un diabète assez important. Taux de glycémie oblige, elles n’avaient pas pu lui apporter une boite de chocolats, alors elles étaient entrées dans sa chambre avec deux poissons dans un bocal. Comme dans toutes les circonstances de la vie, il convient de ne jamais se départir de son humour, les poissons avaient été baptisés Sucrette et Insuline. L’un des deux était mort à l’hôpital. Puisqu’on n’avait jamais réussi à distinguer Sucrette et Insuline et que, par ailleurs, on ne savait pas davantage s’ils étaient des filles ou des garçons, arbitrairement, il avait été décidé que c’était Sucrette qui avait survécu. A son retour chez lui, le papy n’avait pas eu envie de veiller sur le poisson. Celui-ci avait alors été recueilli par une grand-mamie. Puis, lors d’un passage dans l’Ain, l’aînée du trio avait demandé si on pourrait adopter Sucrette. L’affaire avait été vite conclue et, de retour chez eux, le bocal avait trouvé sa place dans la cuisine, sur le dessus d’un meuble, à côté d’une lampe.
Les petites filles aimaient beaucoup, une fois par semaine, nettoyer le bocal, en général, le samedi ou le dimanche. Un oncle très au fait de la vie des poissons leur avait expliqué qu’il convenait de conserver une partie de l’eau du bocal et que celle-ci devait être à température ambiante. Le temps du changement d’eau, on attrapait Sucrette avec une petite épuisette et on la plongeait le plus vite possible dans un bocal en verre ayant contenu de la compote ou de la confiture. Avant de la remettre dans sa maison de verre, on faisait tomber dans l’eau quelques gouttes d’un liquide bleu roi dont la couleur se dissipait tandis que toutes les substances impropres à l’équilibre des poissons disparaissaient. Au fil des mois, des coquillages exotiques et un morceau de corail rouge étaient venus s’ajouter au lit de petits graviers colorés achetés par une grand-mère. Entre Noël et l’Epiphanie, il n’était pas rare que numéro trois y glisse un santon ou une fève !
Quand elle ne faisait pas le tour de son bocal, ne s’aventurait pas à la surface de l’eau, ne fourrageait pas dans les graviers, Sucrette aimait se dissimuler dans un gros coquillage rapporté par un papa des Antilles. A tour de rôle, les enfants la nourrissaient : quelques paillettes déshydratées une fois par jour. Le matin, quand on avait oublié de lui donner sa ration calorique quotidienne, et que toute la famille prenait son petit-déjeuner, elle réussissait parfaitement bien à attirer l’attention sur elle en nageant de façon frénétique. Une fois, l’aînée du trio avait fait un vol plané dans le couloir desservant les chambres. Elle s’était étalée de tout son long sur le tapis à motifs géométriques et avait lâché la boite de nourriture de Sucrette. Toutes les paillettes s’en étaient échappées dans un feu d’artifice de jaune, de rouge et de vert.
Sucrette avait voyagé. Au moment des transhumances estivales, la maman l’avait conduite dans l’Ain. Elle avait vidé les coquillages du bocal pour éviter qu’ils ne viennent se heurter contre la paroi de verre et le bocal avait été calé dans une bassine. Durant tout le voyage, Sucrette avait été balancée au gré des oscillations de la voiture. De l’Ain, elle avait ensuite gagné le Gard. Elle était alors passée du meuble de mercier de la cuisine à la table du petit-salon.
Les étés suivants, elle fut gentiment accueilli par des amis dont les enfants se réjouissaient de veiller sur elle. Quand le chat des cousins s’invitait chez eux, on installait momentanément Sucrette dans la salle de bains du bas. Le chat était très attiré par le poisson et il aurait été ravi de plonger ses griffes dans le bocal.
Avant les vacances, la maman d’une petite amie de numéro un lui a offert un élément décoratif pour le bocal : un panneau indicateur blanc entouré de plantes en plastique portant l’inscription « little garden ».
Hier, quand la maman a lavé le bocal, elle a été étonnée par l’attitude de Sucrette. Le petit poisson n’a pas cherché à échapper au filet de l’épuisette. Elle bougeait peu. La maman a pensé que quelque chose ne tournait pas rond mais elle était tout à fait incapable de savoir de quoi il s’agissait.
Ce matin, les parents sont réveillés par numéro deux à six heures. Elle a mal au ventre. Elle est encore sous le coup d’un gros coup de chaleur avec début de déshydratation. Elle a de la fièvre. Elle n’est pas en état d’aller au centre aéré. Elle restera à la maison. Alors que numéro un et numéro trois sont en passe de partir, accompagnés ce matin par leur papa, numéro un qui fait toujours un petit coucou à Sucrette, s’alarme de ne pas la voir bouger, puis fond en larmes quand elle comprend que le petit poisson est mort. Il est étendu au fond du bocal sur son lit de gravillons colorés. Elle se blottit dans les bras de sa maman qui tente de la consoler en lui disant que Sucrette a vécu plus de quatre ans, que c’est déjà très long pour un poisson rouge vivant dans un bocal et qu’elle a été très heureuse avec eux.
Si la mort de Sucrette était intervenue quand les enfants étaient au centre, elle aurait sans doute fait ce que font presque tous les parents confrontés à la disparition d’un poisson rouge : elle aurait été en acheter un autre et, certainement, les enfants n’auraient pas vu la différence. Aujourd’hui, le magasin est fermé. Demain, après la journée au centre aéré, ils iront choisir un autre poisson rouge, une comète. Le bocal et son « little garden » retrouveront un petit pensionnaire et la vie reprendra ses droits sur le meuble de la cuisine.
Anne-Lorraine Guillou-Brunner