Chronique en forme de jeu de piste

 

Saint Pavace.JPGFin octobre 1981, une propriété dans un petit village de la Sarthe. Elle vient d’avoir douze ans. Elle en est déjà à son quatrième déménagement. L’automne s’installe doucement dans les feuilles des arbres de la forêt. La chasse a commencé. Son père est triste. Il n’a plus de poste depuis le mois de mai. Il s’ennuie et ses recherches généalogiques, ses lectures historiques, ses romans policiers, ses revues politiques, ses fiches de cuisine ne suffisent pas à combler ses journées. Elle n’est pas une très bonne élève. Ce début de cinquième, dans un collège du Mans, est chaotique. Elle accumule les zéros en dictée, les zéros en maths. Les déclinaisons en Allemand lui font, par avance, perdre le Latin qu’elle va commencer en seconde en tant que « grand débutant ». Son père essaie de l’aider, mais c’est pire encore car il n’a aucune patience, ne comprend pas qu’elle ne comprenne pas. Plus il s’impatiente et moins elle y arrive. Alors son esprit s’envole, quitte le salon dans lequel son père et elle sont installés. Elle n’entend plus rien. Tout glisse comme, bientôt, glisseront sur elle les explications de ces malheureux étudiants qui s’efforceront de capter son attention lors de cours particuliers de maths …

 

 

 

feuilles mortes.jpgElle vient d’avoir douze ans. Elle a invité des petites camarades à venir jouer. Son père a réalisé une tarte au chocolat dont il emportera le secret dans ses urnes funéraires. Pas de tombe, on est obligé d’accommoder l’expression consacrée ! Il a reproduit sur le dessus de la tarte des sous-bois en automne : champignons, feuilles mortes…se ramassent à la pelle, les souvenirs et les regrets aussi ! Il a, pour sa grande fille, imaginé un jeu de piste. Une fois que tous les enfants sont réunis, une dizaine environ, il leur donne la première indication et les laisse partir seules en direction de la forêt. Il est certain de les voir revenir avant l’heure du goûter, avant que la nuit ne tombe. La petite fille de douze ans qui en a désormais quarante-quatre se rappelle bien les différentes enveloppes qui contenaient des feuilles de papier pliées en quatre. Elle les a conservées précieusement. Elles sont rangées dans le tiroir d’une table de chevet dans sa chambre de jeune fille dans la vieille et bonne maison du Gard, à Pont.

 

 

 

15324.comment-trouver-le-nord-sans-boussole.w_1280.h_720.m_zoom.c_middle.ts_1322707224..jpgElle se souvient que la première énigme était assez facile. Elle consistait à trouver la tombe d’un chien que ses maîtres, d’anciens propriétaires de la maison, aimaient tellement qu’ils l’avaient fait enterrer dans l’une des allées du parc. Sa tombe portait une épitaphe qu’elle a oubliée. Elle est sûre que sa mère se la rappelle. Ensuite, un peu plus loin, dans la forêt, il avait fallu trouver le Nord, à moins que ce ne soit le Sud et là, aucune des petites filles, dont pourtant certaines étaient de fidèles adeptes du scoutisme rodées aux courses d’orientation, n’avait été en mesure de se repérer. Personne n’avait de boussole et, à couvert des arbres, ce n’était pas si facile de suivre dans le ciel la course du soleil ! Les filles avaient commencé à se disputer. Le temps passait. Le père s’inquiétait alors il était parti à leur rencontre et avait vite trouvé le groupe dépité au pied d’un grand chêne. Il avait été troublé que les enfants ne sachent pas identifier les points cardinaux. Comme il était passablement misogyne, sa fille s’était dit qu’il avait dû penser que des garçons, eux, auraient su s’orienter ! Elle avait peut-être tort de prêter à son père une telle pensée mais elle l’avait eue et elle avait bien noté son agacement, exactement celui qu’il affichait quand elle revenait avec sa poésie pour la dixième fois et que pour la dixième fois elle calait sur le même mot, passait à côté de l’intonation juste !

 

 

 

lebanonflag.gifDans les autres énigmes, il était question, entre autre chose, de l’arbre emblème du Liban, d’une porte de la couleur de l’espérance et d’un prince du Danemark. Au bout de deux heures, les enfants avaient enfin pu s’installer autour de la table. La nuit et l’humidité d’une fin de mois d’octobre étaient tombées. Sur les photos, les enfants avaient les joues roses. La tarte et sa décoration avaient eu du succès. Elle ne saurait dire si elle avait réussi à souffler ses bougies en une seule fois.

 

 

 

les-demoiselles-de-rochefort1.jpgQuelques semaines après, la famille quittait la Sarthe pour la Charente-Maritime. La petite fille n’avait gardé aucune amie de ces années-là, sauf la fille aînée d’une amie proche de ses parents. Le garçon dont elle avait été si éprise du CM2 à leur départ l’avait tout à fait oubliée. Pas elle. Récemment, d’ailleurs, par la magie de Facebook, elle l’a retrouvé. Il habite toujours au Mans. Il est pharmacien. Il est marié et père de trois garçons. Elle n’a pas revu les photos de classe depuis très longtemps mais elle se rappelle parfaitement ses cheveux noirs, ses yeux noirs également, son teint mâte et ses talents de skieur. Quand leur classe était partie à la montagne, elle avait pu le voir évoluer sur les pistes enneigées d’un mois de janvier. Elle, après quatre ans aux Antilles, bien sûr, elle était nulle. Elle avait froid et peur dans les descentes et, un matin, dans le brouillard, elle avait chuté et s’était foulée le pouce. Le moniteur ne s’était même pas rendu compte qu’elle était tombée. Elle s’était relevée seule et avait réussi à récupérer ses skis et à les chausser pour repartir, ravalant ses larmes, des larmes de douleur, de colère et d’humiliation !

 

 

 

Dave.jpgC’est à ce premier amour qu’elle devait d’avoir avalé tout rond la fève de la galette des rois. Elle ne voulait pas le choisir car il ne l’aimait pas. Il était épris de Nathalie, une petite fille grande et fine, blonde aux yeux clairs, qui portait de grandes nattes. Elle était issue d’une fratrie comptant dix enfants! C’est curieux le fonctionnement de la mémoire : il ne l’a jamais considérée autrement que comme une amie chère à laquelle on confie ses secrets, son amour pour une autre et, pourtant, c’est à lui qu’elle pense à chaque fois que, sur les ondes, passe la chanson de Dave « du côté de chez Swann », comme c’est toujours au grand amour de ses 15 ans qu’elle songe avec certains morceaux de Matt Bianco ou de Sade. Les âmes nostalgiques ont des mémoires dont les rayonnages ressemblent à ceux des archives nationales !

 

 

 

immortelle.jpgSamedi 12 avril, un petit village dans le Loiret. Votre seconde fille aura neuf ans demain à 5h43. Comme tous les ans, à cette époque, la glycine et le lilas sont en pleine floraison. Votre mère a cueilli pour vous des branches de lilas. Vous les avez mises dans votre bureau pour que vos patients en profitent également. L’odeur du lilas l’emporte sur celle du bouquet d’immortelles rapportées de Haute-Corse l’été dernier. Cette année, vous avez décidé de marcher sur les traces de votre père et vous avec conçu un jeu de piste pour votre seconde fille qui fête son anniversaire avec une de ses meilleures amies née le même jour qu’elle. Les enfants sont dix-huit à avoir répondu présent à l’invitation des deux filles. Vous avez repéré l’avant veille les différentes étapes du jeu de piste et, le vendredi soir, à 23 heures, vous finissez d’écrire les énigmes et de les glisser dans des enveloppes. Sur chaque enveloppe est inscrite une lettre et toutes les lettres réunies permettront aux enfants de composer une phrase de quatre mots.

 

 

 

sel de la terre.jpgLe samedi, il est presque 13 heures quand vous rentrez enfin chez vous avec votre fils. Vous avez co-animé l’éveil à la foi avec une maman amie qui fait cela depuis plusieurs années. Votre voiture est, à elle seule, un inventaire à la Prévert : grands coussins pour asseoir les enfants, vase pour les fleurs, planche à découper, nappe, sets, couverts, bougeoir, livres et rameaux non bénis. Les enfants étaient ravis de miner, avec des rameaux de buis l’arrivée de Jésus à Jérusalem et, avant, de composer une magnifique salade de fruits après avoir fait un jeu de reconnaissance des saveurs avec du chocolat noir, des cornichons, des chips et des bonbons. En partant du pain dans lequel notre boulanger, certainement très fatigué, avait oublié d’incorporer du sel, les enfants ont réfléchi à un morceau d’un verset de Saint Matthieu : « vous êtes le sel de la terre. »

 

 

 

lilas al.jpgVotre mari a préparé le déjeuner avec votre cadette. Des acras appétissants, une magnifique paëlla, de et de belles fraises sont posés sur la table. Un lilas a fait son apparition sur la terrasse. Mais, vous n’avez le temps ni d’admirer le lilas  ni de déjeuner. Vous enfourchez votre vélo, prenez des punaises et de la pâte à fixe et partez dissimuler les enveloppes du jeu de piste à travers champs de colza, prés et forêt. Vous marquez une halte derrière le panneau « voie sans issue », un poteau électrique, une saignée dans la forêt, un vieux pommier, un panneau indiquant le nom d’une route, une barrière en fer, une clairière, un outil agraire, la haie délimitant un pré, un cerisier, un abribus, une croix, l’entrée d’un gîte, une mare, un pied de lilas et un noyer. Le coffre est dissimulé dans le jardin pour pouvoir expliquer que les trésors sont en nous, qu’il n’est pas nécessaire d’aller chercher loin le bonheur. Ce sera la minute philosophique. C’est une vieille boîte de gâteaux rapportée d’un séjour en Bretagne dans laquelle vous avez mis des bonbons, des lapins et des pièces en chocolat.

 

 

 

ceriser.jpgVous revenez rouge, essoufflée. Vous avez pédalé si fort que votre chaîne a déraillé. Pas le temps de vous changer, déjà, les parents de la « jumelle » de votre fille sont arrivés avec force jus de fruits, gâteaux maison, paquets de bonbons et, pour l’apéritif bien mérité des « grands » tout à l’heure, un cake salé et trois bouteilles d’un petit vin blanc sucré qui sera parfait ! A quinze heures, tous les enfants sont parés ! On explique les règles : les enveloppes sont à trouver souvent dans l’herbe ou en hauteur. On ne les arrache pas car une lettre est inscrite au dos. On fait attention aux orties. On écoute avant de partir tête baissée sans savoir dans quelle direction il convient d’aller ! La maman glisse dans son sac à dos deux bouteilles d’eau et des verres.

 

 

 

céréales.jpgTrès vite, les enfants ont trouvé la première enveloppe cachée derrière le panneau de voie sans issue. Il leur est demandé d’imiter un métier ou un sport. Certains s’exécutent tandis que les autres devinent. Ensuite, on repart en direction du poteau électrique. Un enfant se pique avec des orties…Presque tous les garçons en feront autant ! La plupart dévale tout droit sans savoir où trouver la prochaine enveloppe. Avec leurs petites ballerines à semelles fines, trois petites filles ont du mal à marcher sur le chemin caillouteux. Plus tard, la maman de trois les invitera à marcher nus pieds dans l’herbe. Au niveau de la saignée dans la forêt, les enfants de la campagne doivent citer six noms de céréales. Les réponses fusent : « chocapic », « mielpops », « chocopops ». Les parents qui encadrent le jeu éclatent de rire… Seule, une petite fille dont le papa est agriculteur risque un « orge » !

 

 

 

tronc creux.jpgIl fait un temps magnifique. Votre mari a pris les choses en main. Si vous savez organiser des jeux, faire rire les enfants, vous n’avez pas assez d’autorité pour en canaliser dix-huit ! Fantôme, le berger australien, ne perd pas de vue toutes ses brebis. Il est aux anges : on lui a enfin donné un troupeau à sa mesure ! Les enfants courent jusqu’au vieux pommier. Ils ont vu l’enveloppe mais ils sont si impatients qu’ils la font glisser dans le tronc creux. Alors, on en voit deux qui se mettent à grimper au risque de tomber. D’autres se sont, à nouveau, piqués les pieds dans les orties. La maman se rappelle la suite du jeu. L’enveloppe se décomposera seule dans le tronc de l’arbre. A l’énigme cinq, les enfants repèrent un chevreuil dont les braconniers n’ont laissé que la tête et la peau. Cette découverte macabre n’était pas au programme. N’empêche, les enfants ont envie de se confronter à cette vision d’un animal en décomposition. On presse le pas. Ils ont repéré le nouveau point à atteindre, un rouleau tout rouillé qui servait à tasser les semis dans le sol. Les plus courageux piquent un sprint entre lisière de forêt et champ de maïs. L’enveloppe trouvée, les voilà qui font une série de vingt abdominaux et quinze pompes. Pas de baisse d’énergie ! On s’arrête pour se désaltérer. Au bout de deux heures, le jeu de piste n’est pas fini. Il reste encore quatre énigmes à trouver mais certains enfants sont fatigués et l’heure du goûter a sonné. Deux papas sont allés chercher la voiture. Dans le grand coffre, on fait monter presque tous les enfants. Le papa met la musique à fond. Il les ballotte dans les virages. Ils rient à gorge déployée. Tandis que le papa repart chercher les parents et les enfants qui sont restés au bord de la route, la maman met en place le goûter sur la terrasse. On pensait les enfants fatigués… Pas du tout, les voici qui se mettent à sauter dans le trampoline.

 

 

 

vic boude.jpgA 17heures trente, les deux reines de la journée, les deux petits béliers, ont enfin soufflé leurs bougies sous une ola improvisée par des garçons fous de foot ! Le coffre est encore caché dans le jardin. Les enfants se mettent en quête. La maman l’a vraiment bien caché. Elle les aide par des indices : « au fond du jardin » « quelque chose de vert » « du compost »… « Beurk, maman, tu as caché le coffre dans le compost ? » interroge numéro deux. « Oui ! ». Alors, n’écoutant que son courage, une petite fille plonge ses mains dans de l’herbe en début de décomposition et en sort le coffre. Il est déposé tel un trophée sur la table en bois. On l’ouvre et les enfants se partagent le butin. Un parchemin est encore dissimulé dans le jardin. Un petit garçon, très fort en géographie, le trouve. Il faut faire apparaître une phrase écrite avec une encre magique. On allume une bougie et devant les parents réunis, les enfants voient se dessiner la phrase suivante : « les trésors sont en nous ». Les lettres inscrites sur les enveloppes permettent de composer la phrase suivante : « l’amitié est un trésor. »

 

 

 

espoir.jpgLe soir venu, les enfants se couchent. Le petit garçon pense à cette première compétition de judo qu’il va disputer demain. Il est bien décidé à rapporter une médaille ! La grande, elle, fait défiler devant ses yeux des images de son papi auquel elle pense beaucoup. La seconde, la petite fille, qui a fêté son anniversaire dit à sa maman : « c’est vrai que l’amitié c’est un trésor ». La maman sert son numéro deux dans ses bras. Elle ne dit rien mais, à cet instant, elle pense que c’est pour cela qu’elle est heureuse d’offrir à ses enfants ce que sa sœur et elle n’ont pas connu : un ancrage, des amitiés fortes, des racines solides.  

Dans l'eau.jpgAnne-Lorraine Guillou-Brunner

 

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