Chronique entre Géode et second tour des élections

 

masques.jpgLes résultats du second tour des élections municipales tombent. D’habitude, un soir de scrutin, elle est devant son poste avec son mari, et ils écoutent les journalistes égrener le long chapelet des résultats, ville par ville, région par région. Les rédactions commencent par les grandes figures des grandes villes de France métropolitaine. Viennent ensuite les villes de moyenne importance, puis les plus petites maries si elles ont été le théâtre de triangulaires sanglantes, enfin, décalage horaire oblige, les communes d’Outre-Mer. Sur les plateaux, les invités ne cherchent même plus à s’adresser des sourires de circonstance. On en a fini avec les petits jeux de l’entre deux tours, les tentatives d’alliance entre frères ennemis, les tractations obscures. Les masques tombent en même temps que la fatigue et la tension. La maman de trois s’intéresse à ce qui s’est passé dans toutes les villes où ils ont vécu, où son père a représenté le gouvernement du moment : Metz, Fort-de-France, Le Mans, Rochefort-sur-Mer, Castres et, bien évidemment, Paris où il a travaillé de longues années. Elle n’oublie pas des villes chères à son cœur : Pont-Saint-Esprit, Quimper et Cannes. Les week-ends d’élections électorales, quand elles vivaient encore à la maison, sa sœur et elle ne voyaient pas leur père. Il adorait ces grandes messes, analyser les résultats, les anticiper, encore plus !

 

 

 

degas112.jpgElle n’oubliera jamais cet appel laconique de leur père reçu un fameux dimanche 10 mai 1981. Il téléphone de Matignon. Il est 15 heures. Sa mère est partie se promener avec des amis. Il fait un temps magnifique. Elle aura bientôt fini sa sixième dans un collège du Mans. Elle porte un tutu long et des chaussons à pointe que sa grand-mère lui a offerts. Elle danse quand le téléphone retentit. Elle décroche. Son père lui dit : « tu diras à maman que c’est foutu » et il raccroche. Elle retourne à ses pas de danse portée par l’insouciance d’une enfance qui va définitivement s’achever. C’est foutu, vraiment. Après, plus rien ne sera jamais comme avant dans cette famille. Un ressort se casse ce jour-là. Quelques années plus loin, elle est en seconde. La salle de balle de la sous-préfecture est bondée. Tous les maires de l’arrondissement de Castres sont réunis. Elle a été appelée en renfort et elle se fraie difficilement un chemin dans la foule dense avec un plateau couvert de canapés ou de petits fours. Elle observe la diversité de ces maires qui éclaire la richesse d’une partie du département. Une grande majorité d’entre eux appartient au monde rural, à cette France qui vit au rythme de la course du soleil, des pleines lunes, des agnelages dans la Montagne Noire et des almanachs.

 

 

 

exposition-22peaux-de-bateaux22-de-daniel-le-saux.jpgCe soir, son mari et elle ne sont pas devant leur poste. Les enfants prennent un bain avant de repartir. Son mari sirote un ti’punch avec un ami photographe et galeriste, un navigateur, un habitué de la vie sur Tara, le bateau des longues expéditions scientifiques, l’ancien navire de Jean-Louis Etienne. Elle, elle prépare le dîner. Les enfants chipent des saucisses roulées dans de la pâte feuilletée. Numéro trois les déshabille savamment. Les bouts de pâte trouvent des amateurs autour de la table. Elle attend qu’une lumière rouge clignote sur l’écran noir de son portable, que soient annoncé les noms de ceux qui administreront leur petite commune. Les saucisses ont laissé une emprunte grasse dans le fond du moule à tarte. Une grande fille arrive dans la cuisine enveloppée dans le peignoir de bain maternel (La maman sait que ce besoin de s’approprier ses affaires signe l’entrée dans l’adolescence). Ses cheveux qu’elle vient de laver sont enrubannés dans une serviette. On dirait qu’elle sort d’un soin en thalassothérapie.

 

 

 

loto_03.jpgLa lumière rouge clignote. Leurs voisins sont élus. Elle est heureuse, vraiment heureuse pour eux. Elle a suivi de près leur travail depuis qu’ils ont envisagé de se présenter. Elle sait l’état d’esprit dans lequel ils ont œuvré et leur attachement sincère et profond à leur petit village. Sur les trois listes, elle a des amis, des personnes qu’elle connaît depuis longtemps. Tout à l’heure, d’ailleurs, pour le dernier loto de l’année organisé par les membres de l’APE, plusieurs belles personnes très investies dans la vie associative et figurant sur des listes différentes s’amusaient ensemble de voir certains participants assis au coude à coude dans la grande salle des fêtes mettre autant de tension et, parfois même, d’agressivité dans un jeu !

 

 

 

knock.jpgOn part à pied chez une amie de la liste, une nouvelle élue, qui siègera au futur Conseil. Elle a pour mission principale de retrouver un médecin pour la commune. La tache n’est pas facile. Les dernières tentatives n’ont pas pu aboutir. Le dernier médecin en date était une quinquagénaire roumaine qui répondait au doux prénom de Gabriella. La maman de trois avait demandé à son mari qui a vécu de longs mois dans les Carpates d’aider leur nouveau médecin dans la mise en place de son installation informatique. Les enfants aimaient bien Gabriella même si, avec elle, les visites avaient un je ne sais quoi de très académique et de légèrement désuet. Elle se sentait seule. On l’avait invitée au baptême du petit dernier. Elle portait un tailleur rose. Et puis, six mois après, elle était partie. Elle n’avait pas assez de patient. Au début, sa méconnaissance des médicaments français et son besoin de mieux maîtriser notre langue l’avaient pénalisée. Elle aimait la ville et s’ennuyait dans notre petit village loin de son mari, de ses fils et de tous leurs amis restés en Roumanie. Elle avait quitté le village pour Orléans et leur pharmacienne avait tiré définitivement le rideau de son officine.

 

 

 

le-chemin-de-l-esperance.jpegFantôme, le berger australien, reste avec Moustache, le chat. La grande pousse la trottinette. Le benjamin est assis à l’avant. Il éclaire la route avec sa frontale. La cadette tient la main de sa maman. Les deux hommes marchent en tête. Il fait doux. L’air sent le colza et l’herbe humide. Chez l’amie qui les accueille si chaleureusement, l’ambiance est détendue. Les enfants retrouvent des amis. Le futur maire prend la parole. Il s’adresse à tous ses colistiers, à ceux qui ont cru en eux. C’est vendredi prochain, lors du Conseil municipal, qu’il prendra officiellement ses fonctions de maire et que ses colistiers s’installeront pour six ans dans leur mission de conseiller. Au Conseil, siègeront aussi trois représentants de la liste arrivée en deuxième position et deux de celle qui était troisième. Leurs amis ont la victoire modeste. Ils n’ont pas remporté cette élection  pour eux. Ils mesurent la somme de travail à venir. Ils savent bien que, partout, à tous les niveaux, les budgets manquent, mais l’envie de rendre le quotidien des électeurs plus facile est là, forte. C’est vraiment une liste de femmes et d’hommes de bonne volonté qui vient d’être portée à la tête du village.

 

 

 

632X400exclu-legende-sarila.jpgOn serait volontiers restés davantage mais, demain, entre le changement d’heure de la nuit dernière et le coucher tardif de ce soir, les enfants auront beaucoup de mal à sortir de leur lit et la journée sera longue. Les filles et les deux hommes sont partis les premiers. Elle récupère la trottinette couchée dans un massif, y installe son fils et le pousse sur la route. Toujours la même odeur de colza et d’herbe humide. Le ciel est voilé. On ne discerne que très vaguement les étoiles. Elle dit à son fils qu’elle aime marcher la nuit. Le petit garçon qui ne semble pas fatigué lui demande pourquoi. Elle évoque le calme, la sérénité, le fait de ne pas savoir exactement où on met les pieds et de trouver cela rassurant. Elle repense au très beau film « Scandinavie, porte du grand Nord » qui montre le travail réalisé par Vincent Munier, photographe vosgien spécialisé dans la prise de vue d’animaux en conditions hivernales. Ils l’ont vu, hier, à la Géode, à l’occasion du deuxième colloque dédié à l’ours polaire et l’environnement Arctique. Avant, ils avaient assisté à la projection du dessin animé « la légende de Sarila » qui se passe chez les Inuits. Les enfants avaient pu se familiariser avec le chamanisme et comprendre que l’écologie a toujours existé de façon instinctive chez les premiers peules, ceux qui vivaient en prise directe avec leur environnement.  Elle pense, aussi, à cette nuit inoubliable passée dans un parc naturel du Chili au plus près de la nature. Son mari et elle avaient rencontré une jeune Australienne, Amy, tout a fait perdue. Ils lui avaient offert de marcher ensemble. Ils avaient monté les tentes au milieu d’une forêt de fougères arborescentes. Les étincelles du feu de camp montaient en direction d’un ciel si claire que les étoiles semblaient à portée de main.

 

 

 

rimbaud.jpgElle aurait aimé dire à son fils que si elle aime marcher la nuit, c’est parce qu’elle a été touchée, à l’âge de 15 ans, par les mots d’un poète malheureux. Elle aurait aimé lui glisser à l’oreille : « Mon auberge était à la Grande-Ourse. Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou. Et je les écoutais, assis au bord des routes, ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes de rosée à mon front, comme un vin de vigueur ; où rimant au milieu des ombres fantastiques, comme des lyres, je tirais les élastiques de mes souliers blessés, un pied près de mon cœur. »

 

 

 

Elle n’avait plus rien dit. Ils avaient continué d’avancer dans l’obscurité que la lumière fatiguée de la frontale éclairait à peine. A leur approche, Khali, la pouliche, avait appelé doucement. Avant de s’endormir, un papa avait laissé rentrer dans la chambre la fraîcheur de la nuit. Avec elle, l’odeur du colza et de l’herbe humide. L’homme aux semelles de vent, sur le chemin, continuait sa route.

 

 

 

Lupins.jpgAnne-Lorraine Guillou-Brunner